Témoignages. "Je suis ravie de vivre ici". "On a appris à vivre avec les morts" : ils sont d’Oradour sur Glane, passeurs de vie et de mémoire

Publié le Écrit par Philippe Mallet et Alexandra Filliot
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Ils sont nés à Oradour-sur-Glane, ou y sont installés depuis de nombreuses années, mais ils sont tous des Radounauds et fiers de l’être. Les uns sont des descendants de familles de martyrs, d’autres d’habitants épargnés, mais aussi des nouveaux arrivants venus, par choix ou un peu par hasard, dans la ville reconstruite. Plusieurs d’entre eux ont accepté de témoigner pour parler de leur vie dans cette commune si particulière qui fait face au village martyr préservé, protégé, pour que nul n’oublie la folie destructrice de la Das Reich le 10 juin 1944.

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Anaëlle-Charlotte. "Je fais partie, aussi, de celles et ceux qui ont un devoir de mémoire."

Anaëlle Charlotte Thomas, 33 ans, gère, aux côtés de son mari, le restaurant « Le Milord » - du nom de cette famille de martyrs - situé en face des ruines du village. Née à Oradour-sur-Glane, la jeune femme s’exprime en toute franchise.

"C’est ma ville de prédilection. Je suis ravie de vivre ici. J’en suis même fière et je n’ai pas honte de dire que je vis à Oradour-sur-Glane". Elle a d’ailleurs acheté, il y a quelques années, la maison des Montazeaud (une famille qui compte deux martyrs, Antoine, agriculteur et grand mutilé de la Guerre de 14/18 ainsi que Pierre, notaire. Tous les deux étaient âgés de cinquante ans). "Ma maison est une des premières qui a été reconstruite. Elle date de 1950."

C’est sans doute pour elle une manière de faire mémoire et d’affirmer son attachement à l’histoire de sa ville.

"Je comprends que les gens de l’extérieur puissent trouver compliqué de vivre à côté de ce qu’il s’est passé. En fait, c’est historique et cette histoire je la raconte - à mon échelle - aux gens de passage. Je fais partie, aussi, de celles et ceux qui ont un devoir de mémoire. Par exemple, le nom de l’établissement dans la ville renvoie à celui qui est dans le village martyr. Le restaurant est au même endroit, à proximité de l’église. (…). Les maisons ont été reconstruites, après-guerre pour les survivants et leurs familles, selon le même dispositif, sur les mêmes traits que les anciennes demeures. Les rues parallèles et tous les commerces ont été refaits comme avant."

Maxime. "Le massacre ça fait partie du cadre"

La jeune génération d’Oradour - du moins une partie d’entre elle - veut témoigner, consciente qu’elle a un rôle crucial à jouer dans la transmission de l’histoire de ce massacre de masse.

Maxime Desvergnes, né également dans la commune, en 1986, a une trajectoire différente. Sa mère étant originaire de Normandie et son père de Charente, ils avaient choisi de s’installer ici, il y a 44 ans pour des raisons pratiques.

Enfant, Maxime Desvergnes allait à l’école puis au collège à Saint-Junien, en passant devant les ruines. "Le massacre ça fait partie du cadre, explique aujourd’hui cet ostéopathe. Petit, je participais toujours aux cérémonies comme mes camarades. On déposait chaque année le 10 juin une gerbe. Ça faisait partie du cursus scolaire. J’ai grandi avec. J’ai toujours connu le village comme ça. Avec cependant un point de vue détaché parce que je n’ai pas de famille d’ici… Mais j’ai conscience de l’histoire. J’ai été élevé avec, et certains de mes copains étaient d’ici et leurs familles ici…"

Il porte en lui une part du deuil mais sans subir. "Ce deuil, je l’ai porté pour mes amis d’enfance qui ont de la famille dedans. C’est une question de partage collectif et d’acceptation de toute cette charge qu’on ne peut nier. Je peux ressentir de la tristesse et du dégoût pour ce qu’il s’est passé." Cependant, il tient à préciser qu’il ne vit pas pour ce deuil, mais avec.

