A Noël, les jeux vidéo ont été déposés en nombre au pied des sapins ou directement achetés en ligne. Les ados d'aujourd'hui sont nés avec les écrans et peuvent y passer un temps considérable. Cela crée des tensions dans les familles mais surtout un risque d'addiction élevé. Un père de Toulouse (Haute-Garonne) témoigne. (1ère publication le 27 décembre 2022)
Les écrans permettent de s'échapper d'une réalité parfois anxiogène. Ils permettent aussi une forme de sociabilisation qui est aujourd'hui reconnue. Mais les enfants et les ados, plus autonomes, peuvent passer des heures sur leur téléphone portable ou leur tablette sans que les parents prennent la mesure de leur addiction. C'est ce qui est arrivé à Eric*, un père de Toulouse (Haute-Garonne) qui souhaite témoigner pour alerter les autres parents et les autorités.
France 3 : comment avez-vous pris conscience du problème ?
Eric : j'ai deux filles, ça concerne l'aînée. Ma fille a alors 15 ans, elle est de plus en plus sur son écran. C'est banal. Sauf qu'on constate qu'au fur et à mesure, elle est de plus en plus en retrait au dîner notamment, elle cherche à terminer rapidement pour aller dans sa chambre. En regardant son temps d'écran, je vois qu'il a augmenté de façon exponentielle.
Je me rends compte qu'elle joue à Genshin Impact, un jeu de plateau : une équipe se constitue, elle avance dans une quête et gagne des points. Pour ma fille, c'est devenu l'unique horizon. Le jeu écrase tout le reste. Jusque-là, il y avait un équilibre entre Tiktok, Spotify, Safari... Mais là, le temps disproportionné consacré à ce jeu et son comportement m'inquiètent.
Quand au bout d'un moment, la voir toujours sur son écran me fatigue, je la mets en sevrage. Le portable part au garage en mode avion et elle n'y a pas accès. Sauf que cette fois-ci, elle s'effondre !
France 3 : elle s'effondre ?...
Eric : Oui. Littéralement. Elle n'a plus faim, n'a plus goût à rien. Elle est complètement sonnée. Le lendemain, je la trouve en larmes sur le balcon de sa chambre, elle est complètement paumée, en pyjama alors qu'il fait froid. Prostrée.
J'ai des amis qui ont pris des drogues dures autour de moi quand j'étais jeune, je me retrouve face au même choc. Je me rends compte qu'elle est malade quand elle n'a pas son portable. On lui explique. Elle répond qu'elle ne peut pas faire ça aux autres. "Mes amis ne vont plus pouvoir compter sur moi". Elle est brillante, les autres l'attendent.
Nous on ne sait pas qui sont ces gens, qui est derrière. Cela peut être n'importe qui. On prend conscience de l'emprise qu'exerce ce jeu. On a toujours refusé de payer des bonus pour que la quête avance plus vite, ce que proposent tous ces jeux. Elle a fait tout ça à l'ancienne en y passant 45 à 50 heures par semaine. Elle passait plus de temps sur le jeu qu'à l'école.
France 3 : vous ne vous attendiez pas du tout à ça ?
Eric : Non. ça a été une crise de manque violente. J'ai vu de la drogue dure, quelque chose de vraiment nocif ! J'ai pris conscience que sous couvert de jeu sympa, comme les 40.000 auxquels on a tous joué, se déroulait quelque chose de très insidieux et dangereux. La qualité de ce jeu et la pression de résultat qu'impose le groupe font qu'elle a été incapable de faire la part des choses. Elle était complètement noyée. C'était devenu l'enjeu de sa vie.
C'est un risque fait de dépendance vis-à-vis du jeu et de manipulation de la part de l'extérieur, de gens qu'on ne connaît pas. Je m'étais intéressé au parcours des gamins qui partent dans les croisades djihadistes. Ils sont souvent approchés par ce biais.
Quand je vois les dégâts, la détresse en cas de sevrage, ce qui me sidère c'est l'absence de mise en garde, que nulle part ne soit mentionné "attention ces jeux sont dangereux pour vos enfants". J'ai cherché sur internet mais je n'ai rien trouvé concernant Genshin Impact. La seule chose que j'avais vue, c'est que le gouvernement chinois venait de verrouiller l'accès et l'avait limité à 2h par jour.
