En février 2024, la mairie de Rouen a déposé un permis de démolition du foyer Moïse en vue de construire à la place une résidence sociale. Depuis son inauguration en 1969, le site accueille des travailleurs sénégalais et mauritaniens.
Mise à jour, vendredi 4 octobre 2024. Le conseil municipal de Rouen (Seine-Maritime) du jeudi 3 octobre 2024 a été marqué par l'intervention des résidents du foyer Moïse qui luttent contre la démolition du bâtiment.
+ signer la pétition https://t.co/3QHYU4HlDT pour soutenir la demande d'attribution du label architecture contemporaine remarquable au foyer moïse
— Môsieur J. (@mosieurj) October 4, 2024
Face à la pression des résidents et des associations, notamment les militants d'Echelle Inconnue, la délibération a été retirée, mais sera remise à l’ordre du jour au prochain conseil en novembre. "On fait notamment cette action pour informer les élus du sujet. Cela va nous laisser six semaines pour remettre le sujet sur la table", indique pour sa part Julie Davainne, responsable de la communication d’Échelle Inconnue.
Un repère pour les Africains de Rouen
Il est pour certains occupants un lieu de vie depuis 50 ans. Un repère structurant pour des hommes originaires du continent africain, arrivés en France dans les années 60-70 pour apporter leur force de travail. "La plupart des Sénégalais et des Mauritaniens qui habitent aujourd’hui dans la métropole sont passés par ce foyer", explique Souleymane Konaté, président de SORESFOM, l’association des résidents du foyer Moïse.
L’espace est adapté au mode de vie des résidents. Il y a des espaces collectifs de vie, comme la mosquée. Ici, on célèbre des cérémonies de mariage ou d'enterrement. Vouloir transformer ce lieu en résidence sociale sera néfaste pour les occupants, notamment pour les plus âgés
Souleymane Konaté, président de l'association SORESFOM
L’association SORESFOM milite pour la rénovation du foyer Moïse. Elle refuse la démolition suivie de la reconstruction d’une résidence sociale au même endroit, scénario qui a obtenu la faveur de la mairie et du bailleur social.
La peur du "chacun chez soi"
Souleymane Konaté en est convaincu : "dans cette résidence sociale, il y aura avant tout des chambres individuelles. C’est du chacun chez soi. Il n’y aura plus de communication. C’est la mort à petit feu de certains résidents".
Pour appuyer ses propos, le président de la SORESFOM met en avant l’expérience des autres foyers de travailleurs à Rouen : "le foyer Senghor, situé rue Stanislas Girardin à Rouen, a été transformé en résidence sociale. Aujourd’hui, les résidents discutent dans la rue".
"Les gens se sentent bien ici"
Construit sur quatre étages, le foyer Moïse a compté jusqu’à 104 chambres. Comme l'explique ADOMA, l'actuel gestionnaire du lieu, sur son site internet, "les foyers de travailleurs migrants ont pour mission d'accueillir des travailleurs isolés d'origine étrangère. Les foyers de travailleurs migrants proposent un hébergement à durée indéterminée comportant généralement des locaux privatifs meublés ou non et des locaux communs affectés à la vie collective."
Ces espaces de vie collective, c'est justement ce qui fait toute la particularité du lieu aux yeux de ses occupants.
"Lors de la prière du vendredi", nous explique l’un des jeunes résidents actuels, "tout le monde vient ici, dans notre mosquée. Des Sénégalais, des Mauritaniens mais aussi des Ivoiriens, des Maliens. Les gens se sentent bien ici. Ce n'est pas une question de communautarisme comme le pensent certains"
Beaucoup de retraités continuent à se rendre ici régulièrement. Ils sont accompagnés par des plus jeunes. C’est bon pour leur santé.
Un résident du foyer Moïse
Un choix financier selon les résidents
D’après la présentation faite par Rouen Habitat, le bailleur social, en décembre 2023, la résidence sociale comportera 98 chambres, 15 places de stationnement, des locaux administratifs et techniques, des salles collectives et un local à vélo, le tout construit sur trois niveaux.