"Fier de vivre avec cette histoire-là"

Cette attitude traduit le respect que cet habitant tient à avoir vis-à-vis des natifs, ceux qui sont d’ici depuis des générations et de la fierté d’appartenir à la communauté radounaude. "Oui, je suis fier de vivre avec cette histoire-là. Ailleurs, il n’y a pas ça. Certes, c’est l’horreur humaine mais la force d’un peuple c’est aussi d’être capable de faire autre chose."

Il en veut pour preuve la reconstruction de la ville et ce qu’elle est devenue aujourd’hui.

Au début, ça m’étonnait quand on me posait la question : "Comment peux-tu vivre à côté d’un village martyr ?

Maxime Desvergnes

Habitant d'Oradour-sur-Glane

"Au début, ça m’étonnait quand on me posait la question : 'Comment peux-tu vivre à côté d’un village martyr ?'. C’est quand la question se pose qu’on se dit: 'Ah oui, j’habite à côté d’un lieu qui malheureusement est connu.' Mais ça n’a jamais été un problème pour moi, car le symbole c’est le nouveau village alors que le village martyr est le témoin. Malgré ce qu’il s’est passé, on peut faire autre chose."

Conseiller municipal un temps, Maxime Desvergnes considère qu’"il ne faut pas avoir peur d’oublier car en fait on n’oublie pas. Il ne faut pas chercher à entretenir. Je n’entretiens pas parce que je sais qu’il est là. (…). Pour moi, faire un deuil, c’est impossible. Ça fait partie de moi. On ne peut pas oublier quelqu’un qu’on a aimé. Mais il faut accepter de vivre et de passer à autre chose, d’avancer. Subir ce poids, je m’y refuse mais défendre le village martyr, toujours, ça oui."

Camille : un écolier survivant de l’horreur

Ne plus vivre dans le passé, pour les plus âgés, c’est impossible. Spectateurs de l’horreur, ils n’ont rien oublié. Le temps n’a pas effacé les scènes auxquels ces enfants, à l’époque, ont dû assister.

Camille Labetoulle, 89 ans aujourd’hui, avait à peine dix ans ce terrible samedi 10 juin 1944. Fils d’agriculteur, il était malade ce jour-là et devait reprendre l’école le lundi suivant. De la ferme familiale, au Champ du Bois, située à deux kilomètres du village, il a tout vu, tout entendu.

"J’ai perdu tous les copains de l’école. À cet âge, ça reste marqué pour la vie, surtout quand on sait leurs souffrances qu’ils ont eues pour mourir. Après le massacre, on a couché dehors pendant trois semaines parce qu’une division allemande était revenue le dimanche pour effacer le massacre. Il n’y a pas eu de nouvelles victimes mais les gens avaient peur."

Ce jour-là donc, Camille Labetoulle avec son frère et sa cousine travaillent dans les champs. Dans l'après-midi, ils voient de la fumée et des bruits. "On est monté sur un chêne et on a vu Oradour brûler. Il était 16 heures 30, 17 heures. On a entendu la mitraille, ça n’arrêtait pas. On va vu le clocher s’effondrer sans trop savoir ce que c’était. C’est plus tard qu’on a compris."

"Une émotion qui ne s’éteindra jamais"

L’enfant décide de se rapprocher du village en traversant les champs mais il s’arrête tout net à la première ferme qu’il rencontre. "Je n’ai pas vu de corps. C’était des vaches brûlées, gonflées, calcinées. J’ai tellement eu mal que je ne suis pas allé plus loin. Mon frère a été jusqu’à la grange Laudy où il y a eu des rescapés, Hébras et compagnie. Il est revenu avec les jambes coupées. Ma cousine, elle, est allée jusqu’à l’église. Elle n’a pas pu nous expliquer ce qu’elle avait vu. On y est allé après tous les trois quand ça a été déblayé (…). Quand je suis arrivé à la porte de mon école, ça m’a glacé. Je ne vous le cache pas, j’ai pleuré et mon frère est venu me chercher en me disant : 'Faut pas qu’on reste là'. J’ai vu tous mes camarades de cette école où on était. Je les voyais comme si c’était le jour du massacre. Je les ai vus et j’y pense souvent (…). Dans la classe, on était 32. Trois étaient malades. On n’est plus que deux aujourd’hui.

