"Je ne veux pas accuser mais raconter ce que j’ai vécu", polémique sur l'insalubrité d'un foyer de l'aide sociale à l'enfance d'Amiens

Moisissures, carreaux manquants, froid : un éducateur du Foyer éducatif Picard, géré par l'association ADSEA 80, lance l'alerte sur les conditions d'accueil des mineurs placés ici par l'aide sociale à l'enfance. La direction et certains membres du personnel réfutent ces accusations.

Société
De la vie quotidienne aux grands enjeux, découvrez les sujets qui font la société locale, comme la justice, l’éducation, la santé et la famille.
France Télévisions utilise votre adresse e-mail afin de vous envoyer la newsletter "Société". Vous pouvez vous désinscrire à tout moment via le lien en bas de cette newsletter. Notre politique de confidentialité

Le communiqué du département de la Somme, en charge de l'aide sociale à l'enfance, est laconique. "Une visite inopinée - visite d'inspection au foyer éducatif picard a été diligentée le 31/10/2024 en urgence par les services du département. Des injonctions immédiates ont été communiquées à la direction de l'association gestionnaire et un suivi renforcé de leur mise en œuvre sera assuré par les services", indique le service communication. 

Un langage empreint de froideur administrative qui détonne avec les émotions à fleur de peau que provoque cette histoire. Tout commence fin octobre, quand Nordine Khelif alerte les services de l'État de la situation au Foyer Picard, un lieu où l'aide social à l'enfance place des mineurs. Son alerte concerne l'unité La Chaumière, qui accueille les jeunes de 13 à 15 ans. Au moment où il écrit aux services de l'administration, Nordine Khelif travaille dans la structure depuis un peu plus d'un an.

"Mon cerveau a vrillé, je n’ai pas pu accepter"

Lorsqu'il a commencé à travailler dans ce foyer, Nordine Khelif dit avoir été surpris des conditions d'accueil. "Je me suis dit que les éducateurs expérimentés pouvaient remonter des choses à la direction. Je me disais peut-être que c’est normal', vu que personne ne réagissait", se souvient-il. 

C'est en rentrant d'un arrêt maladie, en août 2024, qu'il décide de faire quelque chose. "Quand je suis revenu, je me suis rendu compte que l’état de l’établissement n’a fait qu’empirer, affirme Nordine Khelif. Mon cerveau a vrillé, je n’ai pas pu accepter. J’ai vu des rats circuler dans l’établissement. Un jeune m’a dit qu’il y avait des bruits dans les murs, j’ai vu des trous dans le plafond des chambres, je me suis dit qu’ils venaient peut-être de là." D'après lui, un jeune aurait été très choqué par la présence d'un rongeur dans sa chambre. 

Alors, il commence à prendre des photos des dalles manquantes au plafond, des infiltrations d'eau dans une salle de bain, d'un carreau manquant dans une autre, des moisissures dans le local de la laverie. "Les vêtements sentent le moisi. On m’a dit : 'c’est comme ça depuis des années'. J’ai demandé pourquoi rien n’avait été remonté, on m’a dit qu’on avait peur des représailles", indique Nordine Khelif. 

La salle de bain sans carreau aurait été utilisée par des jeunes du foyer alors que les températures baissent depuis quelques semaines. Le froid serait bien présent au rez-de-chaussée du bâtiment. "Pour la douche, on a réussi à mettre des barreaux, mais pas de vitre. Donc, ils continuaient à se laver sans vitre, soupire Nordine Khelif. Ils dorment avec leurs doudounes, leurs vestes. Ils ont le nez bouché, ils tombent malades."

Nordine Khelif a été mis à pied par l'établissement. Pour lui, cette situation est due à son alerte aux services de l'État. La direction de l'association ADSEA 80 et les élus CGT de l'établissement n'ont pas souhaité commenter l'enquête interne en cours sur son dossier. Mais ils démentent fermement les accusations de Nordine Khelif. 

"Les conditions d’accueil sont perfectibles, mais elles ne sont pas maltraitantes"

"Pour nous, ce sont des propos calomnieux : on réfute tout ce qui est dit sur les rats, les nuisibles. On a eu de nombreuses inspections depuis les courriers de cette personne. Suite à ces contrôles, aucun élément n’a été mis en évidence pour empêcher l’accueil des enfants" se défend Florian Lirzin, directeur du Foyer éducatif Picard. 

Pourquoi le département mentionne-t-il des injonctions immédiates ? "Il me semble qu’il y avait un carreau cassé" indique le directeur. "La photo qui figure dans l'article du Courrier Picard est celle d’un local technique au sous-sol, auquel les enfants n’ont aucun accès, ajoute Anne-Marie Poulain, présidente de l'ADSEA 80. On a été choqués par la teneur de l’article, je peux vous garantir que les professionnels qui interviennent dans cette unité sont choqués par ces allégations.

Tout ne serait alors que mensonge ? Une discussion avec l'élue CGT du Foyer éducatif Picard, par ailleurs coordinatrice de l'établissement concerné par les accusations, révèle une réalité en nuances de gris. Elle aussi se dit très affectée par les accusations portées à l'encontre de l'établissement, mais reconnaît que la situation pourrait être meilleure. 

"C’est venu dénigrer le travail effectué tous les jours, cela donne l’impression de cracher sur les éducateurs qui font comme ils peuvent avec les moyens qu’ils peuvent, déplore Jamila Seddik, élue CGT et coordinatrice de l'unité du Foyer éducatif Picard qui fait l'objet de cette polémique. Il peut y avoir des dégradations, comme des carreaux cassés. L’expression de la colère de ces jeunes passe par des dégradations, il faut aller plus loin, les choses sont réparées. Les photos sont sorties de leur contexte, on les ressort comme si l’état du groupe était comme ça, c’est faux.