L’association des résidents estime que la reconstruction est un choix essentiellement financier. "En juillet 2022, lors d’une réunion au foyer Moïse, nous avions demandé des devis pour comparer les prix et les charges dans l’hypothèse d’une démolition-reconstruction et dans celle d’une réhabilitation", détaille Yann Mouton, membre de la SORESFOM. "On nous a promis ces devis que nous n’avons jamais eus. La transparence n’est pas là ".
Des budgets similaires selon le bailleur
En réponse, le bailleur social assure que le coût financier n’a pas été le guide de sa décision. "Entre la rénovation et le démolition-reconstruction, nous arrivons à des budgets similaires. Mais c’est sans compter la redevance pour les occupants. Elle serait plus élevée si nous réhabilitions. C’est un élément qu’il faut aussi intégrer", explique Ariane Massière, directrice générale de Rouen Habitat.
Nous avons été guidés par des principes de sécurité, de confort et d’accessibilité. Quand on parle de rénovation, on pense que c’est simple. Là, nous serions sur une restructuration complète du bâtiment car la taille des chambres, leur hauteur, la façon dont elles sont structurées ne permet pas une simple rénovation.
Ariane Massière, directrice générale de Rouen Habitat
Pour défendre le projet de résidence sociale, Ariane Massière met en avant la taille des futures chambres "de 18 ou 20 mètres carrés contre 10 à 13 aujourd’hui". Une performance énergétique accrue et une accessibilité conforme aux normes actuelles. "L’accès par la rue Moïse se fait actuellement par des marches. Ce qui est difficile pour des populations parfois âgées", précise la directrice générale. "C’est aussi un bâtiment qui contient de l’amiante. Ce qui compliquerait une rénovation."
"Les résidents actuels restent prioritaires"
Rouen Habitat dit comprendre l’attachement des résidents à ce lieu mais souligne que cette réflexion est menée collectivement depuis plusieurs années. "Il y a eu un engagement du maire de ne pas reconstruire ailleurs, ce qui n’était pas simple au regard du PLUI [ndlr : plan local d’urbanisme intercommunal] et qui a été accepté par les résidents en 2019-2020. Une trentaine a même déjà été relogée ailleurs et assurée de pouvoir revenir sur le site reconstruit", indique Ariane Massière.
Le bailleur social rappelle également que la réglementation a changé depuis les années soixante. "À l’époque, on parlait de foyers de travailleurs migrants. L’État souhaite désormais que ces bâtiments, quand ils ne sont plus aux normes ou vétustes, soient transformés en résidence sociale. Les résidents actuels restent prioritaires pour y loger. Mais ces lieux pourront également accueillir des personnes qui ont un besoin social sur notre territoire comme des salariés qui débutent ou qui sont en mobilité dans leur vie professionnelle ou des personnes avec des difficultés sociales temporaires."
Voyez le reportage réalisé par Lou-Ann Leroux et Claude Heudes au foyer Moïse à Rouen.
Une page d'histoire
Après la Seconde guerre mondiale, face à un besoin important de main d'œuvre pour la reconstruction du pays, la France encourage l’immigration. Dans le même temps sévit une crise du logement qui pousse l'Etat français en 1956 à créer la Sonacotra pour construire et gérer des locaux d'habitation pour les travailleurs étrangers. De nombreux "foyers Sonacotra", comme le foyer Moïse à Rouen voient le jour. Mais depuis 1995, l'Etat incite à les transformer en résidence sociale.
Une nouvelle orientation mal comprise des résidents du foyer. "Les gouvernements français veulent que le terme de foyer de travailleurs migrants disparaisse. C'est un manque de respect vis-à-vis de ces populations", tempête Souleymane Konaté. "À une époque, on a eu besoin d'eux et aujourd'hui, on ne veut plus en entendre parler."
Dernier recours, dernier espoir
"C'est une question de respect vis-à-vis d'eux, de l'attention qu'on leur doit", poursuit Yann Mouton de la SORESFOM. "Ils ne demandent pas la charité. C’est un choix politique pour l’histoire de la ville, de son passé et de son avenir."
Pour faire entendre sa voix, l'association a déposé un recours devant le tribunal administratif, rejeté mi-août. Désormais, le dernier espoir serait de faire classer ce bâtiment "architecture contemporaine remarquable". Une demande a été déposée auprès de la Direction régionale des affaires culturelles. Tous espèrent une réponse rapide, avant que les pelleteuses ne s'activent.