Entretien - Les procès des jihadistes français se succèdent devant les tribunaux. L'occasion pour des chercheurs comme le sociologue de l'université Toulouse 1 Capitole, Jérôme Ferret d'étudier les mécanismes de cette idéologie dont la perception sécuritaire altère la véritable compréhension.
France 3 Occitanie : Qu’est-ce que le procès d’Anne-Diane Clain peut apporter sur la connaissance du phénomène jihadiste ?Jérôme Ferret - maître de conférence en sociologie (Université Toulouse 1 Capitole) : Pour nous les procès sont une occasion pour en savoir un peu plus sur les dynamiques qui ont poussé ces individus à s’engager dans le jihadisme. Ce sont des moments privilégiés d’où ressortent des éléments, où l’on peut accéder à des informations, écouter des témoignages, des experts. Cela permet de reconstituer des trajectoires. Car dans ces affaires, on se rend compte que l’on parle beaucoup, sans trop savoir, sans disposer de données.
Ces audiences sont aussi importantes car nous travaillons sur la question de la famille. Nous nous sommes aperçus que ces entreprises jihadistes sont souvent fondées sur des cellules familiales élargies avec des alliances, des mariages. Ce sont de véritables projets familiaux. Dans l’affaire de la sœur Clain, nous nous apercevons notamment que toute la famille est concernée. A la fois les deux grands frères, qui sont connus, Anne-Diane, la sœur et d’autres parents. Donc c’est un matériau très intéressant. Matériau dont on manque cruellement lorsque l’on veut analyser ces phénomènes.
France 3 Occitanie : En quoi la famille Clain est un bon exemple de cette dynamique familiale que vous évoquez ?
Jérôme Ferret : Nous cherchons à l’aide de nos travaux à comprendre le « pourquoi de ce choix-là ? » Or pour faire un choix, il faut être poussé à le faire. Il faut être encadré en quelque sorte. Nous nous apercevons que dans ces dynamiques, un milieu qui n’a jamais été trop étudié ou qui est passé un peu sous silence dans les études dont on dispose, la famille est au cœur de la mécanique. Il y a les dynamiques entre frère et sœur, entre frères, entre sœurs. Dans la famille Clain, il y avait un projet qui date d’avant l’islamisme radical menant (ou pas) à la violence. Il se situait dans la religion catholique. C'était des gens qui cherchaient des réponses, collectivement dans la famille. Ils ne les ont pas trouvées dans le catholicisme intégriste mais dans l’islam, après avoir rencontré un personnage particulier dont le nom apparaît dans le procès et qui se nomme Amri. Ce sont des familles qui cherchent des réponses notamment suite à des traumatismes familiaux, des ruptures, des déstructurations. Ici, en l’occurrence, nous verrons, très certainement durant ce procès, la relation avec le père manquant, absent, démissionnaire. Cette absence se retrouve dans bon nombre de projets de ce type. Les ruptures, les accidents de la famille expliqueraient, sous condition et en partie, une certaine forme d’engagement vers le jihadisme.
France 3 Occitanie: Sans leurs frères et sans leur sœur, ils n’auraient pas pu prendre ce chemin individuellement ?
Jérôme Ferret : Nous étudions des phénomènes de radicalisation religieuse et de passage à l’acte violent mais cela concerne tous les univers familiaux. Ce sont des univers où l’on est plus ou moins contraint, plus ou moins aspiré dans des dynamiques fortes, pulsionnelles, des dynamiques de séduction, d’amour, de rejet, de haine. Ce sont des mondes où existent des évènements très intenses et il est étonnant que l’on ne les ait pas étudiés plus tôt pour expliquer. Une fracture familiale ou une déstructuration familiale, le fait de ne pas réussir à s’intégrer dans une famille, peut vous amener à reconstruire une autre famille. Et c’est le cas pour ces trajectoires où les frères se marient, où marient les uns et les autres. Ils se forment de nouvelles unions entre eux comme s’ils voulaient faire une famille qui va faire écho à une famille imaginaire que l’on appelle la oumma, qui est une famille de fraternité religieuse. C’est très important nous semble-t-il.
France 3 Occitanie : Pourquoi ces thèmes n’ont jamais été véritablement creusés ?
