FOOTBALL LEAKS. RC Lens : "Projet Charbon", l'histoire secrète de la reprise du club par Solferino et l'Atlético

Des documents confidentiels, issus des Football Leaks, révèlent des informations inédites sur la reprise du Racing Club de Lens par la société luxembourgeoise Solferino et l'Atlético de Madrid. Voici le premier volet de notre enquête, réalisée en collaboration avec Mediacités et Mediapart.

C'est une histoire avec ses zones d'ombre et ses mystères. A l'automne 2015, le Racing Club de Lens, fraîchement relégué en Ligue 2, est à la peine, tant sur la pelouse que sur son compte en banque. Depuis plus d'un an, son actionnaire majoritaire, l'homme d'affaires azerbaïdjanais Hafiz Mammadov, ne finance plus, empêtré dans son pays dans de multiples embrouilles, économiques, personnelles et politiques. Surgit soudain un nouvel allié, aussi inattendu que prestigieux : l'Atlético de Madrid. Le club espagnol peaufine très sérieusement à ce moment-là un plan de reprise des Sang et Or, baptisé "Projet Charbon".

France 3 Hauts-de-France et le site régional d’investigation Mediacités ont pu accéder aux Football Leaks, ces millions de données confidentielles recueillies par le magazine allemand Der Spiegel et analysées avec ses partenaires de Mediapart et de l'EIC (European Investigative Collaborations, voir encadré). Nous y avons déniché des informations inédites sur la reprise du Racing Club de Lens par l'Atlético de Madrid et la société luxembourgeoise Solferino : contrats, ébauches de contrats, documents juridiques et financiers..

Nos découvertes ont conduit deux des principaux protagonistes du dossier, Joseph Oughourlian (actuel président et actionnaire majoritaire du RCL) et Ignacio Aguillo (ancien directeur général adjoint du RCL et ex-conseiller de l'Atlético de Madrid) à nous accorder chacun un long entretien. Le premier lundi matin à La Gaillette, le centre d'entraînement du club, le second par téléphone lundi soir. 
 
Voici la première partie de notre enquête en deux volets. 

 

Aguillo à la manoeuvre

Retour en novembre 2015. A cette époque, l'Atlético de Madrid est en pleine phase d'expansion internationale. Il a créé, l'année précédente, un club franchisé en Inde, l'Atlético de Kolkata, et étudie de nouveaux projets au Mexique et en Amérique du Nord. Une nouvelle opportunité se présente aussi en France : le Racing Club de Lens.

Le propriétaire, Hafiz Mammadov, est bien connu des dirigeants madrilènes. En octobre 2012, le P-DG, Miguel Angel Gil Marin, avait conclu un juteux contrat de 24 millions d'euros avec le Baghlan Group, le conglomérat de ce souriant oligarque moustachu, qui gravitait alors dans les cercles de pouvoir de son pays. Le logo "Azerbaijan, Land of Fire" fit ainsi son apparition sur les maillots des Colchoneros, comme il barrera ensuite ceux du RC Lens, pour faire la promotion de ce petit état du Caucase, aussi riche en hydrocarbures que peu respectueux des droits de l'homme.
 

A l'Atlético, c'est Ignacio Aguillo, un ex-banquier de BNP Paribas, devenu conseiller exécutif en charge du développement international, qui s'occupe du dossier lensois. Fin novembre 2015, il a déjà passé au crible plusieurs documents financiers (budget, salaires...) qu'il a partagés avec son employeur Miguel Angel Gil Marin. Une délégation madrilène doit se rendre à Lens le 3 décembre pour visiter le Stade Bollaert-Delelis, le centre d'entraînement de la Gaillette et s'entretenir avec le président en place, Gervais Martel, et son équipe.

Aguillo a une idée précise des questions prioritaires à aborder, qu'il communique aux membres de la délégation : évaluer "la qualité et la fiabilité des professionnels", identifier "les joueurs les plus prometteurs de la formation", "vérifier la structure du capital", "comprendre quelle marge de réduction des dépenses on a sur les éléments non-critiques", "vision du domaine social, rôle et relation avec les autorités locales", énonce-t-il. "On doit aussi comprendre s’il y a possibilité de renégocier la dette et certains contrats comme Sportfive (Lagardère Sport qui assure la régie commerciale du club NDR) qui limite la génération de revenus", écrit-il dans un courriel.  
 

