Rachetée à l’été 2020 par le magnat anglo-indien Sanjeev Gupta et son groupe Liberty Steel, le site de laminage de rails de la vallée de la Fensch pourrait être en grande difficulté financière en ce début d'année 2021. Le principal financeur du propriétaire actuel a fait faillite.
"La sidérurgie ne produit pas que de l’acier". Cette phrase, Jean-Louis Malys, ancien numéro 2 de la CFDT, l’a prononcée à l’automne 1991, lorsqu’il luttait en tant de délégué syndical contre la fermeture de l’usine à fonte d’Uckange. Il évoquait alors la solidarité et la fraternité des hommes du fer qui ont fait au fil des siècles du travail de l’acier un monde à part avec son histoire et ses valeurs.
Aujourd’hui, la sidérurgie est devenue un produit financier. Les anciennes sociétés rythmées par les cycles longs de l’industrie lourde ont laissé à la place des conglomérats complexes, aux montages financiers souvent obscurs.
L’usine à rails d’Hayange, fleuron de la sidérurgie lorraine, n’échappe pas à cette tendance.
En vingt ans, les salariés ont connu cinq propriétaires différents, et au moins autant de politiques industrielles. Le dernier en date, Sanjeev Gupta, a racheté le site l’été dernier, avec la bénédiction du Ministre de l’Economie actuel, Bruno Le Maire. La production de rails est considérée comme une activité stratégique en France, la seule usine qui en lamine encore doit donc obtenir l’aval de l’Etat pour changer de propriétaire. Depuis juillet 2020, ce sont les couleurs de Liberty Steel qui flottent au-dessus d’Hayange.
Fonds de roulement
Sanjeev Gupta marche dans les pas d’un autre anglo-indien, Lakshmi Mittal. A coups de rachats, il se bâtit un empire. Pour le constituer, GFG Group, la structure qui englobe toute les activités de Sanjeev Gupta, doit contracter des emprunts. Notamment auprès de Greensill Capital, un financier britannique, qui a annoncé sa faillite lundi 8 mars 2021. D’après nos confrères du journal Les Echos, sans le fonds de roulement apporté par Greensill, les jours de Liberty Steel sont comptés. Ceux de l’usine d’Hayange peut-être également, en tous cas en tant que propriété de Sanjeev Gupta.
Le laminoir d’Hayange est rentable. Il produit 350.000 tonnes de rails par an, notamment pour les lignes à grande vitesse. Ses contrats avec la SNCF lui ont jusque-là assuré des débouchés stables. Mais il est aujourd’hui coincé dans une situation délicate. Lorsque British Steel son précédent propriétaire a fait faillite, Liberty Steel s’est porté acquéreur, de même qu’une demi-douzaine d’autres groupes sidérurgiques, dont ArcelorMittal.
Mariage
Si l’offre de Sanjeev Gupta a été préférée par l’Etat français c’est parce que le magnat anglo-indien a accepté de tirer une grosse épine du pied du Ministre en achetant également l’ancienne aciérie Ascoval de Saint-Saulve dans le Nord, qui n’avait pratiquement plus de débouchés. Pour le gouvernement français, l’opération avait tout d’un mariage heureux : Saint-Saulve fournit des blooms (les demi-produits) à Hayange, qui les transforme en rails, puis les revend à la SNCF. Bruno Le Maire ne cachait pas sa satisfaction. Issus du recyclage de ferrailles, les blooms permettaient même d’apporter le précieux label "acier vert" aux rails de l’usine mosellane.
La faillite du principal financeur de Liberty Steel jette le trouble. Saint-Saulve ne fournit que très marginalement l’usine d’Hayange qui doit s’approvisionner ailleurs. Le site du Nord s’est endetté fortement afin de réaliser les investissements nécessaires à la transformation de son installation : à l’origine, son aciérie ne permettait de couler que des blooms ronds… Quand il en faut des carrés pour les rails ! L’usine d’Hayange, désormais mariée à Saint-Saulve, doit également supporter la dette commune. Et apporter son soutien. Combien de temps ? A quel prix ?
Parce qu’elle est protégée par l’Etat, l’usine d’Hayange trouvera toujours un repreneur. Mais la méthode interroge. Pourquoi laisser un fleuron stratégique tanguer de la sorte ? A l’heure où l’une des priorités du gouvernement est de réindustrialiser, et que l’usine d’Hayange a besoin de nouveaux investissements, la porte de sortie parait mince en cas de nouvelle faillite. Les changements successifs de gouvernance, d’approvisionnement et de politique industrielle usent les installations et les hommes. "On avait un plan d’investissement de 30 millions d’euros sur la table, notamment pour conforter le laminage des rails de 108 mètres, comment on fait sans ça ?" enrage Djamal Hamdani de la CFDT. Le costaud syndicaliste a le tournis : "en vingt ans, j'ai déjà connu cinq patrons différents".
Tout va bien
Dans une communication envoyée en anglais aux salariés mardi 10 mars à 19 heures, Sanjeev Gupta tente de les rassurer.
Il ne nie pas les difficultés liées à la faillite de son financeur, mais précise en chercher de nouveaux, et assure que son groupe est "solide". Il met en avant la bonne tenue du marché de l'acier, "et le doublement des prix" et espère que "la sortie du Covid puisse correspondre à une hausse de la demande".