L'histoire du dimanche - Corentin Ermenault dispute cette première semaine de janvier 2024 les championnats de France de cyclisme sur piste. Le Picard qui a entamé sa carrière dans la région roule sur les traces d'anciens cyclistes ayant évolué dans des vélodromes oubliés d'Amiens. Celui de Châteaudun fut le premier.
La première fois qu'Hubert Dessaint a entendu parler du vélodrome Châteaudun, à Amiens, c’était de la bouche de ses parents. "Je suis parti de rien. Ils me disaient, ici, il y avait un vélodrome."
Passionné d'histoire, le septuagénaire raconte comment il est venu à s'intéresser à ce mystérieux vélodrome. "Au départ, j'étais parti sur le champ d'aviation [d'Amiens] avec des amis plus ou moins historiens." Au fil des conversations est venu le sujet de cet ancien lieu important d'Amiens. C'est ainsi qu'il a été poussé à écrire un article sur ce dernier.
"Et là, j'ai été de découvertes en découvertes." En se mettant à la recherche des origines de cette structure disparue, Hubert Dessaint a replacé l'histoire du vélodrome Châteaudun dans celle du vélo. Un travail d'un an et demi, aboutissant à un livre sous forme chronologique : Le vélodrome Châteaudun ou 1ère Arena du sport amiénois.
C'était un moyen de déplacement utilitaire, pour aller au travail, sortir un petit peu du quartier
Noémie BeltramoHistorienne de l'université Artois
Le XIXe siècle voit plusieurs innovations concernant le deux-roues. De la draisienne au vélocipède de 1888, le modèle de bicyclette tel qu'on le connaît aujourd'hui. Hubert Dessaint explique : "le vélo prenait une part très importante dans le cycle de mobilité en général pour la France. On sortait, je dirais, de l'ère du cheval. On avait un engin qui permettait d'aller à la campagne, qui permettait de faire ce qu'on avait envie et qui était relativement bon marché, par rapport à un cheval. C'est pour ça que le vélo a pris énormément d'importance fin du XIXe."
Noémie Beltramo, historienne de l'université Artois, ayant travaillé sur l'histoire du vélodrome de Labuissière, tempère : "le vélo n'a pas remplacé le cheval. Il est arrivé progressivement. C'était un moyen de mobilité, surtout dans le pays minier, parce que c'était un moyen de déplacement utilitaire, pour aller au travail, sortir un petit peu du quartier." Le vélo est "typiquement le produit d'une histoire industrielle. La dimension utilitaire est prédominante au XIXe siècle avant même qu'elle ne devienne un loisir sportif comme le cyclisme", abonde Jean Bréhon, également historien de l'université d'Artois ayant travaillé avec Noémie Beltramo sur l'enceinte du Pas-de-Calais.
Alex Poyer, historien à l'université d'Orléans et spécialiste des vélodromes, résume : "Il y a eu à partir de 1867 jusqu'à la guerre de 1870, un premier essor de la vélocipédie. C'est surtout fin des années 70, début des années 80 qu'il va y avoir une belle reprise pour le début des Véloces club."
De grandes manufactures picardes
À l'époque, plusieurs grandes manufactures de vélocipèdes ont un lien avec la Picardie. Celle créée par Adolphe Clément est l'une des plus importantes. Originaire de Pierrefonds, dans l'Oise, "il a fait son premier vélo à 17 ans en bois. Il a fait des compétitions et est remonté à Paris pour [ouvrir] un garage de réparation de vélocipèdes" et de fabrication, retrace Hubert Dessaint. En 1895, on estime entre 400 000 et 500 000 le nombre de pratiquants en France.
D'autres constructeurs font la renommée de la région. Charles Strock, installé sur l'île Saint-Germain, à Amiens, "a fait des vélos de qualité très recherchés par les coureurs. Les premiers Jeux olympiques d'Athènes [en 1896] se sont faits sur des vélos strock." Autres marques profitant de cet âge d'or du vélocipède, la maison Rochet à Albert, ou encore la manufacture Montako à Contoire-Hamel, près de Pierrepont-sur-Avre, qui équipe plusieurs vainqueurs de grands prix et de championnats de France.
Les courses amiénoises lancées par le Sport-Nautique
À Amiens, le Sport-Nautique est le premier club à organiser des courses vélocipédiques, sur la place Longueville. "Le 72e régiment d'infanterie était toujours là pour faire l'animation musicale", détaille Hubert Dessaint. Lors des événements, on fait "des compétitions de bicycles, on en fait aussi en tricycles et en quadricycles." Plus que du sport, ces événements sont des fêtes clôturées bien souvent par des feux d’artifice.