"Hafiz Mammadov m’avait présenté Gervais Martel", nous explique aujourd'hui Ignacio Aguillo, qui ne travaille plus pour l'Atlético. "J’avais une connaissance de la situation au RC Lens – je ne vais pas dire privilégiée – mais de premier rang. Dans mes fonctions à la BNP Paribas, j’ai fait quelques opérations en Azerbaïdjan. J’avais rencontré M.Mammadov et on a développé une relation au fil du temps."

"C’est Hafiz Mammadov qui me sollicite pour l’aider à trouver une solution pour Lens", se souvient cet Espagnol polyglotte. "A l’origine, il me demande de m’occuper du RC Lens, mais je n’avais pas vocation à m’occuper du club. Petit à petit, j’ai pris conscience de la situation et du besoin de nouveaux fonds, et c’est là que j’ai conseillé à Hafiz Mammadov d’accepter de trouver un repreneur pour une partie ou la totalité du club".

Contrairement à ce qui a pu être dit ensuite par l'Atlético de Madrid, les Espagnols ont bien envisagé de devenir propriétaires. Il est question dans un premier temps, d'acheter 51% du RCL pour 8 millions d'euros. Un tarif qui en refroidit déjà certains. "8 millions pour 51% d’un club de 2e division avec 8 millions de dettes (...) c’est beaucoup d’argent", alerte ainsi un conseiller en interne. "Soit on augmente le pourcentage qu’on achète, soit on réduit le prix". Le statut de Gervais Martel - "qui a un droit de veto sur toutes les décisions significatives du club alors qu’il est un actionnaire très minoritaire" - interroge également.

Des contacts informels sont quand même établis avec la Direction Nationale du Contrôle de Gestion (DNCG), le gendarme financier du football français, au cours du mois de décembre.
 

Option de rachat pour Mammadov

Une ébauche d'accord, portant le nom de code "Projet Charbon", est établie à la date provisoire du 11 janvier 2016.

Elle prévoit que l'Atlético rachète 51% des parts de la SASP Racing Club de Lens à RCL Holding, la société-mère parisienne détenue à plus de 99,99% par Baghlan Group Holdings Limited, société d'Hafiz Mammadov domicilée à Dubai (Emirats Arabes Unis) et à moins de 0,01% par GIM2, société de Gervais Martel. RCL Holding reste donc ainsi actionnaire minoritaire.
 

Le prix d'achat a été nettement revu à la baisse : cette fois, l'Atlético doit verser 2 millions d'euros pour devenir majoritaire. Une somme assortie d'un bonus de performance de 2 millions si jamais le RCL parvient à remonter en Ligue 1 à l'issue de la saison en cours (2015/2016). L'accord propose aussi une option de rachat qui permettrait à RCL Holding ou à "toute société contrôlée en dernier ressort par l’actionnaire majoritaire de RCLH" (donc le Baghlan Group) de racheter les parts acquises par l'Atlético jusqu'au 31 juillet 2017. Elle est fixée à 4 millions d'euros. 

En clair, ce schéma donne la possibilité à Mammadov de reprendre la main, si sa situation financière s'améliore. Auquel cas, l'Atlético réaliserait un joli bénéfice de 2 millions d'euros, le club espagnol se voyant attribuer, de surcroît, un million d'euros d'honoraires de management "chaque année ou fraction d’année durant laquelle l’ATM (Atlético de Madrid NDR) contrôle, directement ou indirectement, le RC Lens". Car dans cet accord, il est prévu les dirigeants madrilènes désignent eux-mêmes le manager sportif, le manager financier et le manager général.

"Il y avait une bonne relation avec Hafiz Mammadov. Institutionnellement, on l’appréciait bien. Mais à l’Atlético, on avait des actionnaires prioritaires et on ne pouvait pas faire n’importe quoi", rappelle aujourd'hui Ignacio Aguillo. Mais la situation financière préoccupante du club artésien amène aussi à certaines précautions. Des conditions préalables sont ainsi posées dans cet accord. L'une d'elles concerne un emprunt du RC Lens auprès de SwissLife, dont le club n'a pas versé les dernières échéances. L'Atlético veut que ce crédit soit étendu "pour le même montant et le même taux d’intérêt". Une autre condition est liée à la "renégociation satisfaisante de l'accord de marketing et de services avec Sportfive / Lagardère Sports" qui ponctionne une partie des recettes du club en échange de ses prestations.

