Quand j'ai annoncé autour de moi que j'allais découvrir les aracées au Jardin botanique Jean-Marie Pelt de Villers-lès-Nancy, la réponse des néophytes a été invariablement : "Les zaras quoi ?" Les aracées. En réalité vous les connaissez, mais vous l'ignorez.
Republication d'un article du 6 février 2022.
A l'occasion, lors de cette fin juillet 2022, de la floraison d'Amorphophallus paeoniifo avec son l'inflorescence puante et déconcertante, dans les serres du jardin botanique Jean-Marie Pelt de Villers-lès-Nancy, retour sur la rencontre avec Douglas Tavarès, directeur de la collection des plantes tropicales.
Il n'y a que deux Jardins botaniques en France qui sont dotés d'une collection d'aracées labellisée nationale : le jardin botanique de Lyon et le Jardin botanique Jean-Marie-Pelt de Villers-lès-Nancy depuis 1991.
C'est dire la rareté d'une telle collection. Ce sont des plantes tropicales de formes, de couleurs très différentes les unes des autres. Le jardin en possède environ 900 accessions réparties dans 70 genres différents. Les genres qui y sont les plus représentés sont les Anthuriums, les Philodendrons et les Alocasia. Une grande partie des plantes proviennent d'Amérique tropicale : d'Équateur, de Colombie, du Pérou, de Guyane et du Brésil.
Force est de constater que les aracées ne constituent pas, à première vue, la famille de plantes la plus célèbre. A première vue seulement, parce qu'en réalité, vous les connaissez tous, ces plantes d'intérieur: la plus célèbre d'entre elles étant l'anthurium à inflorescence rouge ou encore l'arum. (voir photo ci-dessus).
Vous aviez, c'est certain, une mamie, une tantine ou un tonton qui les bichonnait dans un coin de sa salle à manger, placées juste derrière les rideaux en voilage transparent et légèrement grisés par le temps. Ces belles plantes aux larges feuilles en forme de cœur ou de palme ou de tête de dragon, striées ou non, aux augustes inflorescences rouges ou blanches, ont fait les belles heures des intérieurs vintage.
Vous vous souvenez même, que vous assistiez parfois, médusés, à des séances de nettoyage au chiffon humide de ces larges feuilles, tandis que votre mémé, votre tatie ou votre tonton leur susurrait : "Là, tu vas être toute belle, ma cocotte, tu vas briller comme un sou neuf."
Oui parce que chez les mamies, les tantines et les tontons, on aime ses plantes et on leur parle.
Monstera deliciosa, la star des réseaux sociaux
C'est un temps désormais révolu. Les aracées sont passées de mode. Et comme toutes les modes, elles s'en vont et s'en reviennent. La jeune génération s'est prise d'amour pour cette famille de plantes à la fois tropicales et adaptées à nos intérieurs, aux formes et aux couleurs variées, qui font le régal des graphistes créateurs de tendances.
À l'instar de la fameuse Monstera deliciosa que l'on voit partout. Je vous invite à taper dans votre moteur de recherche favori les mots suivants : papier peint et feuille tropicale. Vous allez tout de suite comprendre. Les aracées sont partout. Sauf, que comme Monsieur Jourdain et la prose, vous en ignoriez le nom. Sur les réseaux sociaux c'est un festival, les internautes n'hésitent pas à payer des petites fortunes des exemplaires aux formats et aux contours uniques, pour se mettre en scène, parfois tendrement enlacés dans les longues feuilles de leurs aracées favorites.
La folie est telle qu'un exemplaire rarissime de Philodendron Spiritus sancti, qui doit son nom à l'État de l'Espirito Santo au Brésil (d'où il est natif et où il ne reste plus malheureusement qu'une vingtaine d'exemplaires), s'est récemment vendu 27.000 dollars (article en anglais).
