Lors de travaux dans sa maison familiale, Elisabeth Basset-Terrusse découvre un carton poussiéreux. À l'intérieur, toute la vie de son grand-père Albert Terrusse. Une vie et un destin intimement liés à l'histoire de l'aviation locale. Jusqu'en 1946, le port d'Antibes abritait une base d'hydravions.
Elisabeth Basset-Terrusse et son époux Claude Antonini, habitent la maison familiale des Terrusse, en plein cœur du vieil Antibes.
Du plus loin qu'Elisabeth se souvienne, sa famille est "d'ici, d'Antibes".
En 2002, le couple engage quelques travaux dans leur habitation, histoire de redonner un petit coup de frais au bien familial.
En débarrassant une des pièces "fourre-tout" de la maison, un carton attire leur attention. Un vieux carton. Poussiéreux et défraichit par le temps. Un carton qui ne leur dit rien.
C'était extraordinaire ! Toute la vie de mon grand-père était dans ce carton ! C'était comme si je faisais sa connaissance.
Un carton rempli de papiers manuscrits et de photos
"Des choses se sont mises en place dans ma tête. Pourquoi et comment la famille était venue s'installer dans cette maison dans le vieil Antibes, que nous habitons toujours d'ailleurs. Ma mère me parlait toujours de mon grand père. Un homme de valeur, droit, honnête. Là d'un seul coup, il y avait des écrits. Des documents écrits de sa propre main", se souvient Elisabeth.
Elisabeth est aussi surprise par la quantité de documents qu'il contient.
Privés d'abord, comme des lettres d'amour échangées par ses grands-parents. Une correspondance qu'Elisabeth a voulu rendre à l'éternité de ses aïeux en les brûlant : "Bien trop personnel pour que ces magnifiques textes d'amour soient déflorés par d'autres yeux que les leurs."
Des textes officiels, des écrits professionnels, aussi. Beaucoup. Toute une foule d'archives concernant la vie de l'hydrobase d'Antibes de la fin de la Première Guerre mondiale au début des années soixante. Et bien sûr, le journal de bord de son grand-père. Un journal, sur sa vie de jeune radio à la station jusqu'à la fin de sa carrière.
Pour l'histoire
Alors, pour que l'histoire, le travail de conservation et d'archivage d'Albert Terrusse, ne soient pas oubliés, Elisabeth Basset-Terrusse et Claude Antonini décident d'écrire cette très belle aventure humaine et technologique, longue de près de 40 ans, bousculée par la guerre, les progrès de la science et le temps.
Il y a très peu de chose, tant au niveau national que local, sur l'histoire de cette base d'hydravions. C'était l'occasion pour nous, non seulement de mettre au jour la vie de mon aïeul, mais aussi de cette partie de l'histoire d'Antibes, pour ainsi dire, aujourd'hui, oubliée.
Et d'ajouter : "mon grand-père tenait un journal sur son quotidien. Toute la vie de cette base est donc relatée à travers ses écrits. La vraie histoire, en fait."
Qui sait, aujourd’hui, qu'au port d' Antibes jusqu'en 1946, il y avait une base d'hydravions ? Plus grand monde, j'en ai bien peur.
Intiment lié à l'histoire de l'aviation antiboise, la vie professionnelle et le destin d'Albert Terrusse débute au lendemain de la fin de la Première Guerre mondiale.
Mercredi 15 septembre 1920 : vers un nouveau destin
Cet été 1920, Albert Terrusse a 31 ans. Il est antibois.
Et, parce qu'il a passé près de 5 ans dans la Marine nationale comme opérateur de T.S.F. son expertise fait qu'il est aussitôt repéré, puis recruté comme radioélectricien dès l'ouverture de la base d'hydravions d'Antibes cet année là.
Albert Terrusse reçoit sa lettre d'engagement le mercredi 15 septembre 1920.
En l'acceptant, il fait "serment de silence" puisque chaque opérateur radio, selon la loi française de l'époque est soumis au secret. Très régulièrement, les "radios" sont amenés à réitérer leur serment, par écrit, comme l'atteste ce document officiel de la République française de 1931.
Extrait d'une lettre d'engagement d'un opérateur au service des Postes, télégraphes, téléphones de la Direction du service de la télégraphie sans fil : "Tout agent qui viole le secret de la correspondance télégraphique est puni des peines prévues par l'article 187 du code pénal"(Loi du 29 novembre 1810, article 5, article 187 du code pénal.)
Désormais, toute la vie d'Albert Terrusse est liée à celle de cette base et à l'histoire de l'aviation des Alpes-Maritimes.
De radio à commandant de base
Au fil des lectures des écrits de son grand-père, Elisabeth découvre son ascension sociale.
A l'ouverture de l'hydrobase, le 22 juin 1920, M. Jacquot est nommé chef de la base. Albert Terrusse est radio.
Une dizaine d'année plus tard, en 1934, la direction du site est confiée à l'aïeul d'Elisabeth. Durant 12 ans, c'est lui qui y gère le quotidien.
Il en sera le dernier commandant en 1946, date à laquelle la station d'Antibes sera abandonnée au profit du petit terrain d'aviation de Nice.
Sauvé d'une mort certaine par un coup de téléphone
En 1932, le réseau aérien français possède 40 122 km de lignes aériennes. Il compte 14 lignes exploitées par 5 compagnies, dont celle d'Antibes. 258 hydravions et 123 pilotes.
Parmi les pilotes très appréciés, l'Antibois Lucien Bourdin. Le pilote de "l’Atlantique 1", un LeO H-47.
Avec 21 mètres de long et 31,80 mètres d’envergure, "l’Atlantique 1", est un grand hydravion à coque, entièrement en métal, quadrimoteur, pesant 10 tonnes à vide et 19 en charge.
