Un concert hommage pour sauver de l'oubli les crimes subis par les Yéniches

Mano Trapp et son groupe Manou chantent en yéniche, une langue parlée par une très petite minorité au cœur de l'Europe. Comme celle des Roms et des Tsiganes, leur histoire est tragique : beaucoup ont été assassinés ou stérilisés par les nazis parce que prétendument "asociaux". Une journée leur est consacrée samedi 8 juin à Lutterbach, devant le monument à la vie.

Mano Trapp chante en yéniche, une langue proche de l'alsacien, qu'il parle depuis qu'il est né. "Tout a commencé pour moi avec la langue", explique-t-il. "C'est une langue compliquée, un peu secrète, il y a beaucoup de variantes régionales. C'est comme ça que j'ai commencé à m'intéresser à la culture yéniche, à ma culture."

"Je parle cette langue depuis ma naissance, j'ai grandi dans un camping-car, j'ai vu la société évoluer, et ma communauté aussi. C'est devenu plus compliqué de voyager depuis les années 2000, ça, je l'ai ressenti. Beaucoup de Yéniches se sont sédentarisés, à Haguenau, Bischwiller, Strasbourg, mais aussi en Lorraine, dans le sud de l'Allemagne, en Autriche, en Suisse et jusqu'en Italie. J'appartiens à une minorité européenne qui est présente dans plusieurs pays mais dont la langue est menacée de disparition."

Mano a fondé le groupe Manou il y a trois ans. Aujourd'hui le groupe est composé de trois musiciens, Manuel Westphal à la guitare, Heidrun Schlegel au violoncelle et Mano au chant. Les textes sont en allemand et en yéniche, des textes traditionnels mais aussi des chansons écrites par Mano. Ce répertoire, il le chantera samedi 8 juin, à Lutterbach devant le monument à la vie, érigé pour toutes les victimes yéniches, roms et tsiganes assassinées par les nazis.

Sauver la langue yéniche

"Je veux chanter en yéniche, pour que la langue ne disparaisse pas", alerte Mano Trapp. "C'est le gros danger actuellement. Et puis, à travers mes chansons, j'arrive à démonter les clichés et à apporter des précisions sur notre culture."

Manuel et Heidrun, les deux instrumentistes ne sont pas Yéniches mais ils ont complètement adhéré au projet du groupe Manou. La première chanson du groupe en 2021, c'est une chanson d'amour où Mano chante en yéniche, et Nuni Lehmann lui répond en romani.

"Cette chanson est très forte symboliquement", explique Manuel Westphal le guitariste, "parce que les Roms et les Yéniches se critiquent tout le temps. Et là c'était l'occasion de dire à tous : rassemblez-vous autour de votre culture, de votre langue. Et apprenez à l'aimer avant qu'elle ne disparaisse."

Pour Manuel, le plus émouvant à chaque fois, ce sont les réactions après un concert ou la publication d'un morceau sur le web : "je veux apporter ma pierre dans cette tentative de sauver leur langue. Certains nous remercient de leur avoir permis de l'entendre, ils ont les larmes aux yeux."

"Ma motivation c'est d'aller contre les autocensures très fortes au sein de cette communauté. Quand on expose trop la langue, certains vous prennent pour un traître, il faudrait faire profil bas et toujours rester discret. Nos chansons servent à leur dire : n'ayez plus peur de parler et de chanter en yéniche !"

Mano rajoute : "la langue, c'est la seule chose qui nous reste, mais elle est en train de mourir, beaucoup de jeunes ne la parlent plus."

Une histoire qui a traumatisé toute une communauté

La peur, c'est un sentiment toujours très présent dans les familles yéniches. Sous le troisième Reich, ils sont déportés dans des camps de concentration ou stérilisés. Et la France a joué un rôle décisif dans leur traque. Certains Yéniches, Roms et Tsiganes ont été arrêtés en France par des miliciens français, et mis dans des camps français où ils sont morts de faim ou de mauvais traitements.

La pose des premiers Stolpersteine (pavés de la mémoire pour les victimes du nazisme) le 6 mai 2023 pour des Yéniches à Gries est une étape importante pour certains descendants. Mano était présent, il a chanté une chanson très émouvante, que beaucoup de Yéniches connaissent encore : "modele gimberle lori".

Apprenez à vous cacher des soldats avec leurs chiens, ils vont venir vous prendre et vous séparer de vos parents. Un garçon est parti déjà dans un camp.

chant yéniche

Si Mano Trapp est venu le 5 mai 2023 chanter ce chant devant les enfants de Gries et les descendants des Meckes morts en déportation, c'est parce que cette histoire fait écho à la sienne. Son arrière-grand-père Viktor Berger a été déporté à Buchenwald en 1938, puis stérilisé à Lahr et "libéré parce que guéri", précise le pavé de la mémoire, posé pour lui à Lahr.

"Sur la photo que j'ai de lui après 1940, ses deux yeux sont différents, il avait un œil de verre. Un SS lui a mis un coup de crosse dans l'œil. Et pendant qu'il était en déportation, son fils Paul, qui était mineur, a été enrôlé dans la Wehrmacht. Il est mort dans une attaque aérienne à Lahr. Et Viktor a survécu à tout ça."

"C'est sa fille, ma grand-mère Maria, qui m'a raconté tout ça quand j'étais adolescent", se souvient Mano. "Elle me racontait comment ils faisaient à l'époque pour ne pas être identifiés comme Yéniches, comment se comporter pour ne pas avoir d'ennuis."

En faisant des recherches sur sa famille, en Alsace et en Allemagne, il est tombé sur un document qui le glace : le maire de Lahr, un certain Dr. Winter écrit en avril 1942, lors d'un compte rendu officiel : "il serait tout à fait approprié de pouvoir rendre infertiles les familles de vanniers - les soi-disant Yéniches - ce qui pourrait permettre aux services d'aide sociale et de protection de la jeunesse de faire de grandes économies." La voix de Mano se crispe et se tait. Puis il ajoute : "voilà la raison des persécutions des Yéniches. Je suis aujourd'hui encore choqué par ces mots."

Mano Trapp voudrait que quelque chose se passe, que des chercheurs se penchent sur les traques des populations nomades d'Europe et sur les stérilisations forcées. "Il y a bien sûr des recherches, mais c'est à chaque fois très parcellaire : dans une région ou un pays donné. Lors de mes recherches en 2015, quelqu'un m'a dit "c'est un cas isolé". Mais ce n'est pas vrai ! Et il faudrait pouvoir étendre la recherche sur toute l'Europe, pour se rendre compte de l'ampleur du drame."

Il conclut : "et voilà, la boucle est bouclée, c'est pour cette raison que je serai à Mulhouse le 8 juin pour chanter à la mémoire de tous les Yéniches assassinés, stérilisés, enlevés de force à leurs parents." Et le 15 juin, il sera à Offenburg pour une exposition et une table ronde sur les Yéniches, des photos de son arrière-grand-père y seront présentées.

Mano Trapp veut voir dans toute cette histoire une lueur d'espoir, "il y a un intérêt grandissant pour ce sujet, depuis cinq ans on en parle beaucoup plus, il y a quelque chose qui bouge tout doucement."

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