Je me souviens il y avait un Parisien. Il s’appelait Jean. À côté de moi, René, à la même table. Plus loin, Marcel et Camille. Mais aussi deux filles, Simone et l’autre je ne me souviens plus. (…). C’était la guerre. On échangeait nos casse-croûte le midi. Celui du voisin était meilleur que le nôtre. Après c’était le vide… Je sens une émotion qui ne s’éteindra jamais."

Ils décident, malgré tout, de revenir dans le village détruit un mois plus tard. "L’odeur était épouvantable (…). On était attiré pour voir ce qu’on avait vécu. À l’époque, il y avait de la haine contre les Allemands. Le petit Godfrin, il me disait : 'Si tu vois les bochs, sauve-toi.' Lui, il s’est sauvé du dessous des flammes…"

 

Jean-Pierre et Michelle : des enfants de martyrs

Jean-Pierre Senon, lui, est, né 10 ans après le massacre. Avec sa soeur, Michelle, ils peinent à compter le nombre de leurs martyrs. "Un grand-père, une grand-mère, une arrière-grand-mère, des sœurs de l’un, des filles et fils de l’autre."

Les prénoms défilent. Christine, Claude, Marcel, Louise, Maria, Martial. Il y a aussi celles qui ont survécu. "La mère Blanche, la vieille grand-mère, elle s’en est sortie."

La litanie fait tourner la tête mais le frère et la sœur n’ont rien oublié de leur enfance, de leur passage dans les ruines et dans le cimetière mitoyen. "Quand j’étais petit, raconte Jean-Pierre Senon, boulanger à la retraite, j’étais presque tous les jours au cimetière avec mon grand-père - du côté de ma mère (famille Goursaud, NDLR). Il avait perdu sa fille dans l’église. Elle avait onze ans, Andrée. Il est allée la chercher dedans."

Un miraculé dans la rafle : "Il entendait tout." 

Le père de Michelle et Jean-Pierre, Armand Senon, fait partie des rescapés. Une semaine plus tôt, il s’était cassé la jambe en jouant au football. Immobilisé dans la maison de ses parents, située sur le champ de foire, le jeune homme logeait dans le grenier, accessible par un escalier de meunier.

"Quand on a ramassé tous les hommes pour les mettre dans les granges, sa mère a compris qu’il y avait un danger et lui a dit de ne pas bouger", explique Michelle Senon. "Il les a entendus en bas et ils ont dû penser que personne ne pouvait se cacher dans le grenier. (…). À un moment, il a décidé de sauter par la fenêtre et il s’est caché dans les buissons avec sa jambe cassée. Il entendait tout. Les Allemands passaient juste à côté de lui. Les cris, l’odeur, c’était intenable. L’horreur… Il est resté là tout le samedi jusqu’au dimanche soir. Après, il a atterri chez M. et Mme David dans leur ferme et est reparti se cacher dans les bois par peur que les Allemands ne reviennent. Plus tard, il a déclaré qu’il était né à Javerdat."

Toute sa famille fut exterminée. Il succombera d’une crise cardiaque en février 1960, à l’âge de 45 ans.

"Ils vivaient dans la douleur"

Mis à part ce témoignage poignant, Michelle et Jean-Pierre Senon n’ont pas pu recueillir de récits des rares survivants de leur famille. Leur grand-père maternel ne parlait pas, pas plus que leur tante. "Ils vivaient dans la douleur, précise Michelle Senon. Ils souffraient tellement. Ma tante quand elle revenait - elle vivait à Paris- c’était pour aller dans le village. J’ai passé mon enfance à l’accompagner. Elle me disait: 'Un tel habitait là et un tel habitait là-bas'."

