L’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) révèle dans une analyse publiée mercredi 28 février 2024 que le Grand Est "la région de province où les ménages agricoles ont le niveau de vie médian le plus élevé". Mais la situation est complexe : les bons revenus des filières viticoles et céréalières de la Champagne et de l’Alsace contrastent fortement avec les difficultés de l’élevage en Lorraine.
Bleu très foncé. Toutes les Vosges lorraines sont uniformément recouvertes sur l’infographie que fournit l’INSEE pour illustrer "la part des ménages agricoles vivant sous le seuil de pauvreté entre 2015 et 2019": 25% sont concernés, dix points de plus que la moyenne dans le Grand Est. Territoire d’élevage, de moyenne montagne, les Vosges concentrent les difficultés actuelles et le niveau de vie s’en ressent. En Lorraine, seul le nord de la Meuse atteint les mêmes chiffres. Il compte notamment beaucoup de producteurs de lait, touchés également par la crise.
C'est souvent une question de fierté. Vu le nombre d'heures qu'on passe à travailler sur nos exploitations, il est difficile de reconnaître que c’est seulement grâce aux revenus de son conjoint qu’on peut s’en sortir
Romain Ballandier, trésorier de la Confédération paysanne pour le Grand Est
À l’autre bout de l’échelle, les viticulteurs de Champagne et d’Alsace : "le Grand Est se démarque des autres régions de province par une surreprésentation des viticulteurs et des céréaliers" écrit l’INSEE, qui force le trait : "les territoires viticoles jouissent de la renommée du vignoble champenois et alsacien".
La Lorraine ne tient évidemment pas la comparaison avec ses voisins en termes de viticulture. Dès lors, les "4070 euros par mois pour la moitié des ménages agricoles du Grand Est" qui représentent le "niveau de vie médian le plus élevé de toutes les régions de province" peuvent passer pour une provocation à l’égard des exploitants qui tirent la langue, ou comme une lapalissade.
Plus on est gros, plus on est riche
Plus l’exploitation est grande, moins on est pauvre dit l’étude de l’INSEE, d’autant que la tendance depuis vingt ans est à l’augmentation de la surface agricole moyenne dans le Grand Est : + 64% entre 2000 et 2022. En clair, pour maintenir son niveau de vie, il faut pouvoir augmenter la taille de son exploitation, dans une spirale sans fin.
Autre constat : la nécessité d’avoir d’autres rentrées pour boucler ses fins de mois, via notamment le travail salarié du conjoint en dehors de l’exploitation que connaissent 63% des ménages agricoles céréaliers en 2019, via également des revenus du patrimoine, "voire des pensions de retraite, des revenus non salariaux provenant d’activités extra-agricoles ou bien encore des prestations sociales". Là aussi, les inégalités sont fortes : "entre 2015 et 2019, plus un ménage dépend d’un nombre limité de sources de revenus, plus la probabilité qu’il vive sous le seuil de pauvreté est forte".
Romain Ballandier, trésorier de la Confédération paysanne pour le Grand Est, élu à Chambre d’agriculture des Vosges, confirme les tendances lourdes : "il y a deux modèles qui s’affrontent, et forcément, ça se retrouve dans les revenus des ménages. Les petites exploitations d’élevage, qui ne peuvent pas s’agrandir pour pallier les difficultés climatiques, souffrent davantage que les autres. Il y a un effet sur les revenus, qui est accentué depuis la fin du Covid par la désaffection pour le bio et par l’inflation".
Il reconnaît que la question des revenus hors exploitation "relève du tabou : il y a une question de fierté, il est difficile de reconnaître que c’est grâce aux revenus de son conjoint qu’on peut s’en sortir. Nous sommes 7 associés, seuls trois s’en tirent avec les seuls bénéfices de leurs exploitations".
Chez nos confrères du Monde daté du jeudi 29 février, Bertrand Hervieu, le spécialiste des questions agricoles et rurales, explique ainsi les profondes inégalités de revenus entre les agriculteurs : "ils se sont spécialisés et ont des intérêts divergents, voire concurrents (…) La recomposition en cours fait beaucoup plus de perdants que de gagnants". Ces derniers sont pour le sociologue "entrés dans un processus de regroupement et de financiarisation (…) Les producteurs de céréales, de porcs, de betteraves et une partie des viticulteurs bénéficient de revenus très confortables (…) Pour ceux-là, l’engagement dans les manifestations est surtout motivé par le désir que rien ne change, et surtout pas le modèle d’une agriculture productiviste, associée à l’usage intensif d’engrais".