Avant de partir à la rencontre de ses nombreux fans en dédicace à la Foire du libre de Brive, l'auteure nous a accordé un entretien pour parler de son dernier livre qui était très attendu. Un ouvrage qui évoque le viol dont elle a été victime enfant, les années d’anorexie qui ont suivi et le dialogue que cette dernière dit entretenir avec l’Au-delà.
« Qu'est-ce qu'un poème si ce n'est un refuge aux réalités difficiles ? » Cette citation issue de La chute de la maison Usher, adaptation audiovisuelle d'une nouvelle d'Edgar Allan Poe, s'adapte parfaitement à ce nouveau livre. Car c'est bien de cela qu'il est question, semble-t-il, dans le Psychopompe d'Amélie Nothomb. Un survol de la vie d'une femme et de ses traumatismes. L'auteure à succès a choisi d'écrire sur des sujets particulièrement douloureux : le viol dont elle a été victime à l'âge de 12 ans, les longues années d'anorexie qui ont suivi, la mort de son père survenue en plein covid, et le dialogue entamé avec l’Au-delà depuis ce décès. "Ce n’est pas tout à fait la première fois que j’en parle (du viol, NDLR). J’en avais parlé également dans Biographie de la Faim, mais de façon encore plus succincte que dans ce livre-ci. C’est un livre qui a évidemment été très fort à écrire mais moins pour ce motif que sur les autres motifs. C’est quand même un livre dans lequel je raconte tout mon parcours de vie. Plus encore qu’écrivain, je me considère comme Psychopompe (celui qui accompagne les âmes des morts dans leur voyage, NDLR). C’est surtout cette révélation-là qui a été intense à dire."
Dès lors, on se dit que la lecture ne va pas être une partie de plaisir... Et pourtant, les craintes se dissipent rapidement ! Car, c'est bien là que réside la magie du récit de cette romancière excentrique et déroutante : ici nous partons également à la découverte de sa passion pour les oiseaux à commencer par le somptueux engoulevent oreillard...
Le viol
Il faut tout d'abord noter que le mot, à lui seul d'une violence rare, n'est jamais prononcé par la romancière et jamais écrit dans le roman. « C’est vrai, je ne l’ai même pas fait exprès, je m’aperçois que c’est un mot que je ne prononce pas alors que, de toute évidence, ça m’est arrivé. Je ne sais même pas pourquoi. »
Et pourtant, le drame est bien raconté dans ce livre. L'épisode tragique se situe même au milieu du récit. Il devient insoutenable par la simple réaction d'une mère qui se contentera de dire : "Pauvre petite." L’autre déchirement dans ce récit, c’est le silence qui s’établira après le drame. "Je ne m’en indigne pas parce que j’ai essayé de coller au maximum à ce qui était mon sentiment à l’époque. À l’époque, je ne savais même pas que mon entourage aurait dû dire quelque chose, donc je ne pouvais pas m’indigner d’un silence dont je ne savais pas qu’il était bizarre. Et encore aujourd’hui, même si une telle réaction de la part de mon entourage m’étonne, je ne leur en veux pas. J’essaye de me mettre à leur place : je me dis "mais qu’est-ce que j’aurais fait moi ?' Il me semble que j’aurais dit quelque chose, mais quoi ? Qu’est-ce qu’on dit dans ces cas-là ? Je ne sais pas ?"
À bien y réfléchir, les alertes étaient pourtant là dans le récit... L'adolescence pointe le bout de son nez. La jeune Amélie devient femme et se retrouve confrontée au regard des hommes, à l'image d'un passage du livre où une connaissance de ses parents demande à passer une soirée avec la jeune femme. "Je crois que nous sommes nombreuses à avoir vécu l’entrée dans l’adolescence comme un ensemble de signaux d’alarme nous avertissant que nous allions devenir des objets de convoitise. Je me souviens que j’ai vécu ça dans l’épouvante."
L'anorexie
Après un viol, comme c'est souvent et logiquement le cas pour toute forme de traumatisme, la douleur du moment laisse place à une autre souffrance. Pour Amélie Nothomb, il fallut affronter l'anorexie. Dans ce récit, les mots sur ces maux sont cette fois très concrets, à l'inverse du passage consacré au viol qui, lui, est presque allégorique. Ici la maladie a des symptômes très concrets : la douleur, le froid permanent, l'éloignement aux autres et au monde... et la mort qui se rapproche... "C’était très douloureux."
De longues années de souffrance psychologique qui n'ont pas été prises en charge. À l’époque, "l’anorexie était quelque chose de très rare, à plus forte raison dans le Sud-Est asiatique. C’était une maladie mystérieuse. J’avais entendu parler de quelque cas en Europe. Vous savez, en Birmanie, au Bengladesh, au Laos, ce sont des pays où l’on crève de faim pour des raisons qui n’ont rien à voir avec l’anorexie. Donc ça ne pouvait pas être soigné parce que ça n’existait pas là-bas. L’inquiétude de la famille était donc sans solution : « Mes parents m’ont forcée à manger mais sans savoir que les anorexiques ont inventé tellement de techniques pour ne pas avaler ce qu’on leur fait manger... donc mes parents ne comprenaient pas ce qu’il se passait."
Le père, le Fils, le Saint-Esprit... et les oiseaux...