Les enfants appréhendaient un peu ainsi l’histoire du massacre mais apprenaient surtout ce qu’avait été la vie du village avant sa destruction par les nazis. Les grands-parents allaient au champ de foire et les plus grands taquinaient les plus jeunes. Comme si la vie s’était arrêtée à cette époque que Camille Labetoulle revisite, comme beaucoup de sa génération, avec nostalgie. "Tout le monde se connaissait , s’entraidait." 

Comme son père était prisonnier de guerre en Allemagne, les hommes interrogeaient le gamin. "On me disait : 'dis petit, t’as des nouvelles de ton père ?'. C’était soudé".

Avec l’anéantissement du village, il a bien fallu reconstruire et surtout, avant tout, reloger les quinze familles restantes d’Oradour-sur-Glane qui avaient échappé au massacre en rebâtissant leurs maisons. "Au début, se souvient Camille Labetoulle, on ne faisait plus partie de la commune d’Oradour. On était rattaché à Javerdat. Le courrier arrivait là-bas. Y avait plus d’Oradour. Plus rien. Plus personne."

La nouvelle ville : "On a appris à vivre avec les morts"

Très rapidement, les rescapés ont toutefois pu vivre dans des baraquements juste à côté du village martyr. Ce qui continue de marquer la mémoire collective. "C’étaient des maisons en bois, se souvient Michelle Senon. Mais la nôtre était en pierres. Notre père étant boulanger, on était logé à l’écart et dans du dur, au cas où la maison brûlerait, pour éviter toute propagation."

Puis, ce que les gens appellent « la nouvelle ville » est, peu à peu, sortie de terre. "Ma tante disait : 'La nouvelle ville, c’est pas Oradour', insiste Jean-Pierre Senon. Elle avait perdu toute sa famille (famille Vergnaud, NDLR). Au moment du massacre, elle travaillait à Paris dans des maisons de bourgeois. Elle est revenue ici à sa retraite."

Michelle Senon n’est pas loin de partager l’analyse de la tante, aujourd’hui disparue. Elle considère, en effet, que le village martyr est un autre bras du bourg. "C’est la suite. (…). Il y a le bourg et le vieux bourg. On a appris à vivre avec les morts. C’est comme s’ils étaient vivants. C’est même plus le cas en vieillissant." Son frère ajoute : "La boulangerie Thomas (dans le village martyr NDLR), c’est toujours la boulangerie Thomas dans le bourg actuel. La garagiste, même chose. Le carrossier, idem… On retrouve tout. (…). Ce sont les rescapés qui ont reconstruit Oradour."

Michel et Edith. Le cinéma comme seule distraction

Michel et Edith Merigot ont, eux aussi, connu cette période de reconstruction avec une particularité cependant. Ils ont en effet d’abord vécu à Javerdat, le village d’à côté et elle n’est pas native d’Oradour. Charentaise de Chabanais, elle finir par franchir « la frontière », se marie en 1959 et monte avec son mari, en 1982, une société de pompes funèbres à Oradour-sur-Glane.

Édith va découvrir, par des bribes de conservation, que sa belle-famille a, elle aussi, été durement éprouvée par le massacre. "Mes beaux-parents ne parlaient pas d’Oradour, se rappelle-t-elle. Un beau jour, j’ai dit : 'Mamie, je travaille à Oradour. Je voudrais faire partie de l’association des martyrs. Ma belle-mère m’a répondu qu’elle était très contente. À partir de là, ils m’ont expliqué. Ils habitaient aux Bordes. Elle avait une péritonite ce jour-là. Ils ont vu Oradour brûlé. Mais ils n’ont pas pensé que c’était les Allemands. Ils croyaient que c’était un feu."

Je pense que ça marque les adultes mais aussi les enfants.

