Nasser Haidari a fui l'Afghanistan à l'âge de quatorze ans. Il en a aujourd'hui le double et vit à Strasbourg. Depuis quelques mois pourtant, la situation de son pays natal, l'offensive des talibans, l'y ramènent chaque jour. Non sans amertume. "L'Afghanistan n'est pas faite pour la démocratie."
Depuis trois mois, Nasser ne décolle plus les yeux de son smartphone. Et son esprit de l'Afghanistan. Chaque jour, les talibans regagnent du terrain. Chaque jour, sa famille, restée sur les contreforts de l'Hindou Kouch, là-bas dans le nord du pays, lui raconte. Nasser écoute, regarde. Il n'est plus que spectateur. Il y a quatorze ans, encore mineur, il a décidé de fuir ce si "beau pays" en guerre perpétuelle, de trouver "son propre chemin". Comme devront le trouver les réfugiés afghans arrivés en France la semaine dernière.
Enfance chaotique
Quand Nasser parle de son enfance, tout est confus. Il ne sait plus trop. Il s'embrouille. C'est si loin, si chaotique. Le "chemin" de Nasser a commencé très tôt. Il n'avait que quelques mois.
Ses parents, des Tadjiks, sont boulangers dans la région de Khinjan. En 1993, la guerre pénètre cette vallée reculée du nord de l'Afghanistan. Elle balaie les fourneaux, les foyers et les espoirs. Les Haidari fuient comme tant d'autres leur pays pour s'installer au Pakistan. Un exil qui durera dix ans.
Les premiers souvenirs de Nasser sont des images d'exode. "Là-bas, au Pakistan, la vie était dure. Mon père est parti travailler en Arabie Saoudite et nous envoyait de l'argent. Là-bas, ils étaient pro-talibans, on devait faire attention à tout. Je suis allé dans une école privée afghane, ça m'a permis d'apprendre ma culture, de renouer avec mes racines. Mes parents ont dû payer une école privée pour m'éviter la madrasa [école religieuse]. Beaucoup de copains à l'époque ont été embrigadés là-dedans tout simplement parce qu'ils n'avaient pas d'argent. On retournait parfois voir la famille à Khenjan, il fallait alors enlever la radio-cassette dans la voiture, c'est tout ce dont je me souviens."
En 2002, avec l'arrivée des troupes américaines en Afghanistan, les Haidari retrouvent l'espoir. Pas leur maison. "Je me souviens encore très bien, il n'y avait plus rien. Tout avait été détruit, il n'y avait plus de murs, plus de fenêtres, plus de portes. Les gens avaient pris ce qui restait encore debout. Nous sommes repartis de zéro. Pierre après pierre. Tout la famille s'y est mise pour retrouver un foyer, une vie normale."
Mes parents m'ont dit, Nasser, pars. Ici tu ne seras jamais heureux
Pour autant, la vie dans cette verte vallée n'est pas simple. Les guérillas anti-gouvernementales s'intensifient, le conflit s'enlise. Le Khinjan, traversé par l'autoroute principale Kaboul-Kunduz, devient un carrefour de trafic et de racket. "Les chefs de guerre ont confisqué des terres, se sont enrichis sur le dos des pauvres gens. On ne pouvait plus circuler sur la route sans se faire dépouiller. Il y avait un grand sentiment d'insécurité. Tout était pourri, corrompu. Mes parents m'ont dit, Nasser, pars. Ici tu ne seras jamais heureux, jamais tranquille. Il n'y a pas de vie ici pour toi. Ils préféraient me voir loin que mort. Je suis parti, j'avais 14 ans."
Son enfance est bien finie. Elle aura été à l'image de l'histoire de son pays. Sinueuse. Gâchée. Nasser soupire mais ne regrette pas.