Il faut attendre 1878 pour voir le premier club dédié à cet engin. "Le Véloce Club d’Amiens est créé par une vingtaine d’amateurs", précise-t-il dans son livre. Il inaugure un nouveau lieu du vélocipède amiénois en août 1890, au plan d'eau de la Hotoie. L'endroit est plus adapté pour accueillir un public toujours plus nombreux, avec un circuit plus grand pour les coureurs qui risquent moins la chute. Des rendez-vous toujours accompagnés en fanfare. "Il y avait aussi des trompettes de chasse qui étaient là pour faire aussi des départs ou des arrivées", éclaire l'écrivain.
De l'engouement au vélo fiscalisé
L'emballement pour la bicyclette ne cesse de grandir sur tout le territoire. Au début des années 1890, les vélodromes se multiplient. En 1893, il est établi un impôt sur les vélocipèdes. Chaque machine doit porter une plaque fiscale. "Les plaques, c'était un moyen pour l'État de récupérer un peu de l'argent. À partir du moment où il y a eu suffisament d'engins pour lancer la perception d'une taxe, l'État a profité de cette aubaine", explique Alex Poyer.
Dans le même temps, le nombre d'associations vélocipédiques bondit, passant de 52 en 1880-1882 à 1 390 en 1895 à l'échelle nationale. Dans la Somme, 17 clubs sont répertoriés.
En 1895, "on a commencé à penser au Vélodrome à Amiens. Un ensemble de personnes a demandé à la ville [de le faire] sur le terrain qui est à la Hotoie, entre le plan d'eau au fond et la voie ferrée", narre Hubert Dessaint. Ce sont les notables de la ville qui souhaitent construire une piste d’envergure, de 500 m, afin d'attirer des coureurs de toute la France, et notamment de Paris qui n'est pas loin en chemin de fer. Mais le plan est abandonné.
Il faut alors attendre deux ans avant qu'Amiens obtienne son premier vélodrome. Un certain monsieur Boëttcher, ingénieur, en est le propriétaire. L'édifice se veut "le plus solide et le plus durable de France". Hubert Dessaint précise les propos de son livre : "les pistes n'étaient pas correctes. C'étaient toujours des pistes plus ou moins avec des virages à angle droit. Des pistes qui sont en terre battue ou en mâchefer ".
Le vélodrome comme "première aréna du sport amiénois"
Pour aboutir à un ouvrage novateur, il est décidé de réaliser une structure flambant neuve, en béton, avec des virages relevés à 30°. "Ce qui permettait de pouvoir courir sans ralentir comme on fait aujourd'hui. C’était devenu l'un des plus beaux vélodromes de France. Avec des tribunes, des vestiaires pour les coureurs, avec ce qu'ils appelaient des salles d'hydrothérapie. Il y avait absolument tout d'accord."
Le vélodrome voit le jour le 12 mai 1895, au 203 boulevard Châteaudun, où se trouve l’école primaire aujourd'hui.
Les tribunes peuvent accueillir jusqu'à 500 personnes. En plus des courses traditionnelles, le vélodrome Châteaudun organise de nombreuses autres manifestations : des fêtes de nuit, des démonstrations de boxe, des pyramides humaines avec des feux de bengale, des bals, feux d'artifice… Hubert Dessaint le décrit comme "la première aréna du sport amiénois." Avant l'arrivée du tramway, le 1er septembre 1899, qui desservira les spectateurs depuis la place Gambetta, un service de voiture est mis en place pour faire la liaison.
Des pionniers de l'avion brillant sur la piste
"Le vélo attire des spectateurs puisqu'il y a une proximité avec les cyclistes qui n'est pas forcément permise dans d’autres sports", explique Noémie Beltramo. "Pour le vélodrome de Bruay-la-Buissière, il y a des places sur la pelouse ou juste à côté de la piste ou alors dans les gradins." Le public retrouve ainsi la "sensation de vitesse, l'incertitude liée aux chutes. Les valeurs du vélo en général, abnégation, courage, sont des valeurs dans lesquelles se reconnaissant les classes populaires."
