Alors que plusieurs axes routiers sont bloqués depuis jeudi par des agriculteurs en Occitanie, la profession organisait, ce lundi 22 janvier 2024, sa première action en Normandie dans une grande surface. D'autres vont suivre, assure la patronne du principal syndicat agricole dans la région.
Sur le parking de cette grande surface de l'agglomération de Saint-Lô (Manche), une cinquantaine de personnes avance groupée en direction du magasin. Certains ont pris un chariot comme n'importe quel client, d'autres arborent sur leur veste ou des drapeaux les logos de la FDSEA (Fédération départementale des exploitants agricoles) et des JA (Jeunes agriculteurs) de la Manche.
"Les charges ont augmenté, les prix ne suivent pas"
Ils ne sont pas là pour faire leurs courses mais pour contrôler les prix. "La loi Egalim n'est pas respectée, estime Jean-Michel Hamel, le président de la FDSEA de la Manche. Il y a urgence parce que les charges ont augmenté et les prix ne suivent pas."
La loi Egalim, c'est une des lois emblématiques du premier quinquennat d'Emmanuel Macron dont l'objectif est d'assurer une "juste" rémunération des trois maillons de la chaîne alimentaire : les distributeurs, les transformateurs et les agriculteurs.
Dans la deuxième région laitière de France, le groupe se dirige immédiatement vers le rayon des produits laitiers. Le prix d'une brique fabriquée par un géant du secteur attire tout de suite l'attention. "1,19 euro le litre !, s'étonne un agriculteur. Le prix est juste. Mais c'est difficilement compréhensible alors que ce sont eux qui payent le moins le lait. Je ne sais pas si la plus-value va au distributeur ou au transformateur." Mais eux ne semblent pas en voir la couleur.
"Les distributeurs sont tout autant fautifs"
Un peu plus loin, c'est une brique de marque distributrice qui finit dans un des caddies®. "On retire le lait des rayons parce que son prix - 84 centimes - n'est pas rémunérateur", explique un producteur laitier,
"On souhaite plus de 90 centimes le litre. À ce prix-là (84), on n'arrive pas à en vivre." Au rayon fromage, on prend les prix en photo. "Celui-là, il me paraît anormalement peu cher." Une plaquette de beurre, une fois encore sous marque distributeur, se fait épingler par les membres du syndicat agricole.
"Les distributeurs sont tout autant fautifs, tonne François Rihouet, secrétaire général de la FDSEA 50. On met la pression aux producteurs français mais aussi à l'industriel en leur disant : si tu ne baisses pas le prix, je vais aller chercher du beurre ailleurs." Et de montrer l'emballage indiquant l'origine irlandaise du produit commercialisé en rayon.
Les produits incriminés par la profession finiront dans les caddies® abandonnés dans les allées du supermarché. Le groupe quittera toutefois le magasin avec certains échantillons comme preuves, non sans les avoir payés.
"Nous, on ne vole pas." Ces preuves, ils comptent bien les montrer ce lundi soir quand ils seront reçus par le préfet. C'est la deuxième fois en moins de 48 heures qu'ils rencontreront le représentant de l'État.
Vendredi dernier, ils ont déjà pu échanger avec "les conseillers de l'Élysée" à l'occasion de la venue du président de la République dans le Cotentin. "Il y a quand même une prise en compte d'un malaise", reconnaît Jean-Michel Hamel, le président de la FDSEA 50.
La colère fait tache d'huile
Plus qu'un malaise, c'est une colère de la profession qui s'exprime depuis quelques semaines dans plusieurs pays européens : Pays-Bas, Roumanie, Pologne, Allemagne mais aussi Royaume-Uni. Depuis jeudi dernier, le bras de fer avec les pouvoirs publics a commencé en France, d'abord en Occitanie avec le blocage de plusieurs axes routiers.
Et le mouvement pourrait faire tache d'huile. Invité de nos confrères de France Inter, Arnaud Rousseau, le patron de la FNSEA, a annoncé ce lundi matin des actions menées sur tout le territoire cette semaine.
En Normandie, l'opération de contrôle des prix organisée par les agriculteurs manchois n'est qu'un avant-goût des jours à venir. "Je fais ce soir une visio avec mes cinq départements et je suis à la FNSEA en milieu de semaine pour qu’on établisse un plan d’action qui puisse durer", nous indiquait ce lundi matin par téléphone Anne-Marie Denis, la présidente de la FRSEA.
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Des actions chez un géant du secteur laitier et dans les grandes surfaces sont sérieusement envisagées. D'autres opérations sont en réflexion.
"On est tout le temps en contrôle"
À en croire la patronne des agriculteurs normands, aucun doute sur la mobilisation de la profession. Quelles remontées a-t-elle fait du terrain ?
Si le "juste" prix figure tout en haut des revendications, les différentes réglementations, comme chez nos voisins européens, suscitent l'indignation du monde agricole.
La présidente de la FRSEA dénonce "l’empilement des normes (européennes et françaises)" qui "use nos agriculteurs. On est tout le temps en contrôle. Et ça, ils ne peuvent plus le supporter. Ils ont l’impression d’être un peu la ligne de mire environnementale. Alors qu’on ne pense pas être les seuls à avoir des efforts à faire."
Et de citer en exemple "l'obligation pour les céréaliers de remettre 4% des surfaces de culture en jachère dans une période où nos productions diminuent à cause des normes environnementales" ou la question de la remise en prairie permanente de terres qui étaient cultivées ces cinq dernières années.
"Les agriculteurs avaient abandonné dans certains cas un petit peu de prairies permanentes pour faire des cultures rotationnelles, ce que nous impose la PAC. Ça permettait aussi d’avoir une alimentation plus locale pour nos animaux. Ce qui évite d’acheter du soja dans des pays où il ne faut pas l’acheter, semble-t-il."
Des jeunes découragés ?
De la colère mais aussi de la peur quant à l'avenir de la profession. "La moitié des exploitations vont changer de main d'ici 5 à 10 ans", rappelait ce lundi matin Jean-Michel Hamel, le président de la FDSEA de la Manche.
Une projection qui est loin d'être assurée. "Sur l’année antérieure, on recommençait à avoir un petit peu le moral. Des jeunes essayaient d’intégrer notre profession, ce qui était pas mal parce qu’il y avait pas mal de départs en retraite, raconte Anne-Marie Denis. Là, il y a un changement de braquet assez important. Je sens que ça recule. Il y a un découragement (..) Avant, l’agriculture c’était le métier où on installait le plus de gens qui restaient dans la profession. Aujourd’hui, ce qu’on risque c’est que les gens viennent quelques années, 5-10 ans, et puis au bout d’un moment, qu'ils se découragent, qu'ils partent. Et ça, on ne veut surtout pas ça."
Le premier ministre Gabriel Attal doit recevoir ce lundi soir Arnaud Rousseau, le patron de la FNSEA, et son homologue des Jeunes agriculteurs, Arnaud Gaillot. Une rencontre qui n'augure en rien une sortie de crise, selon les intéressés.
"Tout premier ministre qui arrive en poste, en France, a normalement le devoir de recevoir les syndicats agricoles majoritaires. Je pense que cette rencontre rentre dans ce cadre-là. Ce sera une première connaissance. Est-ce que le ministre, dès le premier jour, nous donnera toutes les réponses ? Ce sera formidable si on y arrive. Mais je pense qu’il faudra un peu de temps et c’est pour ça qu’on laissera la pression tant qu’on n’a rien", prévient Anne-Marie Denis.