Témoignages. "Ça m’a libérée d’un poids", la parole oubliée des enfants rescapés du massacre d'Oradour

Publié le Écrit par Isabelle Rio
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C'est une parole qui n'a été ni exprimée, ni recueillie, pendant 80 ans. L'histoire des enfants qui auraient dû être à l'école, ce funeste 10 juin 1944, dans les trois écoles du village d'Oradour-sur-Glane (Haute-Vienne), mais que le destin a détourné du chemin. Leur témoignage fait l'objet désormais d'un livre publié aux Ardents Éditeurs "Je n'étais pas à l'école ce jour-là".

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Franck Hyvernaud est aujourd'hui infirmier. Un métier au service du soin et des autres. Descendant de familles endeuillées par le massacre, il a grandi, comme tant d'autres, parmi les générations qui ont suivi, avec le poids du silence des anciens, ceux qui pleurent leurs morts et ceux qui pleurent de ne pas comprendre pourquoi eux en ont réchappé. Il prend conscience de cette parole enfouie, ressentie comme un traumatisme illégitime.

Ce 10 juin 1944, 207 enfants sont évacués par les SS de l'unité de la Waffen-SS de leurs trois écoles : celle des filles, celle des garçons et celle des Lorrains où ont été accueillis des réfugiés alsaciens et lorrains. Ils sont menacés et menés, avec leurs instituteurs et leurs institutrices, vers la place du champ de foire. Ils sont assassinés dans l'église.

Et puis il y a celles et ceux qui auraient dû être à leur place sur les bancs de ces écoles ce jour-là. Mais le destin en a décidé autrement pour eux. La fin d'une angine, des lunettes cassées, un besoin de main-d’œuvre au champ... et c'est une vie épargnée. Ils et elles, alors âgés de six, huit ou dix ans, ne comprendront pas pourquoi. Mais ils ont vu, entendu, ressenti… Des tirs, des bruits de bottes, des cris, les pleurs de leurs parents ou grands-parents. Ils comprendront l'absence d'un frère, d'une sœur. L'absence de camarades à la rentrée scolaire qui a suivi trois mois plus tard.

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Une parole jusque-là jamais exprimée

En 2016, Franck Hyvernaud commence une enquête minutieuse pour retrouver tous ces enfants, devenus adultes. Il entreprend alors une série d’entretiens avec ces anciens écoliers et écolières d’Oradour dont le destin a basculé le 10 juin 1944, contribuant à mettre des mots sur des images terribles, sur des souvenirs enfouis qui, souvent, ont été tus pendant des décennies par ces témoins du drame.

Personne ne s’était inquiété jusqu'alors du ressenti et des traumatismes de ces enfants. On ne parlait pas alors de syndrome du survivant ou de cellule psychologique. Personne n’avait mesuré que leurs vies en seraient profondément bouleversées. Une génération oubliée devant l'incommensurable peine des adultes les entourant. Une génération qui, à peine adulte, doit faire face à un nouvel épisode traumatisant : la guerre d'Algérie.

Ce travail de collecte des mémoires était nécessaire. Quatre-vingts ans après le massacre d’Oradour, la publication de ces récits de vie souhaite contribuer à l’édification de la mémoire collective. Un exemplaire de cet ouvrage leur a été remis lors d'une émouvante cérémonie à la mairie d'Oradour, le 26 mai.

Personnellement ça m’a beaucoup apporté, ça m’a libérée d’un poids que je traînais depuis des années... c’était bloqué… J’ai fait énormément de cauchemars par rapport aux Allemands, pendant un temps indéfini.

Marie-Elise Tarnaud-Jendillard

85 ans, soit 5 ans le 10 juin 1944

Marie-Elise se souvient toujours avec émotion de ses deux petites copines qui passaient chaque matin la prendre pour aller à l'école. Mais ce jour-là, alors qu'elle devait normalement reprendre l'école après quelques jours d'angine, sa maman dira : "elle ne va pas reprendre pour un jour avec la remplaçante, elle reprendra lundi avec le retour de Madame Binet".

Madame Andrée Gibaud-Binet, directrice de l'école des filles et souffrante depuis quelques jours, était en effet remplacée par une jeune institutrice, Odette Couty, qui avait perdu son poste après la fermeture de sa classe au château du Couret près de La Jonchère (Haute-Vienne), qui regroupait environ 83 pensionnaires filles, juives. Elle aurait dû terminer son contrat la veille, le 9, mais était restée pour accompagner les enfants à une visite médicale. Madame Binet était logée au-dessus des classes. Elle aussi a été contrainte de rejoindre la place du champ de foire.

La petite Marie-Elise n'a pas pu reprendre l'école à la rentrée 44-45. Trop traumatisée, elle restera avec ses parents jusqu'à Noël.

À 90 ans, Simone Frugier se souvient encore de "tous les petits détails" comme elle dit. On le sait, le temps était maussade ce mois de juin 44. Les angines, pneumonies et bronchites ont laissé quelques enfants à la maison. Elle aussi est restée à la maison, contrairement au souhait de son père. "Pas pour deux jours avec la remplaçante ! a également répondu sa mère", alors elle est restée cueillir des rutabagas au champ.

