15 ambulances convoyées à la frontière Roumaine, une équipe en Ukraine, 15 mini bus qui ont rapatrié en France et sur la région nantaise plus de 100 réfugiés. Patrick Youx, président d'Assistance ambulance, et Boris Couilleau, patron de la société de transports Titi Floris, sont partis ensemble le 10 mars de Rezé en Loire-Atlantique avant de se séparer sur la route. Regards croisés sur un voyage qui les a conduits aux portes du conflit.
Bien sûr ils n'étaient pas seuls. Ils n'étaient pas que deux, mais 60 à partir là-bas en Ukraine... Avec des minibus pleins a craquer, remplis de biens de premières nécessité, de matériel de camping, de cartons de 30 kilos de nourriture, et 15 ambulances blindées de matériel médical de première urgence.
Dans ce convoi que nous avons suivi de loin, pendant 48 heures. Il y avait deux hommes. Boris Couilleau, patron de Titi Floris, transporteur solidaire à Orvault dans l'agglomération nantaise, et Patrick Youx ambulancier à Rezé. Deux hommes que tout rassemble. Deux hommes qui n'aiment guère tirer la couverture à eux et qui vous le rappellent sans cesse. Deux hommes qui sont partis sans se poser de questions, parce c'était une évidence, parce qu'ils ne pouvaient pas faire autrement.
Comme si de rien n'était, Patrick, président d'Assistance ambulance Rezé est en poste ce matin. Il est pourtant rentré à 3h30. Parti jeudi dernier, il était au volant de "Lulu", l'ambulance de secours de l'entreprise. Il l'a conduite jusqu'en Ukraine à une trentaine de kilomètres de Lviv. Il n'a pas pu aller plus loin. Trop dangereux.
Avec lui dans l'ambulance, Jean et Thierry, deux collègues de la région nantaise.
Un mauvais rêve apaisé par de belles rencontres
"Quand on nous a demandé de ne pas aller au-delà, de repartir, oui ça a été frustrant. Mais nous avons respecté cette décision", commente Patrick.
Malgré la route et les milliers de kilomètres, les difficultés rencontrées, les itinéraires bouleversés, il n'y aucune fatigue dans sa voix. Pourtant les images tournent en boucle, comme un mauvais rêve apaisé par de belles rencontres.
Le souvenir notamment de la frontière côté Ukraine, de cette longue route vers la Pologne.
"Beaucoup de ces gens ont marché des heures dans le froid, il faisait 2 degrés. Ils avaient encore des heures d’attente au poste frontière".
Des femmes, des enfants, des personnes âgées, il en a vu des milliers. "Dans une dignité extraordinaire, j'ai retrouvé dans les regards et les attitudes la même grandeur d’âme que ces femmes bosniaques qui m’avaient tant marquées il y a quelques années."
Pas un enfant ne pleure , ni ne se plaint, le mal est déjà fait . Ces petits loups viennent de grandir bien trop vite, plus jamais leurs vies ne seront les mêmes.
Patrick YouxPrésident Assistance Ambulances Rezé
"Quelques abrutis ne peuvent décider de l’avenir de l’homme"
Des scènes de guerre, Patrick en a vu d'autres, à Sarajevo en Ex-Yougoslavie, il ne pensait pas un jour avoir à les revivre.
" Je garde en mémoire ce garde frontière qui vient distribuer des doudous et des pâtisseries à de jeunes enfants, cette douanière sûrement maman elle aussi qui prend dans ses bras un jeune nourrisson pour soulager cette jeune mère ukrainienne , en se disant sûrement, à ce moment-là qu’un simple trait sur une carte aurait pu inverser les rôles".
Il y aussi tous ces volontaires qui traversent l’Europe, tous ces bénévoles d’associations mobilisés.
Il y a des gens incroyables que nous côtoyons au quotidien sans savoir qu’ils sont vraiment exceptionnels
Patrick Youx
"Oui la barbarie est de retour mais elle s’accompagne aussi de gestes extraordinaires qui doivent nous donner foi en l’avenir. Quelques abrutis ne peuvent décider de l’avenir de l’homme", résume Patrick Youx.
Le gros des troupes a du bifurquer et passer par les Carpates en Roumanie. "Il sont passés par Budapest, Prague, le road book a changé à la dernière minute".
Ils étaient engagés dans une course contre la montre et cette course ils l'ont gagnée. Personne n'est resté en rideau tout le monde est rentré.
Patrick Youx
Les ambulances ont été livrées en temps et en heure. La fenêtre était mince. 15 véhicules accueillis par 15 femmes ukrainiennes qui ont entonné l'hymne national de leur pays lorsqu'elles ont pris possession des véhicules sanitaires.
