Dry January : quand un phénomène inexpliqué faisait chuter le degré d'alcool dans des vins d'Anjou

On l'avait baptisé "Edward", un drôle de phénomène qui a provoqué la panique dans les chais du Maine-et-Loire, au début des années 90. Edward faisait inexplicablement chuter le degré d'alcool dans certaines cuvées. Du vin sans alcool, ça aurait été une bonne idée pour le Dry January. Mais, à l'époque, on n'a pas rigolé du tout !

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Le Dry January, ou Janvier sec, in french. Une opération destinée à nous faire apprécier les bienfaits d'un mois sans alcool après les libations de décembre. Oui, d'accord, mais l'eau ayant pour particularité d'avoir un goût de flotte, nombreux sont ceux qui peinent à ne plus boire une goutte d'alcool, et particulièrement de vin, pendant un mois entier. Et on n'a pas encore inventé un vin sans alcool qui aurait vraiment un goût de vin. 

Sauf dans les années 90, dans le Maine-et-Loire. Mais c'était un accident... On vous raconte l'histoire du phénomène baptisé "Edward" qui faisait chuter le degré d'alcool dans les cuves et donnait la fièvre aux viticulteurs.

"C'était dramatique me disaient mes collègues"

"J'étais à la foire de Metz, se souvient Pierre Aguilas, un vigneron angevin aujourd'hui retraité, grand nom des vins du Layon, avec plusieurs propriétés sur Saint-Aubin-de-Luigné, Chaudefonds-sur-Layon, Saint-Lambert-du-Lattay... Un copain m'amène un journal national qui titrait sur ce phénomène. Les vins d'Anjou risquaient de perdre leur sérieux ! C'était dramatique me disaient mes collègues."

Le phénomène en question, c'était une désalcoolisation constatée dans plusieurs cuvées de deux propriétés différentes à Chalonnes-sur-Loire et Chaudefonds-sur-Layon. 

"Quand je suis rentré, raconte Pierre Aguilas, je me suis renseigné, mais c'était trop tard, c'était parti comme une traînée de poudre !"

Vin blanc ou vin rouge

Le viticulteur explique avoir croisé une équipe de télévision venue faire un reportage chez un de ses collègues vignerons. "N'allez pas faire cette connerie, leur a-t-il dit, ça repose sur du vent !"

Du vent ? Un vent bien mauvais alors. En cette année 1992, ce qu'on vit sur ces deux exploitations du Maine-et-Loire est un cauchemar absolu.

Pendant la fermentation alcoolique, quelques semaines après les vendanges, ces viticulteurs ont constaté une perte de degrés d'alcool. On devrait monter à plus de 12° et on descend au contraire à 7 ou 8°. Pour l'un, c'est dans des cuves de blanc, pour l'autre, dans des cuves de rouge. L'incompréhension est totale et mobilise professionnels et scientifiques.

"Ça n'existait pas ailleurs, se souvient Pierre Aguilas, c'était quand même bizarre !"

Aujourd'hui, le vigneron met ce phénomène sur le compte d'une fermentation mal maîtrisée. Un gros bouillonnement dont les gaz auraient fait s'évaporer trop d'alcool.

"Ça m'a fait passer quelques nuits blanches"

Pas si simple, tempère Alain Poulard, aujourd'hui retraité, et qui était à l'époque ingénieur à l'Institut Français de la Vigne et du Vin, à Vertou. Le scientifique a passé des mois sur la question. Il était chef de projet sur ce dossier qui a mis en émoi la filière.

"Ça m'a fait passer quelques nuits blanches, témoigne-t-il. On avait une forte pression de la profession."

Alain Poulard se souvient qu'effectivement, il s'agissait de néo-viticulteurs, mais qui travaillaient sérieusement et étaient suivis par des œnologues.

►Voir le reportage réalisé par FR3 Pays de la Loire en 1992. Avec l'interview, à l'époque, d'Alain Poulard.

durée de la vidéo : 00h01mn34s
Olivier Quentin et Jean-Claude Taulnay.et Yves Hergouach ©©INA - FR3 Pays de la Loire

"C'était un phénomène hyper localisé en Anjou, raconte Alain Poulard, mais ensuite, ça a fait tache d'huile en Loire-Atlantique. Ça nous a donné des sueurs froides. On a fait une enquête pour savoir si les viticulteurs concernés avaient changé leurs pratiques, mais non."

L'Institut Pasteur est mobilisé. Un microbe serait-il en cause ? Rien !

Une thèse de doctorat

Le phénomène baptisé Edward, comme Éthanol Degradation in Wine And Related Drinks, résiste à toute explication scientifique.

"Ça a été étudié par l'école d'œnologie de Bordeaux (ISVV), se souvient Jean-Michel Monnier, œnologue expert à Angers. On n'a jamais su ce qui s'était passé. Même en laboratoire, ça n'a pas été reproduit."

Une thèse de doctorat lui est même consacrée. Elle a été soutenue en 1996 par Christian Chon et concluait alors à une évaporation excessive.

Alors que le degré devait toujours continuer d'augmenter, on avait une baisse du degré d'alcool.

Jean-Michel Monnier

œnologue expert

En attendant une réponse scientifique qui n'est pas venue en cette fin du XXe siècle, les viticulteurs passent des nuits agitées. Certains, qui constatent à leur tour que le sucre se dégrade dans leurs cuves, mais sans produire d'alcool, procèdent à une nouvelle chaptalisation (apport de sucre) en fin de fermentation alcoolique pour sauver leur production. 

"Dans les exploitations concernées, se remémore Alain Poulard, il n'y avait qu'une ou deux cuves touchées." 

On s'intéresse alors aux levures utilisées pour lancer la fermentation malolactique (qui suit la fermentation alcoolique dans le processus de vinification). Certains viticulteurs n'utilisent effectivement pas de levures sélectionnées, mais des levures dites "indigènes", c'est-à-dire naturellement présentes sur la peau des raisins. Edward se cacherait-il dans ces bactéries ?

Un phénomène toujours présent

Des phénomènes similaires sont rapportés dans d'autres vignobles, Bordelais, Côte du Rhône. Mais toujours quelques cuves ici ou là.

Trente ans plus tard, aucune réponse ferme et définitive n'a été donnée au phénomène Edward. Un grand tabou des années 90. 

"Si on avait trouvé la raison, ça aurait été génial commercialement", s'amuse Alain Poulard. 

Un vin avec un faible degré d'alcool, consommable, "mais un peu plat" concède Alain Poulard qui a pu le goûter. Sauf qu'on n'a pas vraiment réussi à reproduire volontairement le phénomène ou que, lorsqu'on est parvenu à un résultat, ça n'expliquait pas toutes les situations documentées.

En Anjou, si l'un des deux viticulteurs touchés au début des années 90 est toujours en activité, l'autre a mis la clé sous la porte. Edward a fait au moins une victime. 

Il paraît qu'il y a quelques années, une étudiante en œnologie a constaté à nouveau une désalcoolisation inexpliquée sur une exploitation et en a parlé à son professeur de l'ISVV de Bordeaux.

"Tiens, tu ne serais pas allée en Anjou par hasard ?" lui a demandé son professeur.

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