Changer de méthode de travail, le regard du voisinage, se passer de la chimie. Autant de freins psychologiques qui entravent les agriculteurs dans leur envie de passer à l'agriculture biologique. Si des craintes peuvent encore les ralentir, elles s'atténuent avec le temps.
Des affichettes ont pris place dans les vignes de la famille Collet, au sud de la côte des Blancs, à la Fontaine-Denis. Elles annoncent discrètement un tournant majeur dans la vie du domaine marnais de six hectares : sa conversion à l'agriculture biologique. Depuis 2020, Florent, Thomas et Vincent Collet ont décidé de certifier des méthodes qu'ils appliquaient depuis longtemps et de tirer un trait définitif sur les "phytos". "On connaissait d'autres vignerons qui se sont convertis à l'agriculture biologique, se souvient Florent, l'aîné de la fratrie. On est allés voir sur place comment cela se passait et on a échangé sur leurs pratiques. En rentrant, on s'est regardé tous les trois et on s'est dit 'On va en bio !'".
Bien sûr, la conversion du domaine ne s'est pas faite en un jour. Comme beaucoup, les frères Collet ont fait sauter de nombreux verrous psychologiques avant de se lancer dans l'aventure. Car se convertir au bio, ou à la bio comme disent les convaincus, c'est accepter de changer ses méthodes de travail, renoncer aux produits phytosanitaires et ce, même en cas de mildiou ou d'oïdium (particulièrement présents dans la région à cause des forts taux d'humidité). "Ces vignerons nous ont fait découvrir que passer au bio, c'est une transition mentale et physiologique de la part du vigneron et de la vigne", raconte Florent Collet. Il explique : "Avec tout le travail qu'on avait déjà effectué inconsciemment, comme le fait de baisser les rendements, de travailler les sols, de remettre de la vie dans nos vignes... Avec tout ça, on avait développé un cercle vertueux qui faisait que ce changement était possible, car nos vignes étaient déjà moins sensibles aux maladies."
Une conversion progressive
Depuis 2010, les trois frères ont progressivement abandonné le désherbage chimique, travaillé les sols et remplacé les produits chimiques par un programme à base de cuivre et de soufre. "On n'a pas tout fait d'un coup, prévient Thomas, le benjamin. On a commencé sur une parcelle pour essayer et petit à petit, on a étendu cette technique. On n'a jamais rien fait brutalement. Celui qui fait tout brutalement, il va se faire mal. C'est compliqué d'avoir tout à gérer d'un coup. Quand on apprend sur cinq ou dix ans, c'est pas mal. Et puis, on n'est toujours pas au point !"
Encore aujourd'hui, pour nombre de vignerons et d'agriculteurs, les freins ne sont pas seulement d'ordre économique. "Pour certains, le bio est vu comme du travail supplémentaire. C'est également un système totalement différent, qui nécessite de se réapproprier l'agronomie sur son exploitation", explique Aurélie Parant-Songy, chargée de mission grandes culture à Bio en Grand Est, qui accompagne notamment les agriculteurs dans leur conversion à l'agriculture biologique. "Quand vous avez déjà une certaine méthode de travail et que vous en appliquez une autre, cela induit une profonde remise en cause de soi-même", renchérit Jean-Paul Méreaux, enseignant chercheur à l'université de Reims Champagne-Ardenne, qui a conduit de nombreuses études dans le milieu du champagne. "C'est la même chose pour tous les corps de métiers. Quand on vous demande de changer vos méthodes de travail, vous n'êtes pas enclin à le faire de manière naturelle, il y a une résistance au changement."
En bio, on n'a moins le droit à l'erreur qu'en conventionnel, où on peut avoir des solutions de rattrapage avec des produits chimiques, qui sont totalement interdits en bio.
L'impression d'un retour en arrière pour certains vignerons
Depuis le début des années 2010, l'agriculture biologique s'est elle aussi développée. Même si elle reste à l'état embryonnaire en Champagne, moins de 4% de surface agricole utile était convertie à l'AB en 2019, le phénomène s'installe, impulsé par les agriculteurs, mais aussi par les maisons de Champagne et les coopératives agricoles. Mais pourquoi un tel retard ? "Certains vignerons ont l'impression de revenir en arrière, avec des pratiques culturales qui sont beaucoup plus anciennes et dont ils ont l'impression que cela va les mettre en difficulté", avance Jean-Paul Méreaux.
C'était le cas des parents de Pascal Doquet, président de l'association des champagnes biologiques (ACB). Dès les années 1980, le jeune Pascal, tout juste sorti de l'école viticole d'Avize, ne rêve que d'une chose : pouvoir réduire les produits chimiques et travailler le sol de ses vignes. Hors de question pour son père. "Il avait connu le monde d'avant, avec les labours, les passages et les complications pour traiter, se rappelle Pascal Doquet. Contrairement à aujourd'hui, ils n'avaient pas d'outils pour passer dans les vignes. Les vignerons de la génération de mes parents ont vu l'arrivée des désherbants chimiques presque comme un miracle. Avec un passage de désherbant, ils faisaient le travail d'une année !"