Edith Mérigot

L’oncle (Joseph Boutaud, 32 ans, cordonnier), la tante (Marie-Marguerite Delage, 35 ans, gantière) et la nièce de Michel Merigot ( Marie-Jeanne Boutaud, 5 ans), vont être assassinés par la Das Reich. Mais pour elle, comme pour son mari, vivre dans le bourg n’a jamais été douloureux. "Nous n’avons jamais souffert d’une quelconque tristesse", précise Edith Merigot. Même si, se souvient Michel, "longtemps, il n’y a pas eu de fête", et que la seule distraction c’était le cinéma. Il se souvient aussi qu’enfant, comme d’autres, il allait au village avec sa mère. "Ce que je ressentais ? Comme tous les jeunes qui arrivent aujourd’hui dans les ruines. En entrant, pour eux, la vie est belle. On rigole et quand on sort du village, on n’a plus du tout la même vue de la vie. Je pense que ça marque les adultes mais aussi les enfants."

"On a eu cette hantise qu’on était en deuil"

Pendant dix ans, un deuil officiel est imposé et il hante encore les esprits de plusieurs générations. "Notre jeunesse, on la passait comment ? On allait taper dans un ballon et on revenait, soupire Camille Labetoulle. Bien après, il y a eu un cinéma, un repas dansant, une foire. (…). Les autres communes organisaient des fêtes. On trichait un peu… On a eu cette hantise qu’on était en deuil."

Durant cette longue et étrange période, le noir était partout. C’est du moins la représentation que les derniers témoins de l’époque se font de leur village. "On n’avait pas le droit de mettre des couleurs", se souvient Michelle Senon. "Les maisons étaient en gris. Rien ne devait représenter la gaieté." Son frère ajoute: "Les bals étaient interdits".

Anaëlle Charlotte Thomas confirme ces propos. "Mon mari me disait que, pendant des années, il n’y avait pas d’arbre, pas de fleurs. C’était mortuaire. On ne voulait pas de sourire. Pas de gaieté.' Maxime Desvergnes reconnaît, lui aussi, qu’"il y a eu longtemps cette ambiance-là : grise. Fallait pas trop faire de bruit. (…). La location de la salle des fêtes ne pouvait pas se faire cinq jours avant et cinq jours après le 10 juin, parce que c’était trop rapprocher de la date. Quand j’étais au conseil, j'ai essayé de faire changer les choses. On a essayé de réduire la durée. (…). On a réussi à faire des compétitions sportives. Ça allait parce que c’était dans le gymnase. (…). Il y a encore ce poids. Cela dit, la veille et le lendemain des cérémonies, je conçois complètement. (…). C’est comme tout. Il faut un juste milieu à trouver. En même temps, je trouve inadmissible que le 9 juin, on organise un mariage avec un feu d’artifice dans Oradour. Faut pas faire n’importe quoi."

Un deuil qui va se prolonger :"s'amuser c'était mal"

Cette impression de tristesse n’est pas qu’une simple histoire de génération. Ainsi, le fils de Camille Labetoulle, âgé de 61 ans, n’a pas oublié qu’adolescent, il pratiquait le football dans un pré et que les rues étaient identifiées par des numéros. Ce n’est que bien plus tard qu’un stade a été construit et que les rues ont été nommées. C’est le cas aussi de Jean Francois Barrière, le père d’Anaëlle-Charlotte Thomas, la restauratrice. Il n’est pas né à Oradour-sur-Glane et ne s’y installera qu’en janvier 1996. Interne dans un lycée, il y passait tous les lundis matin et les vendredis soir. "À l’époque, je me disais: 'Jamais je ne pourrai vivre ici'. C’était mort. C’était triste. C’était infernal."

Cette pesanteur est aussi partagée par les natifs d’Oradour qui vivaient avec les histoires que les anciens racontaient du massacre. Pascal Labetoulle a encore en mémoire le récit de l’employé municipal qui était entré le premier dans l’église. "J’étais dans ma chambre mais je l’entendais dire aux adultes en bas qu’il était tombé à genoux sur la pierre chaude. Surpris. Ses genoux avaient brûlé. Il en avait gardé des marques." Adolescent, Pascal Labetoulle passera tous les jours devant le village avec "une forme de révolte, de haine vis-à-vis de ceux qui ont fait ça."

C’est sans doute par ces récits que se construit aussi un imaginaire du bourg qui a longtemps été perçu comme triste et gris. "À l’époque, s’amuser c’était mal", résume Hubert Merigot, le fils de Michel et Edith, qui rappelle qu’encore aujourd’hui, les couleurs des murs extérieurs et des crépis sont très réglementés et que le gris, voire un brun atténué, est vivement recommandé.