Ces précautions trahissent en fait une réalité : le rachat du RC Lens est loin de faire l'unanimité au sein de l'Atlético de Madrid. Un conseiller, José Manuel Diaz Perez, en charge du contrôle de gestion, y est particulièrement hostile. "J’exprime expressément mon rejet total et absolu de cette acquisition parce que je comprends qu’elle sera dommageable aux intérêts de l’Atlético de Madrid", écrit-il à Miguel Angel Gil Marin et Ignacio Aguillo le 11 janvier 2016, alors qu'un dîner est prévu le lendemain avec Gervais Martel et qu'un rendez-vous doit avoir lieu le jour suivant avec le président de la DNCG.

Diaz Perez évoque notamment l'opposition de la direction sportive de l'Atlético et exprime "de sérieux doutes sur la viabilité de l’opération" malgré "la réduction significative du prix initialement offert par l’Atlético de Madrid à  l’actionnaire majoritaire de Lens pour ses parts".   
 

Arbitrabantur et Jorge Mendes

Les arguments de José Manuel Diaz Perez ont-ils conduit l'Atlético à faire machine arrière ? "Diaz était dans son rôle, il doit soulever les risques de n’importe quel projet que le club entame", nous a répondu Ignacio Aguillo. "Pour moi, c’était plutôt une réflexion, un débat en interne, avec certes des gens qui étaient plutôt pour et d’autres qui étaient moins en faveur.

Pourtant, comme nous l'avons découvert, une nouvelle version du "Projet Charbon" est élaborée dès le courant du mois de janvier 2016, dans laquelle il n'est plus question que d'"un accord de coopération" entre Madrid et Lens pour échanger des rapports de scouting (détection de joueurs), conseiller le staff technique et le recrutement "de joueurs clés". Pour Aguillo, les raisons de cette volte-face sont ailleurs. "Tout ça est arrivé au moment où l’Atlético avait eu une suspension de recrutement pour deux fenêtres de transferts (sanction de la FIFA pour avoir enfreint le règlement concernant les transferts internationaux de joueurs mineurs NDR). "On m’a dit : "on ne peut pas s’engager maintenant, il faut réfléchir"".
 

Dans une ébauche datée du 20 janvier 2016, c'est une société londonienne, Arbitrabantur Advisors Limited (AAL), qui est censée devenir l'actionnaire majoritaire du club. Selon les informations fournies par le registre du commerce britannique, il s'agit d'une structure dormante appartenant à Ignacio Aguillo, ce que confirme l'intéressé : "Au moment où l’Atlético ne savait pas s’ils allaient pouvoir participer à ce projet, je me suis mis à chercher d’autres possibles acquéreurs et pour faciliter la chose, dans la documentation, j’ai mis le nom de cette société qui est une société dormante. C’était juste pour faciliter la compréhension de la structure. Il n’a jamais été question que je reprenne le club.
 
Ce que nous avons découvert aussi, c'est qu'Ignacio Aguillo a transmis ce projet le 21 janvier 2016 à Luis Correia, neveu et bras droit du sulfureux Jorge Mendes, le célèbre agent de joueurs portugais, aussi influent que controversé.  "Ci-joint l’ébauche de l’accord qui sera signé pour l’acquisition", lui indiquait-il. 
 

L'Espagnol reconnaît aujourd'hui avoir contacté Jorge Mendes dans le cadre de la reprise du RC Lens. "J’ai discuté avec lui et je lui ai dit : "je comprends que tu as un groupe chinois qui cherche à investir dans le milieu du foot, est-ce qu’il pourrait être intéressé par ça ?". S'agissait-il du groupe Fosun, aujourd'hui propriétaire du club anglais de Wolverhampton et d'une part minoritaire au sein de Gestifute, la société de Mendes ? "Il ne me l’a jamais dit mais je crois que c’était le cas. Il n’a pas donné de suite et on a très rapidement abandonné cette piste". Ignacio Aguillo tentera de nouveau d'attirer des investisseurs chinois à Lens, comme nous le verrons plus tard.   