Derrière l'anecdote se profile le spectre de trafics, dans des pays où la pauvreté incite certains habitants au braconnage, pour leur propre survie. Les plantes y sont victimes de leur rareté et de leur beauté. Le Jardin botanique prend là toute son utilité de préservation et de conservation des espèces végétales, en particulier de celles qui risquent de disparaître de leur milieu d'origine (douze d'entre elle sont inscrites sur la liste rouge de l'IUCN).
Sous le soleil des Tropiques
Tatouages, déco et botanique, c'est donc le cocktail des nerds des aracées. Ou devrais-je dire des afficionados. Car - revenons au Jardin Botanique Jean-Marie Pelt - c'est Douglas Tavares-Lisboa, 30 ans, jardinier botaniste d'origine brésilienne, qui tient depuis juillet 2021 la barre des serres tropicales, où elles sont préservées.
Depuis le départ de Geneviève Ferry, la spécialiste nancéienne des aracées, qui officiait au Jardin botanique depuis des années (et récemment partie en retraite), Douglas Tavares a repris le flambeau avec un enthousiasme contagieux. Comme tous les experts du Jardin botanique, l'humble jeune homme s'inscrit dans une lignée de scientifiques à qui il rend hommage. Geneviève Ferry qui l'a précédé en tant que responsable de la collection, mais aussi Serge Barrier, Marc Pignal du Museum National d'histoire naturelle de Paris, aussi David Scherberich du Jardin botanique de Lyon, ou Patrick Blanc, connu pour ses murs végétaux, qui a fait don de nombreux spécimens en provenance d'Asie au jardin.
Avec une mention toute particulière pour le spécialiste hors catégorie des aracées dans le monde entier, Tom Croat, qui fait figure de hérault de l'aracée avec ses 108.000 collectes réalisées de par le monde, dont un certain nombre avec Geneviève Ferry. Qui dit mieux ? Voici un article à lire en anglais dans le texte sur le scientifique qualifié d'Indiana Jones de la botanique.
La collection nancéienne, démarrée au seuil des années 80, s'est étoffée au fil des dons entre jardins botaniques, des dons de collections privées, et de retour d'expéditions et de missions. Aujourd'hui, le jardin est riche de 900 accessions, c'est-à-dire 900 spécimens d'aracées de diverses origines. Parmi ces spécimens se trouvent encore quelques plantes qui n'ont pas reçu de nom de baptême : il faudra pour cela, qu'après des études comparatives, les experts se mettent d'accord sur la nouveauté de l'espèce et qu'une description complète en termes de botanique soit réalisée, pour que la nouvelle venue soit reconnue, nommée, publiée et enregistrée dans l'herbier. Tout un parcours pour se faire identifier, qui peut durer des années. Temps moyen d'attente, dix à quinze ans.
Les serres comptent une cinquantaine de nouveaux plants vivants non identifiés, en attente de petit nom. Ils ne portent pour le moment que des numéros provisoires. Le responsable des collections les évoque sous l'attendrissant terme des "bébés de Nancy".
Il faut imaginer ces discussions entre chercheurs, qui, à l'aide de photos de leurs dernières trouvailles, focalisent sur tel ou tel détail, pour déterminer si oui ou non cette plante-là n'est pas déjà répertoriée quelque part. Des échanges qui nous laisseraient pantois si on pouvait y assister.
Viens me manger !
Ainsi, Douglas Tavares évoque une plante ramenée par Serge Barrier et entretenue par les soins de Geneviève Ferry, qu'elle pressentait être d'une nouvelle espèce. Suite aux échanges avec les spécialistes, par photos interposées, son espoir tombe à l'eau, l'espèce semble déjà connue. Quelques années plus tard, alors que Tom Croat est en visite à Nancy, l'experte, déterminée, lui présente à nouveau, mais en vrai (en présentiel devrais-je dire), la plante qui la questionne. Et à la voir ainsi, de près, la sommité mondiale en matière d'aracées admit et détermina que c'était bien une nouvelle espèce : elle fut baptisée Anthurium barrieri pour rendre hommage à Serge Barrier qui l'avait dénichée. À la grande joie de Geneviève Ferry.
