Elh Cheikh Gueye est l'avant-dernière personne à avoir croisé le chemin de Chérif Chekatt lors de la nuit meurtrière du 11 décembre 2018. Victime psychologique du terroriste, cet ex-brillant étudiant essaye depuis de retrouver une vie normale. Avec des hauts et des bas.
Cinq personnes sont mortes et onze autres ont été blessées lors de la nuit du 11 décembre 2018. Celle de l'attentat du marché de Noël de Strasbourg. On oublie souvent toutes celles qui n'ont pas été blessées dans leur chair, mais dans leur esprit. Ce sont les victimes psychologiques de Chérif Chekatt. Il y en a beaucoup : au moins 450, dont 80 dites "graves". Elh Cheikh Gueye est l'une d'elles. Il prend la parole pour la première fois face à France 3 Alsace.
Il est environ 20 heures, ce mardi 11 décembre, quand Elh Cheikh entend des coups de feu venant du centre historique de la ville. Que suivra un étrange silence. Avec son collègue, il est agent de sécurité et garde le pont Saint-Martin (voir sur la carte ci-dessous), dans le cadre du lourd (et inefficace) dispositif de sécurité entourant le marché de Noël. Sa vie est sur le point de basculer.
Que s'est-il passé ce soir-là ?
"On ne savait pas exactement ce qu'il se passait. Il y avait eu les coups de feu. À cinq, même pas dix mètres de nous, il y avait le corps de quelqu'un [Anupong Suebsamarn, le touriste thaïlandais venu visiter Strasbourg au lieu de Paris pour éviter les Gilets jaunes; ndlr]. J'ai remarqué un homme au comportement bizarre, à côté d'un taxi. Il cachait quelque chose dans son blouson. Je me suis approché de lui."
Qu'est-ce qu'il a dit, ou fait ?
"Il a sorti une arme de son blouson et il m'a braqué avec. Il a menacé de me tuer si je ne reculais pas. Il m'a dit 'Putain, dégage, sinon je te tue'. Encore aujourd'hui, je ne sais pas pourquoi il ne l'a pas fait. Le taxi est parti, avec lui à bord. Ça faisait de moi l'avant-dernière personne à qui il ait parlé."
Qu'avez-vous fait après cette menace ?
"Je suis retourné vers mon collègue. Il a regardé dans quelle direction était parti le taxi, et j'ai prévenu les forces de l'ordre. On n'a pas réussi à sauver l'homme sur qui il avait tiré, c'était trop tard."
Qu'a fait la police ?
"Ils sont venus, ils m'ont interrogé pendant 2h15 à la chambre de commerce. Ça ne s'est pas mal passé, il y avait deux policiers, un seul qui me posait les questions, parfois doucement, et parfois sèchement... L'autre faisait des allers et venues dans la pièce. J'ai été libéré vers 3 heures du matin."
Et après ?
"Je suis rentré chez moi, à vélo, vers la résidence universitaire de la Robertsau, sans accompagnement. J'avais peur, j'étais stressé. Il avait tué des gens, et il n'avait pas encore été neutralisé. Mais je n'avais pas le choix..."
Comment s'est passé le reste de la nuit ?
"Je n'ai pas réussi à dormir de toute la nuit. Je n'arrivais pas à réaliser. Et il n'y avait personne avec moi, ma famille vivait au Sénégal. Des amis m'ont proposé de dormir chez eux... mais je n'osais plus sortir."
On a essayé de vous joindre, pour prendre des nouvelles ?
"Jusqu'à minuit, des amis m'ont appelé. J'ai répondu... que ça n'allait pas. Il y avait eu des morts, et ma seule consolation, c'était de ne pas l'être. Après l'interrogatoire, j'ai appelé ma mère, au Sénégal. Elle pleurait. Elle avait entendu parler de ce qu'il s'était passé. Elle voulait que je rentre au pays le plus vite possible. Ce que j'ai fait, en février."
Et avant votre départ - provisoire - de France, qu'avez-vous fait ?
"Le lendemain, je suis retourné sur place... pour comprendre. J'ai discuté avec des gens qui s'y trouvaient. J'ai expliqué à certains qui pensaient le contraire que le chauffeur du taxi n'était pas complice, il avait été forcé par le terroriste avant de se rendre. Je suis aussi allé parler avec mon employeur."
Comment ça s'est passé, votre emploi, après tout ça ?
"Je suis rentré à ma résidence universitaire, et je n'en suis plus sorti pendant deux mois, sauf pour acheter à manger. J'étais trop stressé, je ne pouvais plus sortir comme avant. Je n'ai plus travaillé, je n'ai pas pu retourner en cours. Les gens me demandaient ce qu'il se passait, mais j'étais incapable de leur répondre. Je n'avais plus envie d'en parler. Je l'ai juste dit à la femme de ménage, qui passait dans mon couloir, et elle, elle m'a compris."
Et une fois rentré au Sénégal ?
"Ça allait mieux, mais il restait un stress permanent. Ça va et ça vient. J'y suis retourné à plusieurs reprises, quand ça n'allait pas. Là-bas, j'arrivais à ressortir avec des amis. Je me suis aussi rapproché d'une association de victimes directes et indirectes. C'est plus facile d'en parler et de se comprendre avec ceux qui l'ont vécu."
Comment ça va, à présent ?
"Dernièrement, je suis revenu à Strasbourg en mai, lors du déconfinement. Depuis six mois, ça va mieux, même si la période de l'anniversaire n'est pas facile. C'est grâce à un nouveau médicament, mieux que les anciens qu'on m'a prescrits. J'arrive enfin à rentrer en contact facilement avec des gens. J'ai pu refaire du sport. J'ai trouvé un travail de surveillant dans un lycée. Mon psychiatre m'a dit que ce travail était une étape importante de ma guérison."
Comment l'État vous a soutenu ?
"On était en contact permanent, si on avait besoin d'un service, de quelqu'un... On pouvait voir des psys en prenant rendez-vous. On avait de l'aide pour les démarches administratives. Naturalisation : je ne l'ai pas encore eue mais deux de mes amis si. Et l'accès au fonds de garantie des victimes..."
Est-ce que vous avez été dédommagé ?
"Pas intégralement, c'est compliqué. Les conséquences de l'attentat, elles n'ont pas été indemnisées. Je n'ai pas pu terminer mon Master 2 de sociologie, donc je ne peux pas trouver un travail à mon niveau, et donc vivre convenablement... Avec mon avocate, on doit passer par la justice pour une réparation juste du préjudice."
Un mot pour finir ?
"Depuis deux ans, ma vie est en suspens. Mais je vois des éléments positifs. Que ça commence à aller à mieux. Que j'ai repris le sport. Que je profite à nouveau du contact humain : manger ensemble, parler, rigoler." En somme, il reste des obstacles sur sa route. Mais il continuera à s'accrocher.
L'attentat a également significativement touché la mère d'Elh Cheikh. Elle a refusé que son fils paraisse à la télévision, de peur "que ça ne lui porte préjudice, pour que des complices du terroriste ne puissent pas le retrouver". C'est pourquoi il a répondu aux questions de France 3 Alsace par téléphone, pour être moins visible. On le verra en tout cas à la cérémonie d'hommage aux victimes, qui a lieu le vendredi 11 décembre 2020.