Les nouveaux médiateurs

Cependant, cette vision de la commune va changer avec les générations suivantes et le désir de s’intégrer de la part des nouveaux venus. En arrivant avec sa famille à Oradour après avoir travaillé à Lyon, Jean-Francois Barrière avait bien encore quelques doutes. "Au début, on s’est dit : 'ça va être compliqué', et puis non. Les enfants se sont super bien habitués." Le village martyr fait partie de leur cadre de vie et dès leurs plus jeunes âges, ils participent, avec l’école, aux commémorations.

On en fait partie. On peut expliquer aux gens ce qu’il s’est passé. Mais, on ne vit pas avec l’histoire du village martyr.

Jean-Francois Barrière

Le Néo-Radounauds devient lui-même, presque naturellement, un médiateur auprès des visiteurs qui découvrent la commune. "J’habite à proximité d’une aire de stationnement pour les camping-cars. Je discute parfois avec eux. Ils me posent des questions du genre : 'Qu’est ce qu’il s’est passé ? Peut-on visiter le village ?' Y’a même des gens qui disent : 'Est-ce que c’est triste ?'

Tout en défendant la mémoire du lieu du massacre, Jean-Francois Barrière s’attache à valoriser sa ville d’adoption. "Tout est fait pour que les gens qui viennent vivre à Oradour ne vivent pas avec le sentiment de tristesse des autres. (…).". Sa perception du territoire sépare l’espace en deux: les ruines et l’histoire d’un côté, le bourg actuel et la vie moderne de l’autre. "Bien sûr, on connaît l’histoire, explique-t-il. On en fait partie. On peut expliquer aux gens ce qu’il s’est passé. Mais, on ne vit pas avec l’histoire du village martyr."

Cette analyse est partagée par Maxime Desvergnes qui estime que les enfants de sa génération ont été protégés. "Celles d’avant c’était différent. Ils étaient oppressés par ça sans qu’on ne leur explique vraiment. Après, nous, on nous a expliqué en évitant de faire peur. Simplement pour qu’on n’oublie pas. Avant, ils subissaient ce poids et cet héritage."

Le temps a donc fait son œuvre et les élus locaux peuvent, dès lors, porter de nouvelles politiques publiques, aidés en ce sens par les descendants des familles de martyrs et de nouveaux arrivants qui cherchent à construire un nouveau cadre cognitif de leur ville.

Une fierté affichée

"En fonction des catégories de population, vous trouverez des discours différents, précise Babeth Robert, directrice du Centre de la Memoire d’Oradour-sur-Glane. Chez les familles anciennes, très minoritaires, il y a généralement - mème si la règle ne vaut pas pour tous - un attachement très fort à cette histoire et aussi à l’histoire d’après, cette période de la reconstruction qu’on appelle ici « la Renaissance ». C’est cette volonté de permettre une renaissance de la vie au-delà de la souffrance. Ils y tiennent comme une fierté. Pour ce qui concerne les « néo », tout dépend de la période. Ceux qui sont arrivés dans les années 50/60, il y a un attachement qui a pu apparaître et se développer au fil du temps. Même parmi ceux qui sont arrivés récemment - y compris chez les trentenaires - dans tous les cas que j’ai rencontrés, la présence du village martyr est essentielle."

S’intégrer en respectant

La directrice du Centre de la Memoire se souvient de ce jeune couple qui a eu à cœur de venir immédiatement visiter le village martyr avant même de s’installer ou d’un autre, dont la jeune femme voulait participer aux commémorations du 10 juin. "Elle me disait : 'C’est normal. On arrive ici. Ce n’est pas un village anodin et moi je n’ai aucun lien. Je ne suis pas originaire de la région.' C’était sans doute une façon de s’intégrer à la communauté radounaude."

