Les révélations des activités dans le privé de Jean Rottner, alors qu'il était président de la région Grand Est, ne cessent de faire des remous. Ces pratiques sont-elles légales, morales ? Une association vient de porter plainte contre X pour favoritisme et prise illégale d'intérêts. Nous avons interrogé deux experts : retour sur une démission qui fait polémique.
Le 20 décembre 2022, Jean Rottner, 55 ans, annonce à la surprise générale qu'il quitte la vie publique en mettant fin à son mandat de président (LR) de la région Grand Est "pour impératifs familiaux". Dix jours plus tard, il rejoint le groupe immobilier Réalités en tant que directeur régional dans un secteur spécialisé dans les collectivités territoriales. De surcroît, des révélations dans la presse mettent la lumière sur la double activité que l'ancien maire de Mulhouse exerçait alors même qu'il était à la tête de la région.
Nos confrères des DNA/l'Alsace et de Rue89 Strasbourg ont publié les 8 et 10 janvier deux enquêtes sur les missions que Jean Rottner effectuait pour le cabinet de conseil parisien Adhoc entre 2019 et 2022, période pendant laquelle il était alors président de la région Grand Est. Chaque mois, il percevait 5.000 euros de cette activité, pour deux journées de travail par mois.
Une activité pour laquelle la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) a émis un avis favorable. Même feu vert (avec réserve cependant) concernant le futur de Jean Rottner dans le groupe Réalités, malgré le risque de conflits d'intérêts que ce choix entraîne.
Ce jeudi 12 janvier, une plainte contre X a été adressée par l'association anti-corruption AC!! au parquet national financier, pour "favoritisme et prise illégale d'intérêts" sur les activités de consulting de Jean Rottner.
Joint par France 3 Alsace, Marcel Claude, président de AC!!, explique ses motivations : "On s'aperçoit que les élus utilisent leur mandat comme tremplin pour leur vie privée" s'exclame-t-il. "Je pense que c'est grave. La vie publique ne doit pas servir à ça, elle ne doit pas servir à se servir. Et il faut que cela soit stoppé."
AC!! s'est sciemment adressée au parquet financier, parce qu'il s'agit d'une instance "délocalisée" nationale, autrement dit plus neutre que pourrait l'être une instance de la région Grand Est
Et son président justifie la plainte "contre X" par le fait que "c'est plus large, et que Jean Rottner n'est pas tout seul", égratignant au passage la HATVP qui a laissé faire. Il se dit persuadé que cette plainte, ainsi que "tous les articles parus ces derniers jours dans la presse" ne pourront que déboucher sur "une véritable enquête, permettant de déterminer s'il y a favoritisme et prise illégale d'intérêts."
Les activités de Jean Rottner dans le privé analysées
Le départ de l'ancien urgentiste de la vie politique a provoqué plusieurs vives réactions dans le monde politique. Le président du groupe RN au conseil régional Laurent Jacobelli a d'ailleurs annoncé le 10 janvier qu'il alertait la HATVP et qu'il allait contacter les associations anti-corruption à ce sujet.
Pour France 3 Alsace, deux experts analysent les activités passées et à venir de Jean Rottner. La première, Chantal Cutajar est professeure de droit pénal des affaires à l'Université de Strasbourg. Membre de l'association anti-corruption Anticor, elle préside l'Observatoire citoyen pour la transparence financière internationale. Philippe Breton est politologue et professeur émérite à l'Université de Strasbourg. Il dirige l 'Observatoire de la vie politique en Alsace.
Êtes-vous surpris(e) de découvrir que la HATVP n'a pas émis d'avis défavorable à la nomination de Jean Rottner dans le groupe immobilier Réalités ?
Chantal Cutajar : "Le pantouflage, c'est-à-dire quand un élu part dans le privé, ce n'est pas interdit. Cependant, c'est quelque chose qui est contrôlé puisque la HATVP examine les départs vers le secteur privé et contrôle les possibles conflits d'intérêts de ceux qui cumulent ces fonctions.
Le problème, c'est que Jean Rottner a le droit de faire ça. Selon moi, il faudrait l'interdire. Aujourd'hui, on se sert du service public comme un tremplin vers le privé. Mais la HATVP n'arrive pas à juguler tout ça en raison d'un manque de moyens.
Je n'ai pas assez d'éléments pour dire que Jean Rottner est en situation de prise d'illégale d'intérêts
Chantal CutajarPrésidente de l'Observatoire citoyen pour la transparence financière internationale
Ce qui est interdit par contre, c'est la prise illégale d'intérêts qui est définie par l'article 432-13 du Code pénal. Mais de ce que j'ai pu lire, je n'ai pas assez d'éléments pour dire que Jean Rottner est en situation de prise d'illégale d'intérêts. On risquerait la diffamation si on écrivait ça."