Le long chemin jusqu'à Strasbourg
L'adolescent prend la route. Sans savoir où aller vraiment. Juste fuir. "J'ai trouvé mon chemin". Ce mot revient souvent dans sa bouche, presque mystique. Le cheminement est aussi intérieur. Le déracinement, le deuil d'une vie. Nasser me raconte : "Iran, Turquie où j'ai fait un mois de prison, puis retour à Kaboul. Je suis reparti en Iran où j'ai vécu neuf mois puis la Turquie de nouveau, la Grèce, la Macédoine, la Serbie, la Hongrie, l'Autriche, l'Italie et enfin la France." Nasser marche, se cache "dans les camions, sous les camions, j'ai tout essayé, je n'ai jamais pensé à abandonner, c'était comme un voyage sans fin vers une destination que je ne connaissais même pas, que je fantasmais : Londres ? Paris ? "
C'était comme un voyage sans fin vers une destination que je ne connaissais même pas
Deux ans plus tard, Nasser atterrit, comme beaucoup d'autres avant lui, dans la jungle de Calais, ce bidonville où sont échoués plus de 700 migrants dont beaucoup d'Afghans. Elle sera démantelée quelques semaines plus tard. "J'ai fui tout de suite, je savais que je serai renvoyé chez moi. J'ai rejoint Paris et là j'ai pris le premier TGV sous la main." Destination Strasbourg. "Au pif."
Le hasard l'y pousse. La solidarité l'y plante. "J'ai été pris en charge par un foyer du Neudorf. J'étais encore mineur, ça m'a dans un sens protégé. Là j'ai pu bénéficier d'un extraordinaire élan de solidarité. J'ai appris le français, fait des études de mécanique. Ils m'ont sauvé." Petit à petit, une toile se tisse autour du jeune Afghan. "D'autres réfugiés m'ont tendu la main, m'ont appris la vie ici si différente. J'avais été si longtemps seul, c'était comme une renaissance." Aujourd'hui quand Nasser voit les images de l'hôtel Mercure de Strasbourg, où sont logés depuis une semaine les réfugiés afghans, son coeur se serre. "Je veux être pour eux un guide, une aide comme on l'a été pour moi. Je veux leur faire découvrir ce monde."
Nasser a déjà embauché un jeune Afghan dans son restaurant. Leur histoire est si semblable. "C'est important de se montrer solidaire. C'est aussi une force pour nous. C'est du gagnant gagnant. Ce sont des gens courageux, travailleurs, qui apporteront beaucoup à la France si on les respecte." Nasser est Français depuis 2016.
Là-bas
Nasser a 28 ans. Quatorze ici. Quatorze là-bas. Et s'il retourne parfois en Afghanistan, il ne veut pas se retourner. Le constat est trop amer. "Pendant 20 ans, l'Afghanistan a été la proie des intérêts particuliers ou internationaux. Pendant 20 ans, les chefs de guerre se sont engraissés sur le dos de la bête. Mes parents me racontent comment ça se passe là-bas, je sais bien. Le gouvernement n'a rien construit, rien achevé. Les classes populaires ont subi les privations, les humiliations, la corruption. Dans mon village, les terres agricoles ont été confisquées, les gens n'ont plus rien. Ça devait se finir comme cela, le terreau de la colère est fertile. Le fruit pourri est tombé."
Ça, c'est le retour des talibans au pouvoir. Il y a ce que Nasser entend dans les médias et ce que sa famille raconte. "Moi je suis démocrate, je déteste les talibans et tout ce qu'ils représentent mais vous savez dans mon village et dans les campagnes, leur arrivée a été un soulagement. Après quarante ans de guerre, le peuple est épuisé, il n'aspire qu'à une seule chose : la sécurité et la stabilité. Et les talibans sont garants de ça, une certaine paix."