"Leurs héroïnes ukrainiennes", c'est comme cela qu'ils les appellent désormais. "Un courage naturel hors du commun, une simplicité empreinte d’une incroyable douceur, une force tranquille, une féminité toujours affichée. Une très grande leçon d’humilité qui nous éclabousse tous".
Nous pensons fortement à elles qui, volontairement et avec un immense courage, ont pris en main nos ambulances pour les acheminer dans leur pays en guerre. Infini respect. Nous ne pouvons plus dire, nous ne savions pas
Patrick Youx
Dès le dimanche, les ambulances ont été dispatchées "sur les les théâtres d'opérations actuels ; Lviv, Kiev, et sur les zones de conflit plus au sud comme Marioupol, là où il y a le plus de victimes."
Le gros du convoi à la frontière Roumaine, Patrick, Jean et Thierry sont les seuls à être passés en Ukraine
Patrick, Thierry et Jean, eux, se sont glissés par la Pologne pour aller au bout mais pas par goût du risque, "parce qu'il le fallait". Ils ont longé la frontière après Cracovie, jusqu'au point de passage de Metika. Leur véhicule a été remis aux services de santé de l'hôpital des gardes frontières de Lviv.
"Nous n'avons jamais été en danger. Nos collègues ukrainiens nous ont parfaitement pris en charge et n'ont pas hésité à nous extraire lorsque la situation s'est tendue. La Russie veut fermer toutes les portes, notre devoir c'est de continuer à les ouvrir pour montrer aux Ukrainiens que nous ne les abandonnons pas."
Dans l'ambulance, du matériel médical de première urgence : des kits brûlures, hémorragiques, des pansements israéliens, des garrots, des lignes de perfusion, des couverture de survie, des kits pour membres sectionnés.
Dimanche 13 mars, dans la nuit aux alentours de 3 heures du matin, la base de Yavoriv, un site logistique de matériel livré par l'Europe à 25 kilomètres de Lviv, est bombardée. Les sirènes retentissent et réveillent l'équipe.
"On nous a a dit de ne pas nous affoler, qu'il n'y avait pas de victimes. En réalité, les visages disaient le contraire, l'engagement des moyens aussi. Très rapidement nous avons appris qu'il y avait 35 morts et plus de 100 blessés. La veille la situation était encore plutôt décontractée. Là ça ne l'était plus du tout. Un médecin avec qui nous étions en contact nous a dit avec des trémolos dans la voix que sur place la situation était catastrophique et que sa femme et ses enfants refusaient de partir."
C'est à cet instant que tout bascule Patrick, Jean et Thierry n'iront pas plus loin. Frustrés mais résignés il vont devoir faire demi-tour .
"Nos amis ukrainiens ne souhaitaient pas nous exposer. Si on les avait suivis ça aurait été une contrainte supplémentaire pour eux. Donc le dimanche midi nous avons accepté de quitter le territoire ukrainien. Nous avons été raccompagnés à la frontière. Nous sommes arrivés à pied jusqu'en Pologne, nous avons pris la route des réfugiés. C'est un collègue qui remontait après sur Saint-Malo qui est revenu nous chercher."
Là tu te dis que le drame est pesant, que ça ne va vraiment pas le faire. Il y a des kilomètres de queue. La pénurie d'essence qui s'installe. Clairement les pompes sont vides. La catastrophe humanitaire arrive, elle est déjà là.
Patrick Youx
"Les professionnels de santé là-bas sont tellement débordés. Ils jonglent entre les évacuations de malades, les blessés. On aurait aimé les épauler parce que c'est notre boulot, notre quotidien d'ambulanciers. Intégrer dans un convoi ça aurait fait un véhicule de plus et une équipe supplémentaire. Mais nous sommes Français, ils ne voulaient nous embarquer là dedans. Il a fallu s'y plier. On ne peut pas être une charge pour eux. On était là-bas pour les aider pas pour les empêcher.
Il faut savoir être raisonnable et se replier. Ça n'empêchera pas d'y retourner. On va essayer d'ailleurs. Mais il faut borner les choses.
Patrick Youx
"Ça a été quatre jours très intensifs"
Lorsque le convoi a pris la route au départ de Rezé cette nuit du 10 mars dans l'agglomération nantaise, il y a avait aussi les "Titi-Floris". 15 véhicules et 30 volontaires dont 10 salariés de la société de transport solidaire et Boris Couilleau, patron de la société.
"C'était une première mais ça fait 15 ans que je fais ça de façon beaucoup plus apaisée. Là, ça a été quatre jours très intensifs", confie le gérant.
