Le mal-être du monde agricole pousse tous les jours des agriculteurs jusqu'au suicide. Lionel Ferrere a connu des périodes très difficiles. Il a beaucoup appris et changé sa façon d'exercer son métier tout en prenant soin de lui. Témoignage d'un agriculteur qui revient de loin. #NousPaysans
Quand on rentre dans le mal-être on est pris dans un système. Et il faut comprendre dans quel piège on est.
Quand il devient agriculteur en 1980 à Boulogne-sur-Gesse (Haute-Garonne), Lionel Ferrere n’a que 18 ans. Il n’a pas encore fait l’armée. Contrairement à d’autres jeunes qui s’installent, il ne reprend pas l’exploitation familiale mais achète 20 hectares via un prêt de 340 000 francs. Ses parents sont juste à côté, sur une autre ferme. Il monte un GAEC (Groupement Agricole d’Exploitation en Commun) puis, quatre ans plus tard, il crée une société pour augmenter ses volumes de production. C'est une exploitation laitière mais personnellement, il s’occupe surtout de céréales (blé, orge maïs) pour les besoins de la ferme.
Produire pour produire, le chiffre d’affaires augmente mais les marges diminuent. « On est pris dans un système où tout est imbriqué. Les marges sont faibles. Un petit caillou suffit pour tout faire basculer et partir à la dérive. On croit toujours que l’on va pouvoir s’en sortir. Mais c'est faux. On s’obstine la tête baissée, sans réfléchir... »
Les premiers problèmes
Mécanisation, production, Lionel Ferrere travaille de plus en plus et gagne de moins en moins. Le prix du lait chute fortement en 2009 et 2011 et le prix pour nourrir les animaux suit le chemin inverse. Ce qui l’inquiète, c’est l’état de son troupeau. Dans les années 90, une tempête en Bretagne couche tous les maïs. Les généticiens se mettent alors en quête d'un plant de céréale plus résistant, avec une tige qui ne rompt pas. Les grains deviennent beaucoup plus riches et les tiges moins fourragères. Résultat : son cheptel en pâtit. Il s'en rend bien compte mais ne sait trop que faire. "Les animaux sont plus fragiles, les frais de vétérinaires augmentent. Le troupeau était en acidose, l'alimentation déséquilibrée. On a investi dans une machine, une mélangeuse de rations pour rééquilibrer le PH avec de la fibre."
Comme souvent en pareil cas, l'agriculteur se dit que la crise est passagère et qu'il va la surmonter. Il réinvestit dans du foncier, du drainage, du matériel d'irrigation pour le maïs. Sa femme est installée avec lui sur la ferme. Il faut sortir deux salaires et payer les études des deux enfants. "On pense que c’est passager. Autour de moi, beaucoup d'agriculteurs arrêtaient. Mais nous voulions continuer en gardant le moral. C'est un réflexe sportif : on a un objectif à atteindre et il faut le faire coûte que coûte."
Entre 2011 et 2013, le mal être s'installe. L'exploitation se retrouve en redressement judiciaire avec de lourdes et complexes procédures. "On est pris par la peur : des agios, des factures, du qu'en-dira-t-on, du regard des autres... Je n'étais plus maître. Il m'a fallu reprendre la main." C'est là qu'il rencontre l'association Solidarité Paysans qui va l'aider dans ses démarches et un nutritioniste indépendant pour le bétail qui va lui expliquer tout le mécanisme dans lequel il est pris et comment il peut en sortir.
L'agriculteur fait ses révolutions
De cette période compliquée, Lionel en a tiré de la force : celle de changer de système. "Il fallait une rupture, ne plus être dans la routine et le confort de l'agriculteur mais à l'écoute des animaux."
Première révolution : réduire la mécanisation. En 2013, il pratique la TCS, Technique Culturale Simplifiée qui consiste à économiser le travail du sol. En gros, on enchaîne les cultures sans retourner la terre. Moins de coût et tout autant de productivité.
Deuxième révolution : "j'ai remis les vaches à brouter de l'herbe. La première fois que je les ais remises dans le pré, elles ne savaient pas trop comment faire car elles n'étaient plus habituées. Elle se nourrissaient avec du fourrage, de l'ensilage, du soja, mais rarement avec l'herbe du champ." Simple bon sens mais encore faut-il le retrouver. Des changements qui rendent les voisins et certains membres de la famille perplexes : mais pourquoi fait-il ça ? Ca ne marchera jamais. Mais Lionel, sa femme et ses enfants font fi des critiques et des commentaires.
