Le 11 janvier 1916, l'explosion d'un stock de munitions ravage Lille, alors occupée par les Allemands, tuant près de 140 personnes. Cent ans après la catastrophe des Dix-huit Ponts, la capitale des Flandres commémore "cet AZF lillois", largement méconnu des Nordistes.
Depuis octobre 1914, Lille, qui a subi d'intenses bombardements, vit à l'heure allemande, littéralement, puisque l'occupant a réglé les différentes horloges de la ville avec une heure d'avance sur la française.
La VIe armée bavaroise du Kronprinz Rupprecht a investi Lille, germanisé en "Ryssel", situé à une quinzaine de km du front et idéalement placé pour soutenir l'effort de guerre contre les Français. Des quantités énormes de munitions sont stockées dans le bastion des Dix-huit Ponts - en référence à son nombre d'arches - dans le quartier populaire de Moulins, où se trouvent de nombreuses usines et filatures.
En pleine nuit, à 3h30, une terrible explosion réveille les habitants. "Les maisons tremblèrent, les portes s'ouvrirent, les vitres se brisèrent avec fracas, les tuiles et les ardoises dégringolèrent des toits. Un vent violent comme un cyclone passa à travers la ville", raconte l'abbé Demarchelier, cité dans "L'explosion des Dix-huit Ponts, un "AZF" Lillois" (édition Les lumières de Lille).
"Comme dans L'Enfer de Dante, chaque mètre parcouru vous pousse vers de nouvelles horreurs. De l'amas de briques, une jambe nue, tuméfiée saignante, roide, surgit soudain", relate un autre témoin, le journaliste Eugène Martin-Mamy. Dans ses mémoires, le Kronprinz dit avoir cru à un tremblement de terre.
"La détonation est perçue jusqu'à Ostende, Bruxelles et Breda en Hollande, tandis que l'onde de choc est enregistrée par les sismographes", note aujourd'hui Alain Cadet, auteur de l'ouvrage précité.
Au centre de l'ancienne poudrière s'est formé un énorme cratère de 150 m de diamètre et de 30 m de profondeur. Les dégâts causés par l'explosion sont terribles : 104 civils tués et 30 militaires allemands morts - un bilan vraisemblablement sous-estimé -, 400 blessés, un millier de maisons soufflées et une vingtaine d'usines détruites.
Et encore: "heureusement que les usines ont pu faire écran par rapport au souffle de l'explosion et ont pu protéger la ville...", relève Jean-Pierre Van Godtsenhoven, président du groupe mémoire Moulins-Lille.
Mauvaise qualité des poudres ?
D'où provient l'explosion ? Trois hypothèses affleurent : sabotage, bombardement ou détonation due aux munitions."Il faut savoir que 500 tonnes de mélinite (un explosif, ndlr), un produit très instable, étaient entreposées. L'hypothèse la plus plausible est une mauvaise qualité des poudres", estime M. Van Godtsenhoven.
Les Lillois sont partagés par deux sentiments contraires : la tristesse face au bilan mais aussi la satisfaction de voir "que la formidable quantité d'explosifs ne pourra plus servir pour tuer des soldats français", note M. Cadet.
Après 1.465 jours d'occupation et une chute vertigineuse de sa population de 220.000 à 112.000 habitants, Lille est libérée en octobre 1918 dans le "délire", selon Albert Londres qui couvre l'événement pour le Petit journal illustré.
Mais la tragédie des Dix-huit Ponts a été largement reléguée "aux oubliettes de l'histoire", selon M. Cadet. "140 morts, c'est un événement dramatique, mais rapporté à l'échelle de la Première guerre mondiale c'est une petite chose, avec des batailles qui ont fait près de 30.000 morts français en une seule journée", explique-t-il.
Cette catastrophe a toutefois permis "de reconstruire les usines détruites et à l'industrie textile de Moulins de repartir d'un meilleur pied à partir de 1920
avec des équipements beaucoup plus modernes", souligne M. Van Godtsenhoven. Une cérémonie commémorative est prévue dimanche au monument des Dix-huit Ponts, inauguré en 1929 par le maire Roger Salengro, et lundi au carré des victimes du cimetière de Lille-Sud.