En règle générale, selon Babeth Robert, les nouveaux arrivants n’ont pas été freinés dans leur projet d’installation par l’existence du village martyr. Cependant, elle ne s’en cache pas, certains d’entre eux, ont renoncé, s’estimant gênés par cette présence. "Ceux-là, sourit la directrice de l’établissement, vous ne les verrez pas. Mais j’ai pu les entendre dire : 'Ah, certainement pas. On ne va pas s’installer à proximité immédiate des ruines. On ne va pas avoir ça sous nos fenêtres toute la journée. On va passer à côté chaque fois qu’on va travailler.'"

Une faible mobilisation

Dans sa fonction d’interface entre le village martyr et les visiteurs, le Centre de la Mémoire s’interdit de s’immiscer dans la vie de la commune. "Nous n’avons aucun rôle à jouer dans les lieux que les habitants entretiennent avec les ruines, souligne sa directrice. Il faut savoir rester à sa place. Notre mission est d’accueillir, d’accompagner, de travailler avec les scolaires et d’effectuer des recherches. (…). Nous organisons des conférences et des pièces de théâtre."

Ce qui lui permet de constater que les radounauds - pour la plupart, en particulier du côté des nouvelles générations qui se sont installées dans le bourg - ne se mobilisent guère pour ce genre d’événements. "Chez eux, explique Babeth Robert, la sensibilité à la fois à l’événement, au lieu et à l’histoire depuis 1944, et donc à la mémoire, ne les a pas "accrochés" plus que ça et "après tout c’est leur choix."

Quel attachement pour les plus jeunes ? 

Ces nouvelles générations peuvent effectivement avoir une vision très différente et très sommaire du village martyr. Du haut de ses douze ans, Eliot Thomas, le fils de Anaëlle-Charlotte Thomas, exprime, avec ses mots, son attachement à ce lieu chargé d’histoire tragique. "Quand je passe devant, j’y pense. Je suis un peu triste de voir qu’avant ce village il existait et qu’il est tout détruit. Mais je suis content parce qu’il est sauvegardé." L’enfant dit aussi sa fierté et sa colère quand les visiteurs ne respectent pas le village. "On voit des canettes. On voit des papiers. On trouve que les gens ne sont pas respectueux."

Son cousin, Arthur, treize ans, un des fils de Jean-François Barriere, estime, pour sa part, que le village "c’est un peu l’emblème de notre ville, son monument", mais aujourd’hui collégien, il n’y va plus. "On sait qu’il est là. Mais on n’y fait pas vraiment attention."

Arthur, comme beaucoup d’adolescents, est tourné vers la vie, la nouvelle ville, comme le disent toujours les anciens. Il s’y sent bien. "C’est là où je suis né et où je vis (…). C’est une petite ville. C’est bien. Y’ a deux stades, un gymnase, une école, une crèche, plein de maisons, un supermarché. À part le soir où il n’y a personne, dans la journée, tu vois plein de gens, plein de voitures. La ville est vivante, elle n’est pas triste. C’est une ville normale. (…). Je suis fier de ma ville. Pourquoi je n’en serai pas fier ?", répond-il avec une certaine méfiance.

Je suis fier de ma ville. Pourquoi je n’en serai pas fier ?

Arthur, 13 ans

Arthur a bien conscience que souvent, vu de l’extérieur, ce village peut paraître étrange. "Quand des gens ne comprennent pas où j’habite je leur dis 'Oradour village martyr' (…) Certains connaissent mais les jeunes non. Alors, je leur dis ce que c’est : un village qui a été détruit pendant la guerre par les Allemands et où des gens se sont fait tuer". L’explication est lapidaire mais elle a le mérite d’exister et elle correspond au langage de cette jeune génération.