Dans ce projet "Arbitrabantur", la société acquéreuse doit verser 2 millions d'euros à RCL Holding, avant le 29 février 2016, pour obtenir 51% du club, avec là encore un bonus de 2 millions en cas de remontée immédiate en Ligue 1. L'exécution du contrat est cette fois soumise à plusieurs conditions préalables, notamment un accord sur "la rémunération (des) fonctions de Président et Directeur général" de Gervais Martel, dont la signature est indispensable à tout accord. L'ébauche stipule aussi qu'il sera nommé président du board et président directeur général "pour une période minimum de quatre ans".

Pourquoi un tel engagement ? "Je ne me souviens plus. Mais tout était fait de bonne foi", assure Ignacio Aguillo. Contacté dans le cadre de cette enquête, Gervais Martel n'a pas souhaité répondre à nos questions, avançant un droit de réserve. "Vous me donnez des noms d'entreprises que je ne connais même pas", a-t-il seulement commenté.  
 

Est-ce bien ce projet que le président lensois et Ignacio Aguillo sont allés présenter tous deux le 25 janvier 2016 devant la Direction Nationale du Contrôle de Gestion (DNCG), le "gendarme financier" du football français ? "Le projet qu’on allait présenter en janvier à la DNCG, c’était avec la reprise de l’Atlético, sauf que l’Atlético à la dernière seconde, à cause de la nouvelle de la sanction FIFA, n’a pas pu confirmer", répond le conseiller espagnol. Du coup, "ce qu’on est allé présenter à la DNCG, c’était un projet de rentrée d’un partenaire qui allait injecter des fonds". Un partenaire qui reste à trouver...
 

Oughourlian

En février 2016, toujours en quête d'un investisseur pour reprendre le RC Lens, Ignacio Aguillo tente de jouer les entremetteurs entre Hafiz Mammadov et le Belge Grégory Maquet, alors P-DG de Century 21 Bénélux et candidat déclaré au rachat. "Pour moi Grégory Maquet était une possibilité et était une solution sérieuse, le problème, c’est que malgré mes efforts, il ne s’est pas mis d’accord avec M.Mammadov", raconte Aguillo. "Pourtant, M.Mammadov continuait à demander de ma part de lui trouver une solution."

Le mois suivant, un ami le met sur une autre piste. "Il m’a dit : "Il y a quelqu’un qui a déjà investi dans le foot et qui pourrait être intéressé. Est-ce que tu veux que je te le présente ?"" 

Ce "quelqu'un", c'est le financier français Joseph Oughourlian, patron du fonds spéculatif Amber Capital et actionnaire principal du club colombien de Millonarios. "Moi je ne connaissais pas très bien le RC Lens, j’avais déjà un club de football en Colombie, je n’avais pas "peur" du football", nous explique celui qui deviendra le futur actionnaire majoritaire des Sang et Or. "Ce sont des investissements perso, ce ne sont pas des investissements Amber, parce que mon fonds se dédie à faire d’autres choses".
 

"Quand Ignacio m’approche, il me dit : "ça peut être un bon deal financièrement et en plus on arrive avec l’Atlético, on sait y faire. On est bon sportivement"", se souvient Oughourlian. "Ignacio se présente à moi avec une carte Atlético, mais en fait, je l’ai compris bien plus tard, il n’était pas employé de l’Atlético. Il est plutôt côté Baghlan. Hafiz Mammadov a été un de ses clients à la BNP, puisque lui c’est un banquier à l’origine. Ignacio avait déjà fait le lien à l’époque entre Mammadov et l’Atlético. Il y avait eu des prêts, des flux d’argent entre le Baghlan Group et l’Atlético, je n’ai pas tout compris. A part le sponsoring, il y avait d’autres choses, mais je ne sais pas quoi. Il y avait une relation très forte entre Baghlan et Ignacio."