Puis, elle se souvient du choc des murs noircis découverts en s'approchant du bourg après le drame. Elle restera cachée avec ses parents dans les bois pendant plus d'un mois.

Quand je vais dans les ruines, ce ne sont pas les maisons que je vois, c'est les personnes que j'ai connues... quand j'arrive devant mon école, là, c'est terrible, je jouais avec mes copines et ma maitresse que j'adorais, Madame Binet.

Simone Frugier - Sadry

90 ans, soir 10 ans le 10 juin 1944

Dans le livre, on découvre aussi l'histoire du petit Mario Estamilla, réfugié espagnol. Il a été pensé mort pendant un temps. Il était en réalité hospitalisé à Limoges. Il s’était blessé avec une arracheuse de pommes de terre quelques jours plus tôt. 

Albert, lui, avait six ans. Sur le chemin de l’école avec ses deux frères de huit et dix ans, son sabot lui fait trop mal, il fait demi-tour. Le corps martyrisé de son frère Marcel sera reconnu par ses parents, le dimanche matin, à leur entrée dans l’église, alors qu’ils entendent déjà le retour des SS.

Ils l'ont ramené à la maison, on habitait quand même à quatre kilomètres, dans un drap... et puis... je l'ai vu.

Albert Hyvernaud

86 ans - 6 ans le 10 juin 1944

Camille Labetoulle avait dix ans. Il est resté ce jour-là aider ses grands-parents aux champs parce que son père était absent. Ils sont vite rentrés quand ils ont entendu les détonations puis les cris provenant de l’église. Marcel Darthout, blessé, et Robert Hébras, brûlé à l’épaule, sont passés par leur cour dans leur fuite, avant de partir eux-mêmes se cacher dans une châtaigneraie pendant quinze jours, la peur au ventre.

Odette Villéger - Mauger a aujourd'hui 89 ans et encore toute l'énergie qu'elle dit hériter de sa maman. Elle était à l'école le matin, avec son frère Armand, six ans. L'après-midi, seul son frère André, onze ans, y est retourné. L'institutrice l'avait renvoyée, elle, à midi, car elle avait cassé ses lunettes et n'y voyait plus rien. À 13 h 30, elle était avec sa grande sœur Renée, quatorze ans, et la petite de deux ans, Hélène. Ils ont entendu des cris.

Renée est sortie voir ce qui se passait, elle est revenue "c'est les boches, c'est les boches !", ils arrivaient dans la ferme et ils tiraient. On a juste le temps de partir avec ma petite sœur et notre petit chien et on s'est enfuies derrière les étables. Ils tiraient et jetaient tout par la fenêtre ce qu'ils trouvaient."

Odette Villéger

Mauger 89 ans - 9 ans le 10 juin 1944

Plus tard, ils entendent la détonation dans l'église et les cris. "Les soldats ont sorti les tables et ont fait un gueuleton avec le cochon et le pain qu'on avait juste préparé. À 9h, ils ont mis le feu et nous, on était toujours derrière les genêts où on a passé la nuit, sans bouger. Notre petit chien et ma petite soeur n'ont jamais bougé. Jusqu'au dimanche après-midi."

Odette Mauger épouse dix ans plus tard, en 1954, un jeune militaire qui a fait l'Indochine. Juste après son mariage, il accepte une mutation en Allemagne... Elle qui a eu si peur des Allemands, jusqu'à passer un bâton sous les meubles longtemps encore après la guerre. Fort heureusement, quand elle était adolescente, elle passe par un internat chez les soeurs à Nieul. Elle y trouvera une écoute attentive et bienveillante. Ses cauchemars seront calmés par la présence de ces religieuses compréhensives. Elle est consciente, aujourd'hui, qu'elle a eu cette chance d'être écoutée.

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Je n'étais pas à l'école ce jour là, un recueil de témoignages publié aux Ardents Editeurs ©Isabelle Rio Margaux Blanloeil Chrystèle Reynard France 3 Limousin

Des traumatismes avec lesquels ils se sont construits. Même adulte, ils n'ont pu se libérer du poids de ces images et ces bruits. 

On a pleuré les disparus, le drame était tellement important, on a pleuré les disparus et eux ne comptaient pas à côté. On les a oubliés.

Franck Hyvernaud

Extrait du livre "Je n'étais pas à l'école ce jour-là" paru aux Ardents Editeurs

"Plus jamais ça"... Ils l'ont dit, l'ont pensé et pourtant. Aujourd'hui, la guerre est aux portes de l'Europe et des massacres d'innocents perdurent. À 90 ans, Simone Frugier - Sadry est en colère :

Quand je vois des humains encore capables aujourd'hui de commettre ces atrocités et de faire souffrir des enfants… Comment vous dire, je ne peux pas me contrôler quand j'en parle.

Simone Frugier - Sadry

90 ans

À ce jour, on compte vingt-quatre enfants absents des bancs de l'école ce 10 juin 1944. Treize témoignages ou histoires ont été enregistrés et rapportés dans ce livre publié aux Ardents Éditeurs.

Ils sont désormais au centre de la mémoire. Un recueil labellisé pour les commémorations des 80 ans de la libération. 

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