La situation est tellement anxiogène, cette guerre est tellement improbable. A force de ressasser devant sa télé, son smartphone, de voir et d'entendre sans bouger, ça peut devenir stressant. Donc on est passé à l'action
Boris CouilleauPatron de l'entreprise de transport Titi Floris
Il voulait se rendre compte, voir de ses yeux. Il a été servi. "C'est incarné, l'émotion est énorme. Il y a des accolades, des pleurs mais aussi des gens qui meurent de l'autre côté de la frontière où nous n'irons pas. Et des gens isolés, trop âgés, ou handicapés qui ne pourront pas fuir."
Il est à peine reposé que déjà le téléphone sonne dans son entreprise à Orvault. "Aujourd'hui on m'a encore appelé .Quelqu'un qui cherchait à faire rapatrier de Kharkiv une femme enceinte de jumeaux. Elle est coincée à 20 heures de route de la frontière"
On a l'impression de vivre vraiment les choses même si c'est douloureux, dégueulasse, d'assister à cette errance, cet exode
Boris Couilleau
Les 15 mini bus ont ramené plus de cent réfugiés en France dont une soixantaine à Nantes. "Ce qui m'a le plus frappé c'est leur dignité. Ils s'étonnaient qu'on leur offre à manger ou qu'on leur paye l'hôtel. Ils sont extrêmement reconnaissants et ils l'expriment avec force. On avait des familles entières dans les véhicules, la mamie, les enfants, parfois des bébés. Mais pas les hommes, ils sont restés et ont pris les armes."
"Sur place nous avons été relativement épargnés par les images. Varsovie c'est une ville à l'américaine. L'Europe a financé cette capitale, ça se sent tout de suite. Les réfugiés sont pris en charge dans des centres immenses, c'est très bien organisé. Les réfugiés accueillis sont en exode mais il ne sont plus en errance une fois la frontière passée. Maintenant c'est à nous en France d'en faire autant et de désengorger ces pays de l'est. Il va falloir trouver de la place pour que leur vie loin de chez eux soit le plus acceptable possible."
Il fuient la guerre mais ils ne veulent pas rester en France. Ils veulent retrouver leur terre le plus vite possible. Ils y croient. Ils sont beaucoup plus optimistes que moi sur l'issue du conflit. ils pensent que ça va se régler rapidement
Boris Couilleau
"Ce qu'ont fait les Titi Floris c'est exceptionnel, le gros du boulot c'est eux ! Ils ont ramené plus de100 personnes dont 62 sur la région nantaise, alors que la situation sur place était extrêmement compliquée. Les Polonais voulaient qu'ils embarquent des exilés d'Afrique du Nord et ce n'est pas la mission. Cela en rajoute au côté déjà dramatique de la situation. La belle réussite c'est vraiment eux. ", souligne Patrick.
"Boris je le connaissais un peu. C'est moi qui l'ai contacté. Je ne pouvais pas monter cette opération sans l'associer. Le personnage est extraordinaire humainement et à tous les niveaux. Quand je lui ai demandé s'il pouvait mettre un mini bus, 48 heures plus tard il en envoie 15, il a même fallu l'arrêter! Il est hors norme c'est un chouette mec!", confie l'ambulancier.
"Patrick ? Il a de grandes convictions. Il fait partie de ces gens qui ne se contentent pas de dire mais qui font! Rencontrer des personnes telles que lui, cela m'apaise, me rend plus serein pour l'avenir. C'est un sentiment de plénitude, ça me rend fort", rétorque Boris Couilleau.
"Ce qui me taraude aujourd'hui c'est de savoir comment poursuivre l'action. Là j'ai quasiment récupéré. On est parti grâce aux dons. On ne pourra monter une autre intervention tout seul. Donc comment on peut répliquer, je me pose la question."
"Il y a un fou avec l'arme nucléaire qui menace l'Europe et nos démocraties. Je crois qu'il est essentiel d'aller agir sur le terrain. Je crois en l'impact des mobilisations citoyennes. Il faut défendre notre modèle sociétal", conclut Boris.
Cela fait 80 ans que nous vivons sur un territoire de paix. Je n'ai pas vécu la guerre, mes parents non plus. Si on ne se bouge pas maintenant, on ne se bougera jamais!
Boris Couilleau
"Là je t'avoue il me faut un petit temps d'adaptation pour redescendre", confie pour sa part Patrick Youx.
"On a un véhicule qui est prêt mais il faut qu'il corresponde aux besoins du terrain sur lequel il sera conduit. Partout en France une vingtaine d'ambulances sont prêtes à démarrer. Ce n'est plus qu'une question de logistique". D'ici fin mars un nouveau convoi devrait prendre la route.
Quelques heures à peine après son retour l'ambulancier n'a qu'un idée en tête y retourner. Pourtant il le dit et le redit : "le pire est devant nous !"