"J’ai beaucoup d’estime pour M.Mammadov, mais il était clair à tout moment que je défendais les intérêts de l’Atlético",  assure, de son côté, Aguillo.    

Très vite, des réunions s'organisent sur Londres. Pour Joseph Oughourlian, "ce qui était attirant, c’était le côté financier, parce qu’on rachetait le club pour rien, en sachant qu’il fallait tout de suite mettre de l’argent dedans. Le club fait des pertes structurelles, mais il y avait un calcul financier derrière, on se disait qu’on pouvait équilibrer les comptes et puis il y avait aussi l’espérance que l’Atlético arriverait avec leur connaissance du football et qu’ils nous aideraient, qu’ils nous prêteraient des joueurs, qu'on ferait des échanges avec eux."     
 

LuxCo

Un plan à trois émerge. D'après l'ébauche d'un nouvel d'accord, en date du 8 avril 2016, l'Atlético de Madrid accepte de nouveau d'entrer dans le capital du RC Lens, mais en tant qu'actionnaire minoritaire, avec 26,47% des parts.

Baghlan Group Holdings, la société d'Hafiz Mammadov à Dubai, se voit proposer 25% du capital. Les parts restantes (48,53%) doivent revenir à une "LuxCo", c'est-à-dire une société luxembourgeoise dans le jargon financier, qui n'est pas encore Solferino. De quoi optimiser fiscalement une future revente ? "Je ne suis pas un spécialiste en fiscalité", nous répond Ignacio Aguillo. "Avec trois actionnaires, il fallait mettre en place une structure qui soit relativement souple, pour une croissance ultérieure ou à terme, un jour, une revente. Mais ça n’était pas l’objet. Ce n’était pas pour revendre deux ou trois jours plus tard".

"Dans le milieu du private equity (ou capital-investissement NDR), les gens utilisent souvent le Luxembourg, pas tellement pour des raisons fiscales, mais pour des raisons de rapidité", avance de son côté Joseph Oughourlian. "Vous voulez monter un véhicule européen, qui bénéficie de toutes les règles européennes, fiscales, mais pas seulement… le cadre luxembourgeois est hyper facile. Vous trouvez un avocat là-bas, il vous monte la société en quelques jours." 
 

Le pacte d'actionnaires prévoit un véritable plan d'urgence pour le RC Lens avec l'injection immédiate de 5,5 millions d'euros en capital (environ 2 millions de la part de l'Atlético, 3,5 millions de la part de la "LuxCo"). Gervais Martel restera à la présidence du club et sera épaulé par Ignacio Aguillo au poste de directeur général délégué.

Si dans cette nouvelle configuration, le Baghlan Group devient actionnaire minoritaire, le pacte lui propose néanmoins une option de rachat des parts de ses co-actionnaires, si jamais la fortune devait de nouveau sourire à Mammadov. "Il avait une surface financière mais en termes de liquidité, c’était compliqué", indique Aguillo. "Il y avait vraiment un problème de liquidités. Il pensait pouvoir retomber sur ses pattes à terme, c’est donc pour ça qu’il ne voulait pas lâcher le club. C’est pour ça qu’il tenait à avoir une option de rachat".
 

Mammadov ne signe pas

RCL Holding, la société qui détenait les actions du club, est sortie de l'équation. Le 5 avril 2016, le tribunal de commerce de Paris a ouvert une procédure de conciliation "au profit de RCL Holding", dont Gervais Martel est aussi le président. Car Hafiz Mammadov s'est mis en faute juridiquement en s'abstenant de nommer les cinq membres du conseil d'administration, ce qui bloque tout processus de décision, alors que la maison-mère, comme sa filiale, le RC Lens, sont toutes deux en grande difficulté financière.   
 

Un conciliateur a été désigné pour recueillir des offres de reprise dans le cadre d'une procédure dite de "prepack cession", qui consiste à présenter des racheteurs potentiels au tribunal de commerce le jour-même du dépôt de bilan. Mais le but à ce moment-là n'est pas d'écarter totalement Mammadov. "Dans le contexte d’un prepack, il pouvait être complètement dilué et disparaître de l’actionnariat", explique Ignacio Aguillo. "Joseph, lui, il est intéressé par le projet si l’Atlético rentre et apporte son savoir-faire côté sportif. Et l’Atlético, qui avait Mammadov parmi les amis du club, ne voulait pas entrer dans une dynamique où M.Mammadov perdait tout. Dans un premier temps, c’était une action pour aider un ami".

