TRIBUNE - Dans une tribune publiée dans le Journal du Dimanche, le maire de Toulouse (Haute-Garonne), Jean-Luc Moudenc, a dénoncé "les vérités" scientifiques d'un jour, dangereuses pour la démocratie". Guillaume Carbou, Maître de Conférences en Sciences de l’information et de la communication, Spécialiste des controverses environnementales alerte sur une rhétorique qu'il qualifie de dangereuse.
"Dans une tribune récente, Jean-Luc Moudenc, Maire de Toulouse, met en opposition démocratie et connaissances scientifiques sur la catastrophe écologique en cours. Il y estime en effet que « notre démocratie naît de la délibération libre de l'intérêt commun par le peuple, et pas des "vérités" scientifiques d'un jour ». Cette formule fait référence au fait que, sur la base du consensus scientifique sur les enjeux environnementaux, des lois, des tribunaux, ou des militants viennent s’opposer à des politiques publiques portées par des élus.
Il est vrai que la catastrophe écologique heurte de plein fouet les vieilles habitudes de l’aménagement du territoire et du développement économique. Dans ce contexte, les élus et une partie de la population peuvent avoir le sentiment que « l’écologie » voire « les scientifiques » viennent remettre en cause la volonté du peuple et donc « notre démocratie ». Une telle réaction est une tentation de nombreux autres représentants politiques aujourd’hui. C’est également l’argument des élus du Tarn qui défendent le chantier de l’autoroute A69 au motif que celle-ci respecterait « l’État de droit ». De telles déclarations pourraient se multiplier dans un espace public émaillé par les luttes environnementales. Il faut donc être conscient des dangereuses pentes glissantes qu’elles empruntent.
"Une conception de la démocratie étriquée"
En effet, jouer « la démocratie » contre les alertes scientifiques et relativiser des savoirs pourtant établis selon les plus hauts standards méthodologiques est doublement problématique. D’une part parce qu’il s’agit d’une rhétorique dangereuse, et d’autre part parce que cela repose sur une conception de la démocratie étriquée, car dépouillée de son héritage humaniste.
Il s’agit d’une rhétorique dangereuse d’abord parce qu’elle ouvre la porte à un populisme radical. Elle érige une prétendue « volonté du peuple » en équivalent de la Justice absolue, comme si rien ne pouvait s’opposer au diktat du Peuple, pas même la raison, pas même la dignité. Cette vision recèle bien des dérives. Il suffirait de se prévaloir de l’assentiment de la population, peu importe que celle-ci soit amorphe, soumise ou endoctrinée, pour justifier toutes les politiques. Ce type de populisme nourrit de surcroît un anti-intellectualisme problématique : nous voyons déjà des élus traiter les connaissances scientifiques comme des opinions comme les autres, éphémères voire idéologiques, d’autres déconsidérer les Universités ou les écoles en les accusant de militantisme. Cela alimente la défiance de nos concitoyens envers les institutions du savoir, et, au fond, met en danger ce qui assure la santé d’une démocratie : la capacité des citoyens et citoyennes à mener une délibération éclairée par un socle minimal de connaissances partagées et par l’éducation à la réflexion raisonnée. Personne ne veut d’une démocratie dans laquelle 10 tweets conspirationnistes apportent autant au débat public qu’un rapport du GIEC, et c’est pourtant ce spectre qu’agitent les déclarations qui opposent science et opinion publique.
Plusieurs légitimités
Le second problème de taille que posent ces déclarations est qu’elles font appel à une conception de la démocratie très réductrice, non représentative de l’esprit démocratique hérité des philosophies humanistes. En effet, ce serait faire un lourd contresens sur les fondements de la démocratie moderne que de considérer que seule la volonté du peuple, ou les lois élaborées par ses représentants, peuvent déterminer ce qui est légitime ou non. En effet, dans nos sociétés démocratiques, il n’y a pas une mais plusieurs légitimités qui s’entrelacent en permanence : bien sûr celle du peuple (le vote, l’élection, l’activité parlementaire, etc.), mais aussi celle du droit (la constitution peut prévaloir sur la volonté du peuple, au moins un temps), celle de la raison (prendre des décisions clairement déraisonnables n’est évidemment pas défendable) ou encore celle de l'éthique humaniste (les droits de l'homme peuvent prévaloir sur certaines "volontés populaires" ; c’est la glorieuse histoire de la « désobéissance civile » pour l'abolition de l'esclavage, ou des mouvements contre la peine de mort ou pour le droit à l’avortement qui ne tenaient pas leur légitimité de l’avis majoritaire). Ces gardes-fous sont indispensables pour éviter qu’une version dévoyée de la démocratie ne mène au désastre.