France 3 : qu'est-ce qui vous a le plus choqué dans cette expérience ?
Eric : c'est l'addiction puissante. Elle n'avait plus faim, plus sommeil, elle était en pleurs comme un camé qui n'a pas sa dose. Or ma fille n'est pas un cas isolé. Elle avait des amies qui jouaient aussi à ce jeu. On a des milliers de gamins qui se retrouvent dans cet état de dépendance et sont des proies.
A la maison, on n'est pas dans un environnement de joueurs. On n'a pas de playstation, de jeux. Mais elle s'est faite embarquer. Et c'est extrêmement difficile de contrôler car au moment où vous croyez qu'ils sont sur Snapchat, ils sont déjà passés sur Tiktok, quand vous allez voir sur Tiktok, ils sont passés à Instagram... On a toujours un temps de retard. Nous sommes complètement dépassés.
Le seul moyen, c'est de faire un temps de sevrage, de supprimer l'objet. Quand on a commandé un portable, elles étaient en 4e, on a eu le sentiment de faire la pire chose. Mais ne pas en donner c'est être amish.
On a l'impression d'avoir des outils de verrouillage mais ça ne marche pas. On a cherché des parades, nos filles sont mineures, mais c'est très facile de les contourner. Sur l'Ipad de l'école, elles ont Google drive. Dans classroom, elles ont accès à un onglet sur internet. Il suffisait de prendre l'Ipad et de se connecter.
Je n'ai pas trouvé de solution. C'est violent. Lui prendre le portable, ça a été physique. Il a fallu le lui arracher des mains. Entre nous et elle, s'est mis un téléphone.
France 3 : comment votre fille s'est-elle sortie de cette addiction ?
Eric : ça a pris du temps. Elle a fini par accepter. Je lui ai rendu son portable quand elle a accepté de supprimer l'appli devant moi. Elle a fini par mesurer la disproportion de son investissement et l'état dans lequel ça l'a mise.
On se méfie des jeux maintenant. On a réussi à la sevrer. Je pense qu'on a de la chance d'avoir pu arrêter tout ça à temps mais cette expérience m'a choqué. Personne n'en parle. J'avais l'impression d'être le seul à avoir une fille camée à 15 ans.
J'avais connaissance d'une étude qui montre que quand on commence à développer un comportement addictif, le cerveau forme une place à cette addiction. Quand on en arrête une, une autre vient la remplacer. Donc on a décidé de supprimer très très vite cette addiction quand on s'est rendu compte.
France 3 : quel bilan faites vous aujourd'hui ?
Eric : Je reste très surpris par le manque d'information sur le sujet. ça mérite d'en parler plus ! Quelque chose de pourri est entré dans nos maisons et on ne sait pas très bien comment ça va être dans une quinzaine d'années. Ces jeunes qui s'enferment dans leur chambre, qui peuvent passer un mois de vacances enfermés et qui sont dans un non désir de contact, non manque, c'est un peu flippant je trouve. C'est une vie sans contact. Comme la carte bleue...
Ils sont nés dans un contexte de flip total avec le terrorisme, le Covid. Ils ont eu une enfance de merde, disons le. On est à des années lumière des années 70 à 90 où le seul évènement pratiquement a été la chute du Mur et c'était positif.
Ces jeunes, dès la maternelle, ils ont fait des exercices car on leur a appris qu'on pouvait mourir au travail.... mes filles m'ont questionné "tu vas travailler tu vas mourir ?". Les profs ont géré comme ils ont pu. Mais ce contexte terroriste, c'est terrible.
Tout ça me donne envie de faire quelque chose, de témoigner car j'ai vu ma fille, une enfant pourtant équilibrée, se faire siphonner le cerveau en 3 semaines. Je m'en souviendrai toute ma vie.
* Eric est un prénom d'emprunt
* Des services spécialisés en addictologie existent au sein des CHU de Toulouse et Montpellier.