Le 3 mai 2016, Ignacio Aguillo est présent à l'Hilton Park Hotel de Munich, en Allemagne, où se déroule une réunion du board des directeurs de l'Atlético de Madrid. Premier point à l'ordre du jour : la validation d'un Mémorandum d'entente (MoU) entre actionnaires "relatif à l’investissement du Club dans le Racing Club de Lens".

Dès le lendemain, Gervais Martel déclare l’état de cessation de paiement de RCL Holding. Une procédure collective est ouverte. Le conciliateur présente immédiatement au tribunal de commerce de Paris deux offres de reprises pour le RC Lens, dont celle déposée par Solferino Sarl, la fameuse "LuxCo" - société luxembourgeoise - qui propose d'acquérir 65,3% de la SASP Racing Club de Lens, en association avec l'Atlético de Madrid qui prendra, lui, 34,6% des parts.
 

Le Baghlan Group d'Hafiz Mammadov n'est plus dans le deal. "On était devant le tribunal de commerce pour présenter un accord à trois", se remémore Ignacio Aguillo. "Je me suis présenté devant les membres du tribunal de commerce avec ce projet à trois. Le problème, c’est que M.Mammdov n’a jamais signé le contrat. Ultérieurement, il a essayé de revenir, de faire marche arrière, de signer ce contrat. Les avocats nous ont expliqué que c’était trop tard et que la démarche "prepack" était déjà partie. C’est un des mystères de ma vie. Je ne comprends pas pourquoi".

"Il y a une expression aux Etats-Unis qui dit : "il n’y a pas de déjeuner gratuit sur Wall Street". Mais là Mammadov, on lui a filé 25% gratuits, parce qu’il allait être dépossédé du club", s'étonne également Joseph Oughourlian. "Avec le recul,  mon interprétation, c’est qu’il avait tellement peu confiance en Ignacio, qu’il avait l’impression de s’être fait rouler par Gervais aussi, il avait une telle défiance vis-à-vis de Lens, d’Ignacio, de tout ça, il était dans son monde en Azerbaïdjan…

"J’ai tout fait pour l’aider", se défend Aguillo. "Dans ce monde là, il y a beaucoup de conseillers, beaucoup de gens qui participent et qui donnent leur avis... Avec Gervais, c'était une relation qui n’était pas simple. Gervais ne parle pas un mot d’anglais. Mammadov, il parlait l’anglais mais avec une certaine difficulté. Les relations n’étaient pas très fluides. Ce n’était pas une question de méfiance, mais, dans la pratique, deux hommes très occupés, de deux cultures différentes, et qui ne parlent pas de langue commune, c’est extrêmement compliqué...

La non-signature de Mammadov est à deux doigts d'entraîner le retrait de l'Atlético de Madrid. "On se retrouve aux portes du tribunal de commerce, Mammadov n’a pas signé et l’Atlético, là, ils me disent : "qu’est-ce que je fais dans ce deal ? Moi je suis venu pour Mammadov", etc..", raconte Joseph Oughourlian. "J’avais très bien accroché avec les gens de l’Atlético, ça a aidé pour que le deal se fasse, on s’est très bien entendu".

"J’ai passé deux mois à venir (à Lens), j’ai rencontré Gervais, qui était une recontre importante pour moi, j’ai vu le club, j’ai rencontré les gens ici, je suis tombé dans la marmite lensoise", poursuit-il. "Faut le faire parce qu’on est allé jusque là, on ne peut pas les laisser tomber, ce serait une catastrophe, ça aurait des conséquences sociales". 

Joseph Oughourlian propose alors à l'Atlético que Solferino devienne actionnaire majoritaire. "J’ai dit :  "moi je vais prendre deux-tiers, vous, vous allez prendre un tiers et puis on va y aller comme ça". Donc ça s’est un peu fait à la dernière minute cet arrangement avec l’Atlético. Mais dès ce moment-là, le ver était dans le fruit. L’Atlético qui avait fait des pieds et des mains pour aider Mammadov, ils se sont sentis un peu… déliés. Les voix qui étaient hostiles à ce deal, elles se sont faites un peu plus sentir.
 

