Marie sans chemise et sa colonne de fer forgé : l'histoire tourmentée de l’horloge Dewailly, œuvre iconique d’Amiens depuis 126 ans

Affectueusement surnommée "La Marie sans chemise", l'œuvre qui trône non loin de la cathédrale à Amiens, porte en fait le nom "d'Horloge Dewailly", du nom d'un ancien maire de la ville. Voici pour quelle raison...

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Cette aventure artistique hors normes débute par un don. Le 12 février 1892, on découvre dans le testament de Louis Dewailly, ancien maire d'Amiens, qu'il lègue 25 000 francs à sa ville pour qu'une horloge soit réalisée. "C'est une somme énorme pour l'époque", nous explique Emilie Messiaen, directrice déléguée du patrimoine d'Amiens Métropole. "Louis Dewailly souhaitait que la ville édifie en son centre une horloge monumentale pour que les habitants aient toujours l'heure sous les yeux. Rappelons que de surcroît, la gare venait d'être construite, elle était donc utile aux voyageurs".

"En 1892, le maire de l'époque est Frédéric Petit. Il va faire appel à deux artistes, qu'il connaît bien : Emile Ricquier, architecte, pour le corps de l'horloge, et Albert Roze, sculpteur, pour l'ornementation", poursuit Emilie Messiaen. Un choix qui va compliquer la genèse de l'œuvre... Egos surdimensionnés ? Rivalité artistique ? Les deux hommes ne s'apprécient guère. Et les débuts seront chaotiques.

Émile Ricquier, très influencé par le courant artistique émergeant dit de l'Art nouveau, va concevoir un socle en ferronnerie d'art très ouvragé, aux multiples volutes, inspirées du monde végétal, des fleurs. "Alors qu'Albert Roze, par ailleurs directeur de l'école des Beaux-Arts d'Amiens, choisit une voie plus classique, en imaginant une déesse du printemps dénudée, portant un rameau de pommier", ajoute Emilie Messiaen. "Le maire n'ose trancher entre les deux hommes et les deux styles, à l'opposé, et le choc de ces deux univers et de ces deux visions va finalement donner naissance à une œuvre unique et singulière".

Chacun pour soi et l'Art pour tous

"Le projet se scinde en deux. Les deux artistes amiénois vont travailler chacun de leur côté, dans leurs ateliers respectifs. Émile Ricquier met plus de trois ans à achever son socle monumental, ce qui contraint Roze à l'attendre pour y placer sa sculpture. Une jeune femme magnifique dont on dit que le corps s'inspire de celui de Marie Boulet, épouse d'un notable, et le visage, par correction bourgeoise, de celui de sa nièce, Herminie Lejeune".

La colonne pèse 5 tonnes et mesure 9,2 m de haut. Quant à Marie sans chemise, comme la surnommeront très vite les Amiénois, elle pèse 600 kg.

"Il faut préciser, nous explique Emilie Messiaen, que l'on va d'abord installer l'horloge Place Gambetta, après bien des retards et des dépassements de budget. Nous sommes à l'été 1896. Elle est à trois cadrans, éclairés la nuit par des lampes à gaz. La combustion du gaz oxyde le mécanisme et le dérègle. Les Amiénois surnomment l'installation "l'horloge patraque". Mais en juin 1900, on électrifie le système en même temps que la mise en service du tramway. C'est la fin des problèmes de panne récurrents".

La naissance de Marie

Le 17 novembre 1898, soit deux ans après la mise en place du socle et de l'horloge, la belle Marie rejoint enfin son piédestal. Cette jeune beauté dans le plus simple appareil, choque dans un premier temps, notamment les historiens de l'époque, qui se montrent très critiques et se moquent de cet enchevêtrement incompréhensible. Mais elle séduit les habitants. En 1902, Edouard David, poète et écrivain amiénois picardisant, surnomme cette jolie allégorie du printemps "Sans qu'mise", la sans chemise en picard. Un surnom tendre qui restera aujourd’hui encore dans le langage courant.

