Témoignages. Gilets jaunes, 5 ans après : "je n’ai pas l’impression d’avoir une vie meilleure depuis"

Publié le Écrit par Jennifer Alberts
partager cet article :

5 ans après la fin des gilets jaunes, nous avons retrouvé des figures de la mobilisation en Picardie. Quel est leur regard sur l'issue de ce mouvement ? Sur la situation économique et sociale actuelle ? Et seraient-ils prêts à se mobiliser à nouveau. Témoignages.

Société
De la vie quotidienne aux grands enjeux, découvrez les sujets qui font la société locale, comme la justice, l’éducation, la santé et la famille.
France Télévisions utilise votre adresse e-mail afin de vous envoyer la newsletter "Société". Vous pouvez vous désinscrire à tout moment via le lien en bas de cette newsletter. Notre politique de confidentialité

De la quinzaine de portables qu'on appelle, ce sont les trois seuls qui décrochent. Les trois seuls dont le numéro est encore attribué. Les trois seuls qui n'en ont pas changé. Les trois seuls qui acceptent de nous parler. Stéphanie, Guillaume, Pierre*. Il y a 5 ans, lors du mouvement des gilets jaunes, on les appelait presque tous les jours. Pour caler un reportage ou un direct. Ou juste pour faire le point sur la mobilisation et les blocages. Pierre et Guillaume ne s'en souviennent plus :"vous savez, j'ai parlé à tellement de journalistes à cette époque."

Stéphanie, si. "Oh bonjour ! Ça me fait plaisir !" La dernière fois qu'on s’était parlé, c'était un an après la fin du mouvement. Pour discuter de ce qu'avaient représenté les gilets jaunes pour elle. On l'avait laissée avec une santé fragile qui s'est dégradée en 4 ans. "C'est pas génial, mais ça va mieux !" Stéphanie a toujours la même voix douce et un peu éraillée. La même voix pleine de convictions et d'optimisme que les épreuves de la vie ne semblent pas avoir entamés.

Dès le premier jour du mouvement des gilets jaunes, Stéphanie s'était installée sur le rond-point du péage de Ressons-sur-Matz sur l'A1 dans l'Oise. Pierre, lui, était à Laon. Et Guillaume, "sur la D19 au niveau du rond-point de l'A7".

Ils ont vécu les nuits devant les braseros et les rassemblements à Paris. 5 ans après, chacun a repris le cours de sa vie. Et porte un regard quelque peu amer sur le résultat de ce mouvement social d'ampleur.

Y a des fois, même aujourd’hui, je n’ose pas dire que j’ai fait les gilets jaunes.

Guillaume, ancien gilet jaune d'Abbeville

Guillaume est toujours charcutier à Abbeville. Il a changé d'entreprise et a accueilli un enfant il y a trois ans. Au ton de sa voix, on sent que les gilets jaunes ne lui ont pas laissé que de bons souvenirs. Pas le mouvement en lui-même, mais plutôt la perception que les gens en ont eu. Il avoue d'une voix grave avoir été pointé du doigt pour son engagement. "Les gens ont beaucoup jugé sans vraiment avoir compris. Le mouvement de gilets jaunes a été sali par beaucoup de monde.Y a des fois, même aujourd’hui, je n’ose pas dire que j’ai fait les gilets jaunes. Ça a été mal vu par la suite". 

Mobilisé en semaine comme les week-ends, Guillaume a perdu au total plus d'un mois et demi de salaire. Pour une issue qu'il juge sans détour : "la mobilisation d’il y a 5 ans n’a rien changé du tout. On n’a pas été entendus, déplore-t-il. On a fait beaucoup de choses qui n’ont pas servi à grande chose. Même s’il ne fallait pas s’attendre à des monts et merveilles. Ça a été un peu écœurant. On a l’impression que l’État, ces gens-là ne vivent pas dans le même monde que nous et qu’ils n’ont pas l’air de réagir. Moi, je parle les travailleurs. C’est pour ceux qui travaillent que je me suis mobilisé il y a 5 ans. Ça m’a pas mal écœuré que ceux qui bossent n’aient pas une meilleure vie et ne soient pas un peu plus considérés, notamment sur les salaires. J'ai été très déçu. Avec le recul, je ne vais pas dire que les gilets jaunes, ça n’a pas été un coup d’épée dans l’eau. Ça a servi à certaines choses. Mais moi, travailleur, je n’ai pas l’impression d’avoir une vie meilleure depuis."