En 2018, toute l'exploitation passe en bio. En même temps, les haies sont replantées et l'agroforesterie se met en place. Dernière révolution prévue l'an prochain : la traite ambulante. Ce n'est plus les vaches qui vont vers la machine à traire mais le contraire. Ce qui permet aussi aux vaches de rester dans le pré, de fertiliser l'enclos naturellement et sans mécanisation.
Le drame de 2018
Alors qu'il donne du sens à son métier, le drame vient à nouveau frapper. Octobre 2018, le troupeau s'échappe et va manger de la farine de titricale très riche. "Quand on est venu les traire, tout allait bien encore. On leur a donné du bicarbonate pour ré-équilibrer. Mais on ne savait pas quelle quantité elles avaient mangé. Le lendemain matin, plusieurs vaches étaient couchées et ne voulaient plus se lever. J'ai vu que ça n'allait pas. En quelques minutes, cinq d'entre elles sont mortes; une dizaine avant midi. Un vrai cauchemar."
Lionel perd 32 vaches sur les 49 présentes. Au delà de la perte matérielle, c'est la défaillance de l'éléveur qui le hante et qui le fait culpabiliser. Heureusement, les voisins et certains organismes agricoles viennent à la rescousse. Une cagnotte est organisée pour reconstituer le cheptel. Mais il n'a plus de troupeau laitier. Juridiquement, il est contrat avec une coopérative. Comme il ne peut plus livrer de lait, il y a rupture de contrat. Là encore, Solidarité Paysan l'aide. Il participe aussi à des groupes de paroles avec la Mustualité Sociale Agricole (la Sécurité Sociale des agriculteurs). Une pièce de théâtre sur le mal-être des agriculteurs va définitivement lui ouvrir les yeux. "Je n'ai pas pleuré en regardant le film Au Nom de la Terre (NDLR le film d'Edouard Bergeon avec Guillaume Canet qui relate les difficultés du monde agricole) mais là, j'ai pleuré. J'ai pris conscience à quel point j'avais morflé."
Penser à soi
Dans ce genre de tumulte, l'agriculteur acculé s'isole encore plus, s'oublie complètement. Tout n'a pas été simple pour Lionel mais aujourd'hui, il est apaisé. Avant de penser à lui, il pense aussi aux autres. "Comment éviter de tomber dans le piège ? Je ne sais pas…mais pour éviter ces sitautions, le plus important c'est les relations humaines. Chacun doit être sentinelle de ses proches. La difficulté, on la voit : le repli, la ferme mal rangée, le vocabulaire... On se doit de le signaler au docteur, aux proches, à la famille."
Lionel fait partie du COAAF de la Haute-Garonne (Comité d'Orientation et d'Accompagnement des Agriculteurs Fragilisés) une structure mise en place par la Chambre d'Agriculture pour la vigilance sur le mal-être. Dans ce travail prenant et parfois opressant d'agriculteur, il a appris à prendre soin de lui. "Je suis plus présent à la maison, je commence à laisser le travail inutile. Travailler pour travailler ne sert à rien. Je me suis redécouvert un plaisir : j’ai repris vélo. J’ai acheté une tenue et je vais faire du sport. Avant c’était impossible, maintenant c'est une obligation."
Lionel Ferrere prend aussi le temps de lire, de s'intéresser à la peinture, de prendre soin de ses enfants. L'un de ses deux fils est aussi agriculteur sur une autre exploitation, l'autre va s'installer avec lui. Mais pas de quoi rajouter de l'inquiétude. "Aujourd’hui je suis en paix mais je le fais beaucoup trop tard. Si je l’avais fait plus tôt, j’aurais été vu comme un marginal. Et aujourd’hui je m’en fous. Je suis peut-être un fou au regard des autres mais je m’en fous royalement !" Un sourire au bout des lèvres qui est tout sauf de l'orgueil. Juste le symbole d'un homme qui a repris conscience et confiance. Les pieds sur terre.
Quels sont les visages de l’agriculture d’aujourd’hui ? Pour les découvrir, cliquez sur un point, zoomez sur le territoire qui vous intéresse ou chercher la commune de votre choix avec la petite loupe. Bonnes balades au cœur du monde paysan.