Une page se tourne

L'actionnariat de Solferino ne sera rendu public qu'au mois d'août suivant.  La société est détenue à 89,1% par une autre "LuxCo", J4A Holdings II, propriété de Joseph Oughourlian. Ignacio Aguillo est également actionnaire à hauteur de 8,9%. Gilles Fretigné, associé français d'Oughourlian chez Amber Capital, détient 2%. 

Le 18 mai 2016, ce sont Ignacio Aguillo et Gilles Fretigné qui rejoignent Gervais Martel au tribunal de commerce de Paris pour l'audience décisive. Oughourlian reste alors discret. Il s'en explique : "Moi, je suis d’origine arménienne et je me suis dit, je ne suis pas compatible avec des Azéris. Pas pour moi, je n’ai rien contre les Azéris en particulier, mais pour eux... Quand on regarde Hafiz Mammadov, c’est un oligarque, il est très lié au pouvoir local, à Aliyev (le président de l'Azerbaïdjan NDR). C’est un type ultra-nationaliste. Il y a une situation de guerre entre les deux pays. Il y avait un problème de compatibilité. Je n’aime pas apparaître en général dans les médias. Mais là, j'ai dit à Ignacio : "si tu veux que le deal capote, tu mets mon nom sur le truc…". C’est Gilles du coup qui est apparu au nom de Solferino et pas moi". "Je ne lui ai jamais parlé à Mammadov, pour des raisons évidentes...", ajoute-t-il.
 

Solferino est désignée comme repreneur du Racing Club de Lens le 23 mai 2016. Le prix de la cession est modique : seulement 660 000 euros, dont 330 000 euros pour les titres de la SASP et 330 000 euros pour la reprise du compte-courant de 5,7 millions d'euros que détenait RCL Holding, la désormais ex-maison-mère. Mais en contrepartie, Solferino s'engage à injecter immédiatement 5,6 millions d'euros dans le club, dont 4,9 millions en capital. L'Atlético de Madrid ne deviendra actionnaire minoritaire que dans un second temps, le 12 juillet 2016.

Le jugement précise que "les biens cédés seront inaliénables pendant trois années". En clair, les repreneurs ne pourront pas se désengager du RCL avant le 23 mai 2019. C'est la fin du feuilleton Mammadov à Lens. Une nouvelle page de l'histoire du club Sang et Or va pouvoir s'écrire. Et nous allons vous en raconter les coulisses dans la deuxième partie de notre enquête.  
 
 
Après une première saison en 2016, quinze journaux européens regroupés au sein du réseau de médias European Investigative Collaborations (EIC), dont Mediapart en France, ont révélé en novembre 2018 la deuxième saison des Football Leaks, la plus grande fuite de l’histoire du journalisme. Plus de 70 millions de documents obtenus par Der Spiegel, soit 3,4 téraoctets de données, ont été analysés pendant huit mois par près de 80 journalistes, infographistes et informaticiens. Corruption, fraude, dopage, transferts, agents, évasion fiscale, exploitation des mineurs, achats de matchs, influence politique : les Football Leaks documentent de manière inédite la face noire du football. 
  
Comme pour la première saison des Football Leaks, Mediapart et l’EIC ont choisi de partager les documents avec France 3 Hauts-de-France et Mediacités. Nous avons aussi recueilli des documents et des témoignages inédits qui ne figurent pas dans les Football Leaks.
 
Le lanceur d’alerte Rui Pinto, principale source des Football Leaks, a été arrêté mi-janvier en Hongrie et se bat pour éviter une extradition vers le Portugal, son pays, qui le soupçonne de vol de données et de « tentative d’extorsion » (lire son interview ici). Deux mois avant son arrestation, Rui Pinto avait commencé à collaborer avec le parquet national financier (PNF), à qui il a remis 12 millions de fichiers informatiques issus des Football Leaks. Le PNF a lancé le 19 février une procédure de coopération judiciaire européenne pour partager ces documents, lors d’une réunion d’Eurojust qui a rassemblé neuf pays.
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