Même constat pour Pierre. En 5 ans, il n'a pas perdu son bouillonnement intérieur, Pierre. Un bouillonnement qui s'est peut-être un peu accentué depuis les gilets jaunes, parce qu'il a "un gros sac à dos à vider". Lui qui a participé à tous les rassemblements parisiens jusqu'au dernier en mars 2019. "Les violences policières lors des manifestations m’ont fait rentrer chez moi. Comme beaucoup d'autres d'ailleurs. Les gilets jaunes se sont tellement fait déglinguer… J’ai vu des choses traumatisantes lors des rassemblements à Paris. Dont je me rappellerai toute ma vie. Moi, j’ai été arrêté trois fois avec dépôt de plainte dont deux avec garde à vue. 36 heures au total." Des plaintes classées sans suite à chaque fois, selon lui.

J’ai la sensation d’être droit dans des bottes, d’avoir fait ce que j’avais à faire et de m’être battu pour mes convictions. Même si ça n’a pas marché.

Pierre, ancien gilet jaune de Laon

Pierre n'est plus en contact avec le milieu des gilets jaunes. Il a changé de région et de situation professionnelle. Il est aujourd'hui paysan boulanger dans le Morbihan, installé en microentreprise. Une aventure née d'une rencontre lors de la mobilisation."Sur le plan humain, ça a été un merveilleux moment de vie. La fin du mouvement a été dure à digérer, mais au moins, j’ai la sensation d’être droit dans des bottes, d’avoir fait ce que j’avais à faire et de m’être battu pour mes convictions. Même si ça n’a pas marché. Pour moi, les gilets jaunes, c’était un sérieux avertissement social vis-à-vis de la conjoncture, de ce qui se passait et de ce qu’on a vu empirer. Qu’est-ce qui a changé depuis les gilets jaunes en mieux ? Rien du tout. Ce qu’on a fait il y a 5 ans, au final, ça n’a servi à rien. Puisqu’il n’y a pas de changements. Les gilets jaunes, ça a été la classe des moins aisés qui n’en pouvaient plus, qui avaient de l’eau jusqu’au nez. Et aujourd'hui, l’eau est montée : les pauvres sont ultra-pauvres et la classe moyenne commence à ne plus pouvoir s’en sortir. " Et d'énoncer la hausse de ses charges : "en 4 ans, sur mes factures de matières premières, j’ai une augmentation de 60%. Et encore, je produis ma farine. Donc là-dessus déjà, je passe à travers. L’EDF qui a augmenté de 20% l’année dernière et de 10% cette année".

Stéphanie pose le même regard radical sur le contexte économique et social actuel. "Tout a empiré depuis 5 ans. Il n’y a vraiment pas de quoi être satisfait de ce qui se passe. On voit la colère qui éclate à nouveau. C’est vraiment de pire en pire depuis 5 ans. La révolte gronde. Les gens sont de plus en plus pauvres. À l’époque des gilets jaunes, ceux qui faisaient partie de la classe moyenne, aujourd’hui, ils sont descendus d’un cran."

Je suis persuadée qu’à un moment ça va exploser. Quelle va être l’étincelle ? C’est la question.

Stéphanie, ancienne gilet jaune de Ressons-sur-Matz

Guillaume n'est pas plus bienveillant. Malgré le salaire d'Atsem de sa conjointe, "c’est même de pire en pire. Les factures sont de plus en plus conséquentes et les salaires ne suivent pas. On est deux à travailler. On a un enfant et on a du mal à s’en sortir. Ça devient de plus en plus compliqué. Et pour tout le monde : les gens sont fatigués. Ils disent qu’il faut bouger, mais je pense que c’était il y a 5 ans qu’il fallait se mobiliser. Pas maintenant qu’on est étouffés par la situation."

Stéphanie est convaincue qu'au contraire, une nouvelle mobilisation d'ampleur est possible. "Je suis persuadée qu’à un moment ça va exploser. Depuis le Covid, il y a plein de choses inacceptables qui se sont passées et qui se passent. À un moment, l’inacceptable, ça va faire que les gens se révoltent. Quelle va être l’étincelle ? C’est la question. Pour le moment, les gens attendent. Ils sont un peu dans les starting-blocks. Tout le monde est un peu en mode observation de ce qui va se passer entre les agriculteurs et le gouvernement. Et selon ce qui va se passer, les gens vont ressortir."