Plus tard, à titre de reconnaissance de l'expertise de sa consœur, il attribua son nom et son prénom à deux nouvelles espèces, dont l'une trône en bonne place dans les serres d'exposition : Philodendron genevieveanum. Voici des explications de la spécialiste elle-même tournées par un magazine spécialisé il y a cinq ans : vraiment, prenez quelques minutes pour l'écouter, vous ne serez pas déçu.
Une évidence qui frappe au fil des discussions avec les responsables des serres du Jardin botanique Jean-Marie Pelt, c'est leur grand souci de préservation de la nature. Une question de génération, peut-être ? Une conscience de la fragilité du monde qui nous accueille. Leur objectif : la protection des plantes à la fois dans leur milieu naturel, mais aussi leur conservation et multiplication dans ces lieux de préservation que sont les jardins botaniques.
Les origines d'une passion
Un exemple : tout en m'expliquant nombre de détails sur une graine d'une variété d'aracée, instinctivement le jardinier redépose la graine dans la terre. Surtout, bien faire attention à ne rien perdre. Pour Douglas, la préservation passe par la connaissance : "Si on connait les plantes par leur nom, on ne va pas les oublier, on ne va pas les perdre ; un nom ça donne de l'importance à une plante. C'est par exemple après la publication d'un nom d'une espèce qu'on peut la faire protéger, soit elle-même soit la zone où elle vit." Une fois qu'elles sont connues, on peut étudier ses caractéristiques propres : comme cette variété dont les très jeunes feuilles sont rouges pour se protéger du moindre rayon de soleil qui lui serait fatal. Et dont les feuilles deviennent vertes au fur et à mesure de la croissance, ayant appris à se défendre du soleil. En mode protection solaire intégrée.
À chaque plant ses particularités ses odeurs, agréables (comme celle du Philodendron fragrantissimum) ou non (comme Dracunculus vulgaris qui sent la viande avariée), ses stries, ses trous, ses veinures, ses couleurs, ses formats - oh la taille impressionnante de la Monstera deliciosa - la ressemblance avec des "abdo de compet'" ou "tablettes de chocolat" de l'Anthurium veitchii , les feuilles noires et dorées du Phildendron melanochrysum , les spathes rouges, blanches, et les spadices discrets ou imposants, portant parfois des fruits aux couleurs attirantes qui font dire à Douglas Tavares "Ça, c'est en train de crier : viens me manger !" Quant à ce Philodendron bicolor, reçu en 1979 et nommé en 2012 "elle commence à s'exprimer".
On en prend plein la vue, c'est vrai quand tout ce monde fascinant nous est expliqué par un passionné.
Douglas Tavares a pourtant fait des études poussées de géologie, mais il l'avoue avec un brin de réserve sa passion est née dans l'enfance, dans la maison de sa grand-mère au milieu des plantes qu'elle chouchoutait. Il montre même une photo un peu jaunie où il pose fièrement, à 7 ou 8 ans, devant tout une colonie de plantes en pots, celles qu'il nomme affectueusement "les plantes à Mamie".
Etant parvenu en thèse de géologie, il a un déclic, ce n'est pas ce qu'il veut faire de sa vie. Il reprend alors des études de jardinier botaniste à Besançon et de fil en aiguille, de rencontres en hasards, il se retrouve à travailler aux côté de Geneviève Ferry à Nancy. La suite on la connait.
Pourtant ce n'est que le début
Les projets d'extension ne manquent pas. "Il manque encore des aracées bulbeuses de Méditerrannée et des aracées d'Asie. Il faut qu'on s'attèle à réaliser de nouveaux panneaux pédagogiques". Et puis il y a ce tout nouveau bassin, en cours de réalisation, qui va accueillir des espèces aquatiques avec une petite cascade. Et puis il y a cet événement à venir dans le Missouri, état où exerce le professeur Croat, et puis cette association de passionnés qu'il faut animer, et puis, et puis.... Il est temps de laisser Monsieur Tavares à sa passion dévorante.