Sarah et Toufik sont originaires de Kabylie, au nord de l'Algérie. Etudiant à Reims, ils ont suivi l'actualité sur leur smartphone. Mais avec les flammes, le réseau et l'électricité ont souvent manqué à leurs proches. De quoi vivre de longues heures en haleine, à l'affût des moindres nouvelles.
La nuit s'est étirée. Les minutes ont paru des heures. Son portable au bout des doigts, Sarah Ouameur a fait défiler les actualités tout au long de la nuit du 9 au 10 août 2021, à l'affût de la moindre information pouvant la rassurer. Originaire de Tizi-Ouzou, un village du Nord de l'Algérie où des incendies meurtriers ont tout ravagé sur leur passage, l'étudiante en pharmacie a vécu une nuit d'horreur. Pourtant, vers 19 heures, sa mère qui vit toujours dans le village, se voulait rassurante. "Ne t'inquiète pas, il n'y a pas de flammes chez nous. Il y a du vent, mais pas de feu."
C'est à minuit trente que le cœur de Sarah s'est embrasé. Une amie la prévient que les flammes ont gagné Tizi-Ouzou. Elle appelle immédiatement sa mère, qui décroche, vidéo activée. "Là, je me rends compte que ce n'est pas le plafond de notre maison, se souvient Sarah. Derrière elle, j'entends des hurlements d'enfants, c'était le chaos. Des gens criaient en kabyle : 'Le feu est là ! Allez, on y va, il va bientôt arriver.'" Sarah marque une pause, reprend son souffle. Une semaine a passé depuis, mais l'émotion, elle, est toujours vive. "Quand j'entends ça, je commence à brûler à petit feu", raconte l'étudiante au teint pâle, les cheveux noirs soigneusement noués. "Et là, ma mère m'explique que le vent a ramené le feu qui est en train de se propager. Ils ont évacué toutes les maisons du village pour aller en ville."
"On compte les minutes comme des heures"
Jusqu'à 4 heures du matin, Sarah rappelle ses proches tous les quarts d'heure. "A-t-on réussi à stopper le feu ? Est-ce que le vent s'est calmé ?", s'inquiète l'étudiante rémoise. D'un coup, le réseau ne passe plus. Ses amis sont déconnectés des applications de message. Ils sont injoignables. "J'ai fait un pic d'adrénaline", se souvient l'apprentie pharmacienne. Pendant une heure, elle s'imagine le pire. Et si les flammes avaient gagné la ville ? Et si la maison était ravagée par les flammes ? Pire, est-ce que ses proches sont toujours en vie ?
Quand on est dans une situation pareille, les minutes, on les compte comme des heures.
"Finalement, je reçois enfin des nouvelles d'une amie sur place. Elle me dit : 'Si tes parents ne répondent plus c'est que nous n'avons plus d'électricité, et le réseau ça va, ça vient.'" Soulagée, la jeune femme dort une heure avant de commencer son stage dans une pharmacie rémoise. "Heureusement, mes collègues ont été très compréhensifs", poursuit Sarah.
Comme elle, Toufik Sinacer est arrivé de Kabylie en 2019 pour étudier à Reims. Lui a sept années de plus qu'elle, préfère les langues aux sciences. Avec déjà deux licences et un master de linguistique en poche, le tout juste trentenaire espérait en décrocher un deuxième à l'université de Reims. Il a décroché un job étudiant juste avant le début de la crise sanitaire. Il vient du village de l'autre côté de la montagne qui a brûlée. "Ma région n'a pas vraiment été touchée par les incendies, mais ma famille s'est engagée pour aller aider les sinistrés", précise-t-il.
Même si son village n'a pas brûlé, l'inquiétude était bien là. "Quand on est dans une situation pareille, les minutes, on les compte comme des heures. Ce n'est pas seulement la peur de l'incendie, explique-t-il, c'est la peur que ça ne finisse jamais. Un feu est maîtrisé, et un autre part. A un moment donné, j'ai même souhaité que le feu brûle tout pour que ça en finisse."
"Sur le moment, on ne peut pas aider"
Pour Sarah et Toufik, suivre ces événements à distance a été une épreuve. "C'est la double peine : parce qu'on ne sait pas ce qu'il se passe, qui est touché, qui est sauvé, et à chaque fois qu'on essaie d'appeler, il n'y a pas de réseau, décrit Toufik. On se retrouve coupé de notre terre natale, malgré ce lien virtuel qu'on a réussi à mettre en place, mais qui s'est désormais coupé à cause des flammes." Et le Kabyle d'ajouter : "Sur le moment, on ne peut pas aider. C'est pas comme pour la crise sanitaire, où on a cherché des fonds pour les envoyer. Le feu, lui, n'attend pas; il va plus vite que le Covid. Soit tu es là pour aider et sauver des vies. Soit tu n'es pas là, et il faut juste attendre, espérer que ça va s'arrêter." On se réveille le matin avec des nouvelles sans arrêt : tel nouveau départ de feu, tant de personnes sont décédées, ont disparu, des vidéos de gens qui pleurent parce qu'ils ont tout perdu ou d'autres qui comptent leurs morts… c'est vraiment horrible", renchérit Sarah.
On essaie de faire ce qu'on peut à distance en attendant de pouvoir rentrer et faire quelque chose sur place.
Entre les images sans filtre sur les réseaux sociaux et l'abondance de fake news, les deux étudiants ont vu des images qu'ils auraient préféré éviter. "J'ai dû prendre un congé de deux jours parce que je ne voulais plus. Je ne voulais plus savoir ce qu'il se passait. Je n'arrivais plus à me concentrer sur mon travail. Je fais même des cauchemars", confie Toufik. "A mon âge, je fais des cauchemars", répète-t-il, abasourdi. "Sur des scènes que j'ai vu sur les réseaux sociaux, où il n'y a aucun filtre. Que ce soit pour les fake news ou les photos, elles vous arrivent sans que vous ne puissiez rien faire. Parfois, je suis tombé sur des vidéos avec des corps entièrement calcinés."
Des cagnottes créées par la diaspora algérienne
Mais les réseaux sociaux ont aussi leurs bons côtés. Très vite, Sarah a fait partie d'un groupe d'étudiants algériens qui a créé une cagnotte pour envoyer des biens de première nécessité aux sinistrés. En tout, 800 euros ont été envoyés. "On essaie de faire ce qu'on peut à distance en attendant de pouvoir rentrer et faire quelque chose sur place, justifie Sarah. Et même si c'est risqué, on préfère prendre le risque que de rester les bras croisés." Entre étudiants dépaysés, ils ont créé un groupe Facebook sur lequel ils se donnent des nouvelles, se soutiennent et se rassurent. Toufik aussi a monté une cagnotte avec des amis, afin de faire renaître une polyclinique dans la région. Comme Sarah, ils pensent à l'après, à la reconstruction.
D'autant plus que fin juillet, c'est la crise sanitaire qui ravageait le pays. Cela fait presque deux ans qu'ils n'ont pas pu retourner en Algérie. Et si Sarah fera tout pour rentrer dès ses premières vacances en octobre, Toufik, lui, émet quelques réserves. "Je veux bien rentrer mais j'ai deux peurs : ne pas trouver un billet abordable, et l'autre, de ne pas retrouver la belle image que j'ai de l'Algérie, de mes terres natales. Je crains que de ne voir que des cendres ne me fasse plus mal encore. Donc je ne sais pas si j'y retournerai de si tôt. Peut-être plus à la fin de l'année ou au printemps, quand la verdure reviendra. J'en ai assez de voir des photos de paysages calcinés, de forêts rasées. A un moment donné, il faut voir autre chose."