Elle réfute la présence de rats et dit que les autres nuisibles sont éliminés dès leur détection. Elle reconnaît cependant que les moyens alloués à l'aide sociale à l'enfance sont insuffisants et que cela impacte le quotidien des jeunes. "Moi, je me bats tous les jours pour que l’on soit mieux doté, réagit Jamila Seddik. Si on nous donnait les moyens d’éduquer les citoyens de demain, de faire de la vraie prévention, on la ferait... Mais effectivement, les conditions d’accueil sont perfectibles, mais elles ne sont pas maltraitantes.

La direction de l'établissement souligne que l'inspection inopinée n'a pas mené au retrait des mineurs hébergés. Tous les éducateurs interviewés pour ce reportage, dont certains ne sont pas partie prenante dans cette polémique, observent que les places en foyer sont manquantes et suggèrent que le département ne pourrait pas se permettre de fermer une telle structure. 

Froid et désillusions 

Nordine Khelif et un autre ancien de l'établissement, François Thibaut, licencié en juillet, évoquent tous deux avec amertume le souvenir des jeunes dormants tout habillés, avec leurs manteaux, faute de chauffage. "Et les chambres, que j’appelais les gardes à vue, parce qu’ils n’ont pas de fenêtres normales, juste une sorte de petit fenestron pour la plupart d’entre elles" se souvient François Thibaut. 

"Si les jeunes nous agressent, c’est parce qu’on leur offre des conditions de vie farfelues, je ne sais même pas comment les décrire, ajoute François Thibaut. Je n'ai rien à reprocher à mes chefs de service, ils font ce qu’ils peuvent avec les moyens du bord, les choses sont remplacées quand c'est possible."

Ceux à qui il en veut, c'est son ancienne direction, "pour eux, le mot social n'est qu'un mot dans le dictionnaire". "Je ne veux pas accuser, mais raconter ce que j’ai vécu. Aujourd’hui, il n’y a personne qui veut faire le nécessaire avec les jeunes, c’est pour cela que j’en veux à la direction" observe, comme en écho, Nordine Khelif.

 

Et c'est peut-être cela que révèle cette histoire, bien au-delà de la question des carreaux manquants et des réparations trop longues à venir dans un bâtiment vétuste. Elle montre la réalité de l'aide sociale à l'enfance, confrontée à une augmentation de plus de 50 % des placements en établissements en quinze ans, avec des moyens qui s'étiolent. Elle raconte le désarroi des professionnels du social, dépassés par ce manque de moyen, parfois maltraitants malgré eux, se demandant où passent les 200 € alloués quotidiennement par le département à chaque mineur de l'ASE. Elle annonce la réalité derrière certaines statistiques, comme le fait qu'un quart des personnes sans domicile fixe soient issues de l'aide sociale à l'enfance. 

"On ne fait rien pour ces gamins, on ne s’y intéresse pas, il faut que la situation s’arrange pour eux, car c’est la société de demain. J'ai tellement de haine à l’égard de ce qu’on a pu leur faire, même moi, j’ai du mal à l’accepter aujourd’hui, de ne pas avoir porté cette voix avant" regrette François Thibaut.

 

Ce décalage qui persiste et qui s’aggrave entre les principes énoncés par les textes et la réalité a des lourdes conséquences pour les enfants.

CESE

Rapport octobre 2024

"Ça me désole qu’on essaie de me faire passer pour un menteur, ils ne se rendent pas compte de la gravité de leur réponse, pourtant, ces gens ont des enfants" conclut Nordine Khelif. Sur les photos qu'il a prises, le bâtiment est vieux, les canapés défoncés, mais ce foyer n'est peut-être pas le pire du département. Impossible de le vérifier : nos caméras n'ont pas le droit d'y pénétrer pour l'instant. "Le bâti, ce n'est qu'une infime partie du problème" suggère une autre source sous couvert d'anonymat.

Le 11 octobre dernier, le Conseil économique, social et environnemental (CESE) publiait un avis reconnaissant ouvertement, dans son titre, que "la protection de l'enfance est en danger". Affaire après affaire, les lois évoluent, mais il est difficile de voir des changements positifs sur le terrain. 

La polémique du Foyer éducatif Picard d'Amiens résonne avec les conclusions des rapporteurs du CESE : "Ce décalage qui persiste et qui s’aggrave entre les principes énoncés par les textes et la réalité a des lourdes conséquences pour les enfants. Il entretient les ruptures dans l’accompagnement et les réponses inadaptées : il ajoute des difficultés à celles que connaissent déjà ces enfants. Parler de la protection de l’enfance, c’est parler de destins individuels et de trajectoires de vie. C’est aussi parler des perspectives qu’une société solidaire leur donne. Ou pas."

Tous les jours, recevez l’actualité de votre région par newsletter.
Tous les jours, recevez l’actualité de votre région par newsletter.
Veuillez choisir une région
France Télévisions utilise votre adresse e-mail pour vous envoyer la newsletter de votre région. Vous pouvez vous désabonner à tout moment via le lien en bas de ces newsletters. Notre politique de confidentialité
Je veux en savoir plus sur
le sujet
Veuillez choisir une région
en region
Veuillez choisir une région
sélectionner une région ou un sujet pour confirmer
Toute l'information