"Pratiquer la bio, c'est être disponible 7 jours sur 7"
Pour son père et les gens de sa génération, passer au bio réprésente un "retour en arrière" impensable. "Pratiquer la bio, cela signifie être disponible sept jours sur sept de fin avril à fin juillet, tranche le président de l'ACB. On peut avoir un traitement à faire à n'importe quel moment de la journée, parce qu'il y a eu un gros orage et que même si on vient de passer, il faut le refaire. Si vous passez le vendredi et qu'il y a un orage avec 30 mm de pluie, votre week-end, vous l'oubliez. Et vous y repassez le samedi et le dimanche." Sans compter les difficultés de traverser les vignes avec un tracteur dans la boue.
Cet engagement, c'est quelque chose qui demande un effort, une disponibilité. Et tout le monde n'a pas envie de redevenir paysan et de vivre au rythme du climat et des aléas de la météo.
La famille et les voisins, deux cercles à convaincre
En 2021, l'environnement familial et le voisinage peuvent encore représenter des freins pour ceux qui auraient envie de se convertir à l'agriculture biologique. "Quand on est le seul bio au milieu de voisins conventionnels, cela peut très bien se passer comme être conflictuel, prévient Aurélie Parant-Songy. Il y a parfois des soucis de voisinages qui peuvent être difficiles." A Bio en Grand Est, des kits spécifiques sur ce thème ont été distribués aux agriculteurs en conversion. Certains plantent des haies pour éviter les pulvérisations voisines.
Les freins commencent à s'atténuer, la bio n'est plus vu comme la bête curieuse, elle devient un système économique qui tient la route. Cela n'attise plus la moquerie.
Un réseau d'agriculteurs qui gagne du terrain
Avec le temps, l'agriculture biologique se fraie une place dans le paysage agricole champenois. Avec la progression de la bio dans la région, les viticulteurs qui souhaitent sauter le pas ont désormais un réseau solide sur lequel s'appuyer. "C'est vrai qu'il y a beaucoup d'échanges entre les agriculteurs bio, plus qu'en conventionnel, constate Romain Henault, agriculteur à Broussy-le-Grand, en conversion depuis 2020. Ce qui crée une dynamique intéressante et qui permet de ne pas se sentir perdu quand on commence. Chacun échange, il y a de bonnes relations entre agriculteurs, on peut avancer tranquillement."
Il y a une confraternité entre vignerons, surtout dans le bio. Il y a une envie de transmettre et de la bienveillance.
C'est d'ailleurs la rencontre avec les agriculteurs convertis qui ont décidé les frères Collet. "Quand on a échangé avec eux, on s'est aperçu qu'on produisait la même masse de travail, se souvient Florent Collet. On s'est dit qu'on faisait déjà tout le travail du bio, sans en avoir la reconnaissance, à cause d'un produit chimique." Et d'ajouter : "Un vigneron qui a 9 ha à Verzy, qui fait tout en bio, qui a les mêmes rendements que nous et qui a des vins top, c'est à notre portée, on peut le faire. Ça a été magistral cette preuve !" Mais le dernier argument qui a fini de les convaincre, c'est le goût. D'abord, celui des vins clairs, avec peu ou pas de souffre. "On a goûté de belles choses. Et il a fini par nous faire goûter les champagnes. Et là, on est restés scotchés."
Quand il leur arrive de regarder en arrière, les frères Collet s'aperçoivent du travail accompli et des nombreux verrous psychologiques qu'ils ont surmontés. "Cela fonctionne à la manière d'un verrou à cliquets. Une fois qu'on a réussi à en débloquer un, c'est bon, il n'y a plus besoin de revenir en arrière." Les rendements ont baissé, mais "ça fait moins de vin amené en distillerie", tranche Florent. Ils passent désormais plus de temps à la vigne, "mais tout le temps passé sur la vigne, c'est du temps gagné en cuverie. On a beaucoup moins besoin de retravailler notre vin", constate le Marnais.
En 2020, l'ACB a enregistré une augmentation de 70% de surfaces viticoles champenoises en bio. De quoi favoriser ces retours d'expériences. "C'est comme lorsque vous avez un jus de raisin dans un fût en attendant qu'il fermente, analyse Pascal Doquet, amateur de comparaisons. Petit à petit, des levures se forment, des petites tâches apparaissent. Au fur et à mesure, elles grossissent, elles se rejoignent et cela donne la fermentation."