"La sculpture d'Albert Roze, par ailleurs primée au Salon parisien des Champs Élysées, va peu à peu intégrer la vie des Amiénois comme une figure familière et aimée", nous dit Emilie Messiaen. "Dans les années 50, le jour de la Saint-Nicolas, qui est un 6 décembre, les étudiants en médecine avaient pour habitude d'organiser un défilé qui s'achevait place de l'Horloge Dewailly. Ils habillaient la belle Marie, ce qui était censé leur apporter chance et réussite dans leurs examens".

"Marie sans chemise" survit à deux guerres, mais tombe sous les coups d'une campagne de dénigrement

Le délicat enlacement de végétaux et de fleurs qui sert de socle à Marie sans chemise, va miraculeusement survivre aux deux guerres mondiales. Tout juste, après 1918, doit-on repeindre les parties métalliques et remplacer les cadrans brisés lors des attaques allemandes. "Durant les guerres, on déboulonne la statue d'Albert Roze pour la placer en lieu sûr", ajoute Emilie Messiaen. "Et lors des bombardements allemands de mai 1940, alors que la ville n'est qu'un champ de ruines et de flammes, la colonne d'Emile Ricquier sort indemne de ces terribles destructions".

En 1949, ce sont les attaques virulentes d'un journaliste de la presse locale, André Sprecher, du Courrier Picard, qui vont faire tomber définitivement le monument miraculé. Il écrit : "qui libérera Marie sans chemise de l'effroyable verroterie nègre qui la déshonore ?". On mesure aujourd'hui la violence de ces propos... Une campagne acharnée qui va conduire au démontage de l'horloge et de sa belle en bronze, abandonnées à leur triste sort dans un dépôt des Ponts et Chaussées (ancêtre de la direction départementale des Territoires), boulevard Beauvillé. Et ce petit chef-d’œuvre de ferronnerie d'art va finir, envahi par la rouille, oublié de tous.

On raconte qu'il fut découpé par des pilleurs et vendue au prix de la ferraille. "Pour Marie sans chemise, on estime qu'elle n'a plus sa place dans le centre-ville, en cours de reconstruction, dans les années 50", précise Emilie Messiaen. "Paradoxalement, c'est grâce à une autre campagne, menée des années plus tard par la presse régionale, en sa faveur cette fois, qu'elle sera replacée sur un grand bloc de béton, rue Dusevel, en 1965. Son actuel emplacement, non loin de la cathédrale".

Et puis le 21ᵉ siècle : Marie pour toujours

"C'est encore par la grâce d'un maire que Marie sans chemise va retrouver sa splendeur d'antan et reprendre sa place sur sa colonne merveilleusement ouvragée. En 1998, soit un siècle après sa première inauguration, Gilles de Robien, maire de la ville de 1989 à 2002, décide de réinstaller l'horloge Dewailly pour célébrer le passage à l'an 2000", nous explique Emilie Messiaen. "La ville va confier la réalisation de cette réplique à l'identique à des artisans fondeurs et ferronniers d'art locaux. Il leur faudra plus d'un an de travail pour réaliser et assembler les pièces ouvragées. Puis enfin, le 31 décembre 1999, dernier jour du 20e siècle, on inaugure l'œuvre en grande pompe".

"Désormais, l'horloge est équipée d'un système satellitaire pour régler l'heure et l'éclairage se fait par fibres optiques", 21e siècle oblige.

Mais le fac-similé retrouve tout de suite la faveur du public. "Situées non loin de la cathédrale, Marie sans chemise et sa colonne en ferronnerie d'art, séduisent les passants et les touristes de passage. On ne les envisage pas l'une sans l'autre, les deux œuvres sont désormais étroitement associées malgré les difficultés de leur naissance", ajoute la directrice au patrimoine d'Amiens.

"Elle porte un surnom qui dit toute la tendresse qu'on lui porte. Elle a même un peu écrasé de sa notoriété la colonne originelle d'Emile Ricquier. Pour l'anecdote, nous sommes contraints de remplacer régulièrement les aiguilles de l'horloge, car elles sont régulièrement dérobées. Finalement, on a toujours un peu de mal à lire l'heure à Amiens", s'amuse, Emilie Messiaen.

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