Dans la sphère du cyclisme, Amiens devient une place forte. Certains des champions sont des pionniers de l'aviation. Parmi les locaux, on retrouve Henri Robart, "champion amiénois concourant aux différentes compétitions nationales et régionales. Au départ, il était mécanicien de vélos, avant de construire ses avions." Autre grand nom et personnalité importante de la vie amiénoise, René Ransson. Il est le directeur sportif du vélodrome Châteaudun et met en place le premier champ d'aviation d'Amiens. Les frères Caudron et Eugène Lefebvre sont les autres Picards, éclaireurs de l'aviation et s'illustrant dans le vélodrome Châteaudun.
Alex Poyer explique que c'était un phénomène classique. "À l'échelle nationale, beaucoup de cyclistes se sont reconvertis soit dans l’automobile et/ou l'aviation. Ca s'est fait au travers des associations de vélo qui ont ajouté à leur activité, les sorties en automobile puis en avion. C'est classique de l'évolution de ces sports mécaniques. Souvent une ou deux associations de la ville vont suivre ce développement."
Amiens, une place forte du cyclisme
Le 19 avril 1896, Amiens devient un point de contrôle d’une nouvelle course, qui est aujourd’hui rentrée dans la légende. Il s’agit de Paris-Roubaix. L'épreuve "démarre à 5 h du matin de Paris et passe par Beauvais, Amiens, boulevard Châteaudun, quartier Saint-Roch", raconte Hubert Dessaint. Les coureurs passent devant le siège du Véloce Club d'Amiens, la première des six associations de vélocipède de la ville. "Le Paris-Roubaix se faisait avec des coureurs bicycles, mais aussi avec des motocyclettes."
Une autre épreuve importante voit le jour et se termine au vélodrome, la course Paris-Amiens. En 1899, la course se termine après 12 tours de piste. "Des clairons annoncent l'arrivée des coureurs à Amiens" avant de rentrer en piste.
Au début du XXe siècle, d'autres sports prennent place dans le vélodrome Châteaudun. En premier, le football avec l'Amiens Athlétic Club, ancêtre de l'Amiens SC, fondé en 1901. À cause des prix d'entrée et de ceux des transports menant au vélodrome, les spectateurs sont peu nombreux. Une des raisons qui expliquent la faible affluence lors des rencontres. "Le 10 octobre 1909, un nouveau terrain de football est inauguré. Cela favorise une pratique plus importante de ce sport, accompagnée d'un public beaucoup plus nombreux", explique Hubert Dessaint. C'est ainsi que le vélodrome Châteaudun perd une première pratique.
"Pas rentable, le vélodrome a été démonté au fur et à mesure"
Hubert DessaintAuteur du livre "Le vélodrome Châteaudun ou 1re arena du sport amiénois"
Parallèlement, des meetings d'athlétisme commencent à voir le jour dès 1904. L'enceinte vit au rythme des nombreuses manifestations sportives jusqu'en 1912. Et si la pratique du vélo est toujours plus grande - plus de 2,5 millions de vélocipèdes sont recensés par les impôts en 1910 - la dernière course du vélodrome se tient le 12 août, organisée par l'Amicale Cycle d'Amiens. L'anneau de ciment est démoli l'année suivante.
"Tous les vélodromes étaient privés. Les municipalités n'avaient pas du tout investi. Il n'y avait rien. Ils donnaient de temps en temps des financements pour organiser des courses. Monsieur Boëttcher qui était à Paris, louait le vélodrome. Comme il n'était pas rentable, il a été démonté au fur et à mesure", relate Hubert Dessaint.
Alex Poyer ajoute qu'"il y a eu un recul un peu partout des vélodromes, dans les années 1905/1914. Mais il ne faut pas exagérer. Ça baisse, mais au contraire dans de plus petites villes, il y a des créations. Dans les années 20, il y a une nouvelle poussée et la plupart péricliteront soit avant soit après la Seconde Guerre mondiale."
Un deuxième vélodrome verra le jour
En 1925, un deuxième vélodrome est sorti de terre à Amiens. Il est construit dans le quartier Saint-Acheul. Il s'agit du vélodrome André-Hotte. "Le problème, c'est quand il pleut, ça ne va du tout. Quand il gèle, ça ne va pas non plus. Il sera démoli en 1938", raconte Hubert Dessaint.
Entre-temps, il accueillera la première arrivée du Tour de France dans la capitale de la Picardie, le 30 juillet 1932. André Leducq, porteur du maillot jaune, dompta ses concurrents sur la piste amiénoise, un jour avant son 2e sacre dans l'épreuve, dans un autre anneau. Celui du Parc des Princes à Paris.