Pour Amélie Nothomb, si le projet n'était pas déterminé à l'avance, il n'en demeure pas moins une réalité aujourd'hui : ses trois derniers romans sont construits en trilogie. Et la relation que cette écrivaine avait avec son père est déterminante. Le décès de ce dernier marque un virage, toutes celles et ceux qui l’ont vécu le savent… "Ça m’a changé profondément. Depuis que mon père est mort, j’ai l’impression d’avoir acquis beaucoup de ses caractéristiques comme s’il me les avait insufflées. C’est comme si j’endossais une partie de sa personnalité et ça, ça change ma manière d’écrire. (...) Cette trilogie a commencé avant la mort de mon père, par l’écriture de 'Soif' qui a été le grand projet de ma vie, un livre sur la passion du Christ. Ça a été le dernier livre que mon père ait lu et il l’a extrêmement apprécié. Ensuite, mon père meurt et j’écris le livre de mon père : "Premier sang". Alors beaucoup de mes lecteurs ont dit, vous avez écrit, le Fils, vous avez écrit le Père, il manque le Saint-Esprit… C’était une boutade évidemment, mais j’ai pris très au sérieux. Je réfléchis à la notion de Saint-Esprit, et je me suis aperçue que c’était le psychopompe (…) l’intercesseur entre la vie et la mort.
Et les oiseaux dans tout cela me direz-vous ? Eh bien, cette passion depuis le plus jeune âge que l’Auteure nous confie est à la fois une respiration heureuse et bienvenue dans un récit si douloureux, un moyen de « voler » d’un épisode à l’autre. La dernière de couverture le résume d'ailleurs : "Ecrire, c'est voler".
Le dialogue avec les morts
Comme toujours avec Amélie Nothomb l'excentricité est assumée et le regard de l'autre semble presque sans conséquences : "J’avoue que j’avais été un petit peu atteinte en 2004 lors de la publication de "Biographie de la Faim". Là, il y a eu trois réactions et elles ont été abominables, mais c’était avant « Me too » et c’est à cela que l'on s’aperçoit que Me Too était très nécessaire."
Cette fois-ci, le lecteur pourrait se dire qu'un pas de plus a été franchi dans l'évocation de cette communication avec l'Au-delà. De tels discours peuvent choquer, même si, après avoir écrit un livre sur le Christ - ce qui lui a "valu des réactions outragées de catholiques d’un certain âge", plus rien ne semble impossible pour l'écrivaine qui a finalement reçu une bonne surprise : "Les retours sont excellents, je suis assez bouleversée, je me disais que les gens allaient se dire, 'on est sûrs qu’elle est complètement dingue. Elle parle avec les morts ? Ça y est, elle a vraiment des araignées au plafond!'. Eh bien non. Le nombre des gens qui me disent que, eux aussi, vivent ça ! En fait, il suffit d’avoir l’impression, la conviction de recevoir un signe d’un disparu pour qu’on puisse parler d’un épisode psychopompe."
Dialogue réel ou spirituel selon elle ? « J’ai beaucoup de mal à dire de quoi il s’agit, chaque fois que ça m’arrive je me pose la question de mon degré de foi en ce que je viens de vivre et à chaque fois, mon degré de fois est de 99%. Ça ne me donne pas d’explication. Je ne sais pas ce qu’est la mort, je ne sais pas quelle est la nature de cette communication. La seule chose dont je ne parviens pas à douter c’est sa véracité."
Et sur ceux qui contestent ces propos depuis la parution du livre : "Les gens qui disent que c’est de l’autosuggestion, j’ai envie de leur dire : d’abord, je reconnais la voix de celui qui me parle. Ensuite ce que me dit le mort en de telles circonstances, sont des choses que je n’aurais pas pu inventer, que je ne savais pas. Quand mon père me dit après sa mort, 'Tu devrais lire Georges Sand, j’adore cet écrivain'. On n’avait jamais parlé de Georges Sand… Et je ne vois pourquoi je l'imaginerais alors oui, j’ai tendance à y croire."
La conviction du travail
Ce qui est encore plus fascinant que cette facilité à vivre sa différence, c'est la nécessité d'écrire de l'auteure. Psychopompe est son 105e livre. "Chez moi, c’est une très grande règle, ça fait plus de trente-cinq ans que ça dure. Tous les matins, quoi qu’il arrive, sans aucune exception, je commence par quatre heures d’écriture; Et que ce soit la fin du monde, que j’ai 39 de fièvre, que j’ai le covid, que je sois en état de rupture amoureuse, que mon père soit mort, rien ne peut ébranler cette règle. Je ne publie que le quart de ce que j’écris. Au moment de l’écriture, je ne sais jamais si ce que j’écris est destiné à être lu ou à mes tiroirs… À ce moment-là je ne pense pas du tout au lecteur et à son éventuelle réaction."
Tout ce travail accompli ne laisse pas de temps aux bavardages et à l'actualité people : "Il y a beaucoup de faux. Il y a un article qui annonce mon mariage c’est totalement faux. Je ne possède pas d’ordinateur, je ne sais pas ce qu’est internet… Je considère que toutes ces sottises ne me concernent pas. Je n’ai rien et j’avoue que je suis très heureuse… Je n’ai même pas de téléphone portable ! Ça dérange beaucoup de gens, mais moi ça me va bien comme ça."
Car au fond, l'essentiel est dans le livre...
Lorsque la nécessité d'écrire salvatrice parvient au regard d'un lecteur bienveillant - dans le cas d'Amélie Nothomb et de son envol du psychopompe - la surprise est totale, la promenade dans le ciel littéraire de l'auteure est joyeuse malgré le poids des mots, et le récit entraîne délicatement vers une réflexion nécessaire sur la vie et le chemin difficile qui nous conduit de l'état d'enfant à celui d'adulte responsable...
Un long parcours chaotique construit sur un flux discontinu d'épreuves, de souffrance et de joie.... Le récit de cicatrices refermées mais à jamais sensibles.