"Nous avons tout gardé !". Depuis 70 ans, plusieurs générations de techniciens audiovisuels de France 3 Alsace ont conservé en secret toute la mémoire de l’histoire de la télévision régionale dans les sous-sols de la Maison de la radio et de la télévision de Strasbourg. Un trésor incroyable, parfois récupéré dans les bennes à ordure, dont même les salariés de France Télévisions ne connaissent pas l’existence.
On peut s’y perdre. Les méandres des sous-sols de la Maison de la radio et de la télévision de la Place de Bordeaux à Strasbourg (Bas-Rhin), sont immenses. Rares sont les salariés qui y circulent, ils n'ont d'ailleurs rien à y faire. Il s'agit surtout de locaux techniques qui abritaient la monumentale chaudière qui alimentait l'auditorium. Le bâtiment de 12.000 m², construit entre 1956 à 1961 par les architectes Tournon, Devilliers, Verdier, est l'un des plus grands établissements de France accueillant une télévision régionale. Télé-Strasbourg, l'ancêtre de France 3 Grand Est, diffuse des émissions depuis le 15 octobre 1953.
Il faut passer plusieurs portes, badger plusieurs fois, tourner, monter, descendre, traverser une rampe en bois, pour arriver enfin dans l’ancien laboratoire photo où étaient développés les films qui servaient aux premiers reportages de la télévision régionale. C'est là, entre les vieux lavabos, les cuves de développement, et les cuvettes de tirages, qu'ont élu domicile, en cachette, depuis les années 70, des techniciens de France 3 Alsace. Ils ont récupéré la salle lorsque celle-ci fut abandonnée, la cassette remplaçant le film. Ils y ont installé une table et un canapé. C'est l'endroit où ils préparent leur matériel avant une mission et où ils se reposent lorsqu'ils l'ont finie.
Une salle de repos transformée en musée de l'audiovisuel public
La direction de l'époque considérant que l’initiative était finalement "plutôt sympathique pour la cohésion de groupe" a fermé les yeux, sans pour autant officialiser le lieu comme "salle de repos". Avec le temps et les années, la salle fut oubliée, y compris des personnels de France 3. Mais l'usage de son utilisation a perduré et le laboratoire ne fut plus fréquenté que par les techniciens de la filière production de la station qui s'y retrouvent encore aujourd'hui. Ce sont les personnels techniques qui sont chargés de la réalisation des fictions, des documentaires, des reportages en équipe légère ou de la retransmission de grands évènements.
Et que font des techniciens de l’audiovisuel lorsqu’ils parlent entre eux ? Ils parlent de leur métier et de leur matériel, c'est bien connu. Il faut bien s’imaginer que ces professionnels de la télévision vouent à leurs outils de travail un véritable culte. Ce sont des passionnés.
Des années 70 aux années 90, la question du traitement des déchets électroniques n’était absolument pas la même qu’aujourd’hui. Tout le matériel audiovisuel cassé ou inutile était irrémédiablement jeté aux ordures. Le recyclage ou la reprise de l’ancien matériel n'était pas une pratique courante.
Plus rarement, car la démarche nécessitait tout un tas de paperasserie administrative, le matériel obsolète était donné à des radios ou des télés associatives, des MJC, des ateliers audiovisuels dans les banlieues qui faisaient irruption à l’époque. Par exemple, la table de mixage de l’association Radio Judaïca, née en 1984, fut d’abord celle de Radio France Alsace. L’audiovisuel public aidait ainsi à sa manière les petites structures associatives naissantes.
Il n’empêche, les techniciens de FR3 n'en pouvaient plus de voir la majorité de ce matériel finir dans les bennes. Ils ont alors commencé à le récupérer et à le remettre en état pour l’entreposer dans leur fameuse "salle de repos". Une pratique qui était réprouvée dans ces années-là.
Une collection concernant l'histoire de la télévision régionale très impressionnante
Résultat : aujourd’hui, ils disposent de l’une des plus belles et des plus importantes collections de l’histoire de la télévision régionale. La série complète de toutes les caméras qui ont été utilisées depuis 1960, ainsi que l’ensemble des dispositifs lumières et sons. Le patrimoine accumulé ne s’arrête pas là : des photos inédites avec les premières stars de la télévision, des goodies, des pin's, des dédicaces, des objets publicitaires, toutes les différentes cassettes existantes, des moniteurs de toutes les marques, des modulateurs, téléphones de transmission, les différentes ampoules des plus grandes aux plus petites, des éléments de décors des plateaux… Les plus vieux objets récoltés ont plus de 70 ans.
"Tout fonctionne !", nous dit Jérôme Diem, opérateur lumière. Son père Gilbert Diem, ancien technicien de France 3 à la retraite, a énormément contribué, avant lui, à cette sauvegarde : "Si on nous demandait de filmer en mode années 80 ou 70, on pourrait le faire sans aucun problème", s'amuse-t-il. Il sort devant nous, avec des yeux d’enfant émerveillé, la première caméra utilisée par l'ORTF dans les années 60 : "elle est encore dans sa valise d’origine". Sur une étagère se trouve une collection de Nagra exceptionnelle. Tout en haut des armoires, exposés comme des trophées, un ensemble de gamelles et de projecteurs de toutes les formes. Ils éclairent les salles du sous-sol chaudement.
On veut juste que ce matériel ou ces objets qui ont fait partie de notre quotidien de travail restent à France 3, qu’il ne soit pas perdu ! Nous sommes une télévision de service public.
Jérôme DiemOpérateur de prise de son
La collection continue de s'enrichir. "Des animateurs ou des journalistes viennent nous apporter des souvenirs de leurs émissions" poursuit Jérôme.,"des enregistrements, des livres, des décors, des lettres de personnalités… Nous ne pouvons pas tout exposer, c'est impossible."
Quand on fait la remarque aux techniciens présents de la richesse de cette collection, ils répondent : "On n'a pas réfléchi et ceux qui étaient là avant nous non plus. On veut juste que ce matériel ou ces objets qui ont fait partie de notre quotidien de travail restent à France 3, qu’il ne soit pas perdu ! Nous sommes une télévision de service public. Ce patrimoine appartient d’abord à notre public". D'un commun accord, ils souhaitent tous que cette collection soit préservée le plus longtemps possible.
Finalement, ce musée de l'audiovisuel a surtout une vocation pédagogique : "Nous présentons cette collection aux jeunes techniciens embauchés à France Télévisions. Ils peuvent ainsi mesurer les évolutions technologiques et appréhender les potentielless marges de progrès qu'il reste à faire pour dompter l'image" explique Vincent, opérateur de prise de vue.
Pour des raisons de sécurité et parce que c'est d'abord un lieu de travail, le musée secret de l’audiovisuel public est totalement fermé au public, y compris pour les journées du patrimoine. Les seuls qui auront la chance de le voir — s’ils sont curieux — sont les salariés de France Télévisions. Ils sont, paraît-il, de plus en plus nombreux à vouloir découvrir ce trésor caché depuis la diffusion du reportage…
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