La menace négationniste

D’ailleurs, sa tante, Anaëlle-Charlotte Thomas, trouve que ces jeunes prolongent le devoir de mémoire à leur façon. Elle parle même de « devoir de jeunesse » et estime que les enfants d’Oradour sont plus impliqués que sa génération dans l’histoire tragique du village. Le Centre de la Mémoire et l’école contribuent, par des actions pédagogiques d’envergure, à cette acculturation. Ce qui renforce le sentiment d’appartenance à une communauté singulière dans laquelle chacun essaie d’être un passeur de mémoire dans un contexte de dénégations de la barbarie nazie qui inquiètent de nombreux habitants d’Oradour-sur-Glane. "C’est un site qui est encore debout, reprend Hubert Merigot, le fils de Michel et Edith et qui dirige aujourd’hui l’entreprise famille. Quand on voit les extrêmes qui montent, nous, on témoigne que c’est la vérité (…). Des gens disent que c’est comme à Disneyland, que ça a été monté de toutes pièces… Alors nous, à notre niveau, on doit accueillir les gens et leur expliquer (…). Il faut continuer de montrer aux jeunes générations. (…). Je dis à ma fille : 'Vous devez être les précurseurs, dites à vos copains ce qu’il s’est passé à Oradour'."

Cette inquiétude est partagée par ses parents, sa mère, Edith, en particulier, qui habitent à quelques centaines de mètres des ruines. Mais la septuagénaire est surtout en colère, surprise, consternée même, que des associations et groupuscules négationnistes puissent contester l’existence même du massacre d’Oradour. "Est-ce qu’un jour, ils ne cibleront pas le village? Ceux qui peuvent parler disparaissent. Ils peuvent taguer les ruines. En une nuit, tout bousiller. (…). La mémoire des victimes doit rester. (…). Des endroits comme celui-ci ne doivent pas être salis".

Rejoignant ainsi la préoccupation du jeune Eliot quant au nécessaire respect de ce lieu de mémoire. Cet appel à la vigilance est partagé par Michelle Senon. "Ce qui m’inquiète c’est la haine de certaines personnes à reconnaître le massacre. Les négationnistes, je ne les supporte pas. Ça me révolte qu’on puisse croire que ça n’a pas existé. (…). Ce sont des partisans des nazis."

Ça me révolte qu’on puisse croire que ça n’a pas existé.

Michelle Senon

La question de la conservation des ruines

Cette menace est ressentie par de nombreux habitants qui s’interrogent aussi sur le devenir des ruines et leur conservation. Avec égard et discrétion, certains osent aborder cette question dérangeante. "Pour le 80e anniversaire, on trouve un peu bizarre qu’ils soient toujours en train de les rénover, pardon de les restaurer, pour qu’elles restent comme ça, soupire Jean-Francois Barrière. Des gens comme nous se disent : 'Pourquoi ils ne les laissent pas partir?' Que la nature les laisse partir au lieu de tout refaire. (…). Après, on se dit que c’est important, qu’il y a du monde qui vient et que si le village venait à être complément détruit par les années, peut-être il y aurait moins d’apport financier. C’est ce que ressentent les gens qui sont arrivés après le massacre et qui ne sont pas d’Oradour. (…). Les gens pensent qu’il y’a d’autres priorités: une crèche, une école..."

Sans aller jusqu’à cet extrême, Pascal Labetoulle pense qu’effectivement la question de la pérennisation des ruines doit être aujourd’hui abordée sans tabou. "Garder le témoignage certes mais que garder pour que le témoignage reste ?, s’interroge-t-il. Les ruines vont péricliter avec l’usure du temps. On sait bien qu’à un moment donné, il faudra se résoudre à ne garder que quelque chose. Je préférerais que ce soit suite à un choix délibéré, plutôt que subir… J’espère que notre génération saura mettre en place quelque chose pour assurer cette pérennité."

Maxime Desvergnes s’interroge également tout en reconnaissant qu’il n’a jamais pu se représenter le village martyr comme un espace d’horreur. Peut-être est-ce, même encore aujourd’hui, au dessus de ses forces. "Je passe à côté des ruines comme je passerai à côté d’un grand champ, d’une grande ferme. En revanche, s’il était plus là, je pense que ça me ferait bizarre. Je serai touché qu’on y touche. Cela me ferait plus mal que d’y passer tous les jours."

Preuve que, comme le dit Arthur, le village martyr est l’emblème, le monument d’Oradour-sur-Glane, cette commune si attachante et singulière.

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