Jérôme Ferret : Parce que jusqu’à présent, nous avons tendance à prendre les solutions ou les explications les plus rapides. Celles qui nous conviennent peut-être le plus. Il faut bien dire également que les explications sont un peu justes où sont très répressives, très sécuritaires et que l’on a du mal parce que ce sont des actes abjects, qui nous révulsent. Mais nous avons du mal à comprendre. En réalité, nous ne voulons pas comprendre. Nous mettons ceci sur le sceau de la maladie mentale, du déséquilibre ou de la perte de repères, de l’exclusion sociale mais personne ne veut rentrer dans les détails. Cela nous permettrait pourtant de comprendre que ce sont des parcours exceptionnels et ne reflétant en rien un profil type. Il n’y a pas un danger généralisé. Il y a une dynamique qui fait qu’à un moment donné il y a basculement. Cela ne veut pas dire qu’ailleurs cela se passe comme ça. Il faudrait bien comprendre pourquoi ces dynamiques. Cela démontrerait que ce sont des choses hors du commun, hors norme qui se sont produites. Dans le discours actuel, dans la peur actuelle, cela permettrait de mettre un peu de raison dans la compréhension.
France 3 Occitanie : Cela veut dire que les jihadistes français ne sont pas uniquement issus de milieux sociaux défavorisés, ne sont pas issus obligatoirement de banlieue et de l’immigration maghrébine. Il faut sortir de cette image ?
Jérôme Ferret : Il faut sortir de ce cadre-là car il est assez réducteur. Il peut y avoir une partie bien évidement issue d’un monde à fortes inégalités sociales, mais il y a également des personnes issues des classes moyennes et plus aisées, qui vont chercher des réponses dans le jihadisme et qui vont y chercher des réponses idéologiques. C’est ce que l’on a le plus de mal à comprendre. Il y a des idéologies dans les années 60-70 qui se sont éteintes, petit à petit, dans les 80. Avec le jihadisme, nous avons une autre offre idéologique qui s’est constituée. Elle peut permettre à des gens qui cherchent des réponses existentielles ou du sens de trouver une voie de sortie. C’est pour ça que cela ne concerne pas uniquement l’inégalité ou l’exclusion sociale. Cela touche aux projets de vie et dans ce sens-là cela peut concerner des gens très différents et notamment des intellectuels, des gens très intelligents. Cela choque car nous avons du mal à le penser. Nous nous disons que ce sont peut-être des gens qui souffrent de pathologies. Or il y a des personnes qui ont des recherches idéologiques et qui cherchent des réponses. C’est assez commun dans une société politique.
France 3 Occitanie : Cette idéologie répondrait à quels questionnements ?
Jérôme Ferret : C’est ce que l’on cherche à comprendre. Ce qui nous semble important c’est la question de l’humiliation, en particulier, ou des cassures de vies, notamment chez des jeunes. Par exemple à Albi ou dans la région tarnaise, plusieurs d’entre-eux sont partis et étaient un peu en déshérence. Ils étaient en recherche de sens après des échecs dans leur activité professionnelle. Et puis, il y a quelquechose que l’on a du mal à envisager, c’est le système ou plutôt l’antisystème. C’est-à-dire des gens qui contestent le système. En ce sens, c’est une idéologie presque marxiste-léniniste, rénovée, renouvelée. Elle donne l’impression d’appartenir à une communauté de sens, à un état, à une promesse contre un système qui vous exploite. C’est en tout cas la façon dont nous l’interprétons. Cela peut être une exploitation post coloniale, économique ou une question d’identité masculine-féminine. Cela remplit un vide existentiel.
France 3 Occitanie : Quelles conséquences peuvent avoir, selon vous, cette mauvaise compréhension ?
Jérôme Ferret : Les effets pervers de cette question c’est de radicaliser des personnes qui ne le sont pas. Mettre cette perception au centre et considérer que tout le monde est potentiellement dangereux, c’est le risque de créer des vocations. Nous, nous attirons beaucoup l’attention sur le langage que l’on utilise notamment celui sécuritaire, celui de la détection ou celui de la dénonciation ou de la vigilance qui est un langage très dangereux dans le sens où on n’est pas là pour évaluer le passage à l’acte des uns et des autres. C'est un langage de la peur. Il faut retrouver une forme de raison. Etudier ces procès nous permet de voir que ce sont des logiques exceptionnelles et plutôt rares. On ne passe pas à l’acte de la violence comme cela du jour au lendemain. C’est pour cela qu’il faut sortir de la logique sécuritaire, traumatique, pour rentrer véritablement dans la logique de compréhension.