Philippe Breton : "Le public découvre à cette occasion que la Haute Autorité est capable de donner des autorisations pour des activités qu'on aurait peut-être imaginées très proches du conflit d'intérêts et pas seulement pour cette autorisation avec réserve qui est donnée à Monsieur Rottner pour ses activités futures, mais également pour ses activités passées.
Concernant la nature du travail qu'il fera dans ce groupe immobilier, on peut s'interroger. On aurait compris que monsieur Rottner quitte ses fonctions pour renforcer le système hospitalier qui en a bien besoin, y apporter sa double compétence politique et médicale. Mais ce n'est pas ça. Il va dans l'immobilier pour lequel on ne pense pas qu'il a de compétences particulières, mais par contre pour lequel il a un carnet d'adresses important. On sait aujourd'hui que les carnets d'adresses se monnaient parfois très cher."
Même question concernant les activités de Jean Rottner avec le cabinet de conseil Adhoc alors qu'il présidait la région en même temps : la décision donnée par la HATVP vous surprend-elle ?
Chantal Cutajar : "Tout cela était déclaré à la HATV et elle n'y a pas vu de problème. Tout ça était su. Le problème peut naître dans les marchés qui ont été attribués à ces cabinets. Mais là encore, on n'a pas assez d'éléments.
Il y a un conflit d'intérêts certain, mais en soi, ce n'est pas interdit. Attention aux abus de langage. La prise illégale d'intérêt, c'est une situation d'interférence entre une fonction exercée au sein d'une organisation et un intérêt personnel, et elle présente un risque pénal important."
Le public n'attend pas que de la légalité, il attend aussi de la moralité.
Philippe BretonPolitologue
Philippe Breton : "Ma grande surprise en tant que politologue, c'est de voir que c'est légal. Mais je crois que le public n'attend pas que de la légalité, il attend aussi de la moralité et il se pose des questions de ce point de vue-là.
Et sur le fond, on se dit 'Mais qu'est-ce qu'on autorise aujourd'hui à nos hommes politiques ? Est-ce que c'est ça qu'il faut pour les garder, pour les motiver ? Est-ce qu'une certaine élite ne vient pas en politique pour aussi gagner de l'argent ?" Ce sont toutes ces questions qui traversent l'opinion."
Nos confrères évoquent des rémunérations mensuelles de 5000 euros pour deux jours de travail par mois. Ce sont des montants qui vous choquent ?
Chantal Cutajar : "C'est certain que ça interroge, parce que quelle est la contrepartie du travail ? Je ne sais pas si la justice va se saisir de cette affaire. L'enquête le dira, s'il y en a une...
On ne peut pas éviter l'hypothèse que c'est peut-être l'achat d'une marque, la marque 'Rottner'.
Philippe BretonPolitologue
Philippe Breton : "Ce salaire est supérieur à celui du président de région, ce qui suppose un travail plus important. Donc c'est tout à fait étonnant d'autant plus que si on s'interroge sur la nature du travail effectué, on voit bien qu'il ne s'agit pas d'un travail de fond sur des rapports qui apporteraient une expertise supplémentaire, mais qu'il s'agit simplement de conseiller des entrepreneurs du privé, voire d'être dans leurs valises quand ils se déplacent.
On se demande ce qui est rémunéré, et on ne peut pas éviter l'hypothèse que c'est peut-être l'achat d'une marque, la marque 'Rottner', plus qu'un travail réel qui pourrait avoir une compensation financière."
Quel impact peut avoir cette affaire sur l'image des politiques ?
Chantal Cutajar : "C'est le principal problème, évidemment. Ça nourrit la défiance que les citoyens éprouvent envers les institutions, ça crée une oligarchie très opaque et ce n'est pas bon pour la démocratie. C'est pour cela que je maintiens qu'il faut interdire le pantouflage au niveau national, et que des dispositions soient prises à l'échelle européenne."
Philippe Breton : "Tout cela tombe mal. On voit bien qu'une défiance vis-à-vis des politiques s'est installée. Et le reproche qu'ils se consacrent à autre chose que la tâche pour laquelle ils ont été élus va évidemment rajouter une touche de soupçons. On comprend que les gens s'abstiennent, même si en faisant cela, ils s'écartent du jeu démocratique.
En tant que politologue, je suis choqué parce qu'on attendrait, compte tenu de la situation générale de défiance vis-à-vis du politique, à ce qu'aujourd'hui les hommes politiques se resserrent sur leur fonction. Et on voit bien que monsieur Rottner a consacré la moitié de son activité à la chose privée et pas à la chose publique.
Aussi, son image est fortement écornée auprès du public, et auprès de ceux qui lui ont fait confiance. Mais aussi auprès de la classe politique qui ne veut pas être mêlée à ce genre de choses."
Contacté, Jean Rottner n'a pas donné suite à notre demande d'interview, en répondant : " J'ai décidé de me retirer de la vie publique et politique. Cela implique de se mettre en retrait totalement de toute expression pour ne pas gêner mon successeur".