PIerre, lui, n'y croit pas du tout. Lui, qui met un point d'honneur à "garder l'esprit vif" et à "suivre ce qui se passe et ce qui se dit au niveau des politiques", écoute beaucoup ceux qui viennent lui acheter son pain sur les marchés. Il a une explication à cette inertie populaire : si les gens ne bougent pas, c'est parce que le mouvement des gilets jaunes n'a rien donné malgré son intensité. "Ceux qui en ont pris plein la tronche en tant que gilets jaunes, ils sont comme moi : ils estiment qu’ils ont assez donné, ils sont résignés. Et aujourd’hui, moi, je suis résigné à subir quoi qu’il en soit. Il y a un fort découragement. Les gens n’ont plus envie. Comme on se sent impuissants, on devient soumis. Je pense que les gens se disent que perdre une journée de salaire pour rien, ça ne vaut pas la peine."

Je vais être franc : je ne suis pas prêt à repartir. Je n’en ai pas les moyens.

Guillaume, ancien gilet jaune d'Abbeville

Ce que confirme Guillaume. Se révolter est devenu un luxe qu'il ne peut plus se permettre : "il y a trop de risques pour peu de bénéfices. À l’époque, les gens ont pu tenir plusieurs mois. Aujourd’hui, ça n’est plus possible et c’est pire : c’est carrément une seule journée de salaire qu’on ne peut pas se permettre de perdre. Si demain, il y a un nouveau mot d’ordre citoyen, ça me titillera. Ça, c’est sûr. Mais pour quoi au final ? Je vais être franc : je ne suis pas prêt à repartir. Je n’en ai pas les moyens."

Et Stéphanie ? Serait-elle prête à repartir ? À retrouver les anciens gilets jaunes avec lesquels elle est toujours en lien ? Oui. Sans hésitation. Mais plus en première ligne : "On a laissé beaucoup de plumes dans la bataille, nous les gilets jaunes : les arrestations, les jugements, les blessés, les morts. Personnellement, aller me prendre des gaz et tout ça, non. Je ne me sentirais plus la santé pour ça. Mais s’il y a besoin de soutien dans l’organisationnel, bien sûr que j’y retourne. J’ai envie que le monde change. On a envie que le monde change. Aujourd’hui, si ça repart, il ne faut pas que ce soit avec un gilet jaune. Il ne faut pas qu’on se mobilise contre quelque chose, mais pour un meilleur monde. Je pense que ce sera plus un mouvement de citoyens que de gilets jaunes. Que ce soit les agriculteurs ou les anciens gilets jaunes, ça va converger. C’est une évidence. Mais il faut enlever les étiquettes. On a beaucoup souffert de ça. "

Je ne ressortirai plus pour rien. J'ai assez donné.

Pierre, ancien gilet jaune de Laon

"Moi, je suis complètement résigné. Regardez pour de la réforme des retraites : les gens sont à peine sortis. Je m’étais dit que si je vois que ça rebouge, si les gens redonnent un coup de collier, pourquoi pas. Mais maintenant, je ne ressortirai plus pour rien. J'ai assez donné", conclut Pierre. Alors, il a choisi de s'investir dans le milieu associatif et dans l'économie solidaire, "une façon de lutter. Je serais peut-être prêt à repartir, mais sur un autre mouvement. Parce que les gilets jaunes ont été complètement grillés. C’est un mouvement qui ne refédérera pas. Moi, j’ai l’espoir de la naissance d’un nouveau mouvement, un petit peu dans le même esprit. À un moment, il faut savoir être résilient et lutter autrement."

*Le prénom a été changé.

Qu’avez-vous pensé de ce témoignage ?
Cela pourrait vous intéresser :
Tous les jours, recevez l’actualité de votre région par newsletter.
Tous les jours, recevez l’actualité de votre région par newsletter.
choisir une région
France Télévisions utilise votre adresse e-mail pour vous envoyer la newsletter de votre région. Vous pouvez vous désabonner à tout moment via le lien en bas de ces newsletters. Notre politique de confidentialité
Je veux en savoir plus sur
le sujet
choisir un sujet
en region
choisir une région
sélectionner une région ou un sujet pour confirmer
Toute l'information