Que devrait-il se passer en France, si sous l’assaut des discours démagogiques de l’extrême droite et dans la tourmente économique et climatique, une majorité de françaises et de français donnaient leur aval apathique pour des lois racistes, meurtrières ou écocides ? Faudrait-il les accepter comme « volonté du peuple » ? Non bien sûr, car ce qui guide l’idéal démocratique, c’est aussi la valeur accordée au respect de la personne humaine et à la pensée raisonnée, informée par les sciences et la philosophie. Doit-on considérer ces idéaux comme révolus ? Faut-il tirer un trait sur cet héritage qui pourrait bien être la seule boussole encore capable de nous guider sur des chemins de dignité dans les années sombres de conflits multipolaires et de désastres socioenvironnementaux qui s’annoncent ? Certains diront que ces idéaux ont déjà largement été bafoués par l’Occident lui-même, dans son histoire coloniale, passée comme présente, dans son universalisme ethnocentrique, ou dans son refus de se remettre en cause face à la catastrophe écologique. Cela est vrai, mais ne retire rien au fait qu’il reste traversé par une tendance humaniste que nous ne pouvons pas renier.
Sacrifier l'humanité et le vivant ?
Aujourd’hui, ce que la science nous dit de ce qu’il faudrait faire – ou plutôt ne pas faire – pour préserver l’habitabilité de notre planète peut aller à l’encontre de l’avis d’élus ou de certaines franges de la population. Doit-on pour autant sacrifier l’humanité et le reste du vivant au motif que « la majorité l’emporte » ? Doit-on reléguer les alertes sur l’incommensurable gravité de la dérive climatique au rang de simples opinions minoritaires ? Dans une démocratie mature, ce type de savoirs doit au contraire être mis au centre d’une délibération publique éclairée. Les sciences ne doivent et ne peuvent bien évidemment pas déterminer l’action publique. En revanche, ne pas considérer les connaissances incontestables sur les menaces majeures qui nous guettent comme des guides solides pour la décision relèverait d’un aveuglement totalitaire et suicidaire. Rappelons à ce propos que lorsque les enjeux sont clairement posés, la « volonté du peuple » semble tenir compte de l’information scientifique. La Convention Citoyenne pour le Climat nous a ainsi montré que la démocratie, tenue dans des conditions de délibération éclairée, ne consistait pas à scier la branche sur laquelle nous sommes assis. De nombreuses enquêtes nous le disent également : les populations sont prêtes à accepter des changements radicaux de leurs modes de vie, et des pertes de certains « conforts », à condition que les efforts soient ressentis comme nécessaires, équitablement répartis, et appuyés par la puissance publique. Les travaux scientifiques assurent de la nécessité d’une transformation écologique d’envergure, il appartient désormais aux élus de prendre en charge la justice sociale et le volontarisme politique.
Aussi, à toutes celles et ceux qui pourraient succomber à la tentation de se faire les hérauts du peuple contre les alertes scientifiques, il est utile de rappeler que la « démocratie » n’est pas la tyrannie de la majorité, mais une culture humaniste où ce qui est juste est au moins aussi légitime que ce qui est légal. Le bien commun ne se décide ni dans les tribunaux, ni dans les sondages d’opinion, mais dans un processus continu de délibération éclairée qui intègre avec lucidité les savoirs scientifiques."
Guillaume Carbou -
Maître de Conférences en Sciences de l’information et de la communication -Spécialiste des controverses environnementales