Après quarante ans de guerre, le peuple est épuisé, il n'aspire qu'à une seule chose : la sécurité et la stabilité
Et Nasser d'aller plus loin. Encore. "La démocratie n'est pas faite pour ce pays. On ne peut pas calquer nos idéaux, nos principes sur l'Afghanistan. Moi-même quand j'y retourne, je suis mal à l'aise. Je ferme ma gueule. Je me lève à 4h du matin pour prier avec ma famille. J'évite certains mots. Dès que je parle, les gens savent que je ne suis pas d'ici, j'ai une autre mentalité qu'eux, ça ne leur plaît pas. C'est comme ça là-bas, très religieux, talibans ou pas. Les grandes villes, les classes supérieures, c'est autre chose mais pas les milieux ruraux."
La démocratie n'est pas faite pour ce pays. On ne peut pas calquer nos idéaux, nos principes sur l'Afghanistan.
Nasser est retourné à Khenjan en avril dernier. Il y est resté deux mois. Pour voir sa famille. Chaque fois, entre eux, le fossé se creuse. Jusqu'à devenir un jour infranchissable, Nasser le sait. "Les talibans étaient à 5 km de chez nous, tout le monde le savait, personne n'a rien fait. Tout le monde avait l'air satisfait : ils allaient retrouver leurs terres, fini le bordel. Moi je me suis dit, ça y est, ça va recommencer. J'ai proposé à mes parents de partir, ils ont refusé. Après la nuit le jour, m'a répondu ma mère."
Nasser ne juge pas. Il constate simplement. "Je sais ce dont sont capables les talibans mais je me dis que mon pays a besoin de paix, même si le prix à payer est élevé. Les droits de l'homme, les violences. Ce sera un pays autocratique comme la Chine, l'Iran ... mais au moins stable. Si tu suis les règles, il ne t'arrive rien, en gros c'est ça."
Sara
Nasser s'est marié le 3 novembre 2019 avec Sara, une jeune femme originaire de sa vallée. Mariage un peu arrangé, mariage d'amour quand même. Il n'est pas si facile de se défaire du poids de la tradition même pour Nasser, même à 5000 km à vol d'oiseau. "Je l'ai rencontrée en 2016 mais ses parents très conservateurs n'ont pas voulu la laisser partir avec moi avant le mariage. Et puis il y a eu toute la paperasse à faire avec une administration lente et poussive. Ça a été compliqué. Très compliqué. Maintenant elle est coincée à Kaboul."
Sara a tenté de rejoindre Nasser la semaine dernière lors des évacuations d'urgence. "Alors qu'elle allait prendre l'avion, une explosion a eu lieu sur le tarmac, elle est restée coincée pendant 13 heures dans la navette. C'était la dernière chance, depuis les vols ont été suspendus nous dit-on car le risque d'attentat est trop grand." Sara est réfugiée chez sa tante qui habite à côté de l'aéroport, cloitrée. "Son père, ancien chef de guerre, s'est caché dans les montagnes du Panshir, il est recherché par les talibans. Elle a peur pour lui, pour sa famille. Elle a peur, tout court. Elle me raconte les tirs partout, le chaos. Je la rassure comme je peux. Je suis impuissant. Nous n'avons pas d'autre choix que d'attendre."
Ma femme a peur, tout court. Elle me raconte les tirs partout, le chaos.
Pour la première fois, Nasser vacille. Malgré son âpre récit, il était jusqu'alors resté enjoué, empreint d'une confiance en l'avenir redoutable. "C'est très douloureux. Je ne peux pas dire ce qui va se passer, je n'en sais rien, mais je ferai tout pour qu'elle puisse venir. Que je lui apprenne mon monde, la France, l'Alsace."
Nasser lui apprendra aussi un jour son métier. Ici, à l'arrière de son restaurant du Neudorf, son restaurant à lui, Nice Choices: "C'est une formule que je disais tout le temps quand j'étais encore vendeur sur les stands du marché de Noel, pour les touristes vous savez ? Nice Choices, very nice. C'est resté." Chalaw, Kabuli, des plats traditionnels afghans mais pas seulement. "J'ai inventé des sortes de tacos à base de pâte à tarte flambée, sauce yaourt" Toute une histoire. La sienne.