Lucien Bourdin réussit plusieurs essais à son bord et, le 31 juillet 1936, il décolle de l’anse Saint-Roch avec 15 tonnes en charge.
Le 15 janvier 1937, il décolle à nouveau avec succès, avec 20 tonnes en charge, en 45 secondes.
Le CEPA, la Commission des Essais Pratiques de Saint-Raphaël, doit prendre livraison du LeO H-47 afin de le livrer à Air France à la suite d’un dernier essai de pure formalité.
Le drame
Le jour de cet essai, le 19 mai 1937, à bord de "l’Atlantique 1" dix personnes : Lucien Bourdin, chef pilote chez Lioré et Olivier ; Robert Blouin, chef radio à Air France ; Luce Brochet, Second-Maître mécanicien de la Marine (qui comptait un million de km de vol) Marcel Juin, second-maître mécanicien contrôleur à Air France et Charles Reyer, mécanicien navigant monteur des hélices Ratier.
Mais aussi Albert Thiebaut, ingénieur; Georges Delarue, chef mécanicien; Georges Mitton; Marcel Richard, mécanicien et Paul Asanchéeff, Ingénieur en chef du bureau d’étude hydravions de la firme "ioré et Olivier d’Argenteuil qui dessina et construisit l’appareil. Il seront les seuls rescapés de ce vol d'essai qui va virer au drame.
Le pilote, Lucien Bourdin est un grand pilote d’essai. Il avait battu le record français de vol en altitude avec 2.000 kilos en charge et comptabilisait plus de 4.000 heures de vol. Il était décoré de la Croix de Guerre 1914-1918 et de la Légion d’Honneur.
Le Commandant de la base, Albert Terrusse doit également participer à cet essai.
Mais, au tout dernier moment, il est empêché de monter dans l’hydravion par une communication téléphonique du Ministère de l’Air. Le commandant de la base ne peut pas ne pas répondre à cet appel. Il ressort de l'avion.
Sans cet appel, impossible de savoir si mon grand-père aurait fait partie des cinq disparus. Ce n'était pas son moment, c'est tout.
"[Le LeO H-47] ...passa devant le Fort-Carré et s’éloigna vers le large en prenant de la vitesse, dans une mer visiblement houleuse. Alors que l’hydravion déjaugeait pour décoller, il sembla soudain très instable et s’abattit ensuite lourdement sur bâbord, en engageant le ballonnet, avant de s’immobiliser! Puis les vagues recouvrirent l’aile gauche dont les moteurs calèrent, pendant que les hélices de ceux de droite continuaient à tourner. L’aile droite passa à la verticale pendant que l’hydravion chavirait. Une explosion se produisit alors et des flammes s’échappèrent du poste de pilotage puis de la coque. Lentement, l’hydravion s’enfonça par l’arrière et finit par couler..." C'est en ces termes que Gérard Bousquet relate l’accident dans son ouvrage "Les Paquebots Volants":
(...) Alors que l’hydravion déjaugeait pour décoller, il sembla soudain très instable et s’abattit ensuite lourdement sur bâbord, en engageant le ballonnet, avant de s’immobiliser! Lentement, l’hydravion s’enfonça par l’arrière et finit par couler (...).
Mon grand-père, ce héros
De novembre 1942 jusqu’en septembre 1943, les Italiens occupent la base. Puis, ce sont les Allemands qui en prennent le contrôle. Ils y règnent en maîtres jusqu’à leur départ, en août 1944.
A la mi-octobre de l'année 1943, les Allemands occupent la station aéronavale d'Antibes. La base ne doit plus rien pouvoir émettre, question de sécurité pour les forces occupantes. Ils entreprennent donc de démonter une grande partie des installations radioélectriques.
Durant cette période, une partie du personnel est mobilisé sur place, avec, à sa tête : Albert Terrusse. Ce dernier, durant certaines périodes, n’a même plus le droit de faire fonctionner "le Centre de Télécommunications de l’Aéronautique Civile d’Antibes".
Mais, c'est sans compter son courage !
Il faut, alors, un peu moins d'un mois à Albert Terrusse pour mettre à l'abris, chez lui, une partie des archives et du matériel qui n'avait pas été encore emmenés par les occupants.
Il installe, dans le même temps, un bureau de repli, camouflé, à la villa "l’Auvergne" route de la Badine à Antibes.
Le commandant de la base stocke, également, des caisses de matériel à la villa "Sourire" au chemin de l’Ermitage et à l’entrepôt des Ponts et Chaussées, route de Grasse, comme l'atteste cette lettre de remerciement adressée à Charles Charrier, ingénieur des Ponts et Chaussées d'Antibes :
Vous avez bien voulu, sur ma demande, me faciliter le "camouflage" d'un matériel précieux et conséquent appartenant au Service des Télécommunications d'Antibes, afin d'éviter que l'ennemi ne s'en serve et ne s'en empare pour ses besoins personnels (...). Grace à vous, nous allons pouvoir continuer à nous rendre utiles pour une œuvre commune et belle, la remise en route des télécommunications dans les moindres délais.
Je savais, par ma mère, que mon grand-père était un homme d'une grande humanité. Il était toujours anxieux et inquiet pour sa famille, son travail, ses camarades de la base, sa Patrie. Grâce à tous ces documents découverts, j'ai aussi appris qu'il avait pris beaucoup de risque durant le Seconde Guerre mondiale pour que la base continue à fonctionner malgré les deux occupations. Il a caché des archives et du matériel radio.
Le "poste Libération"
C'est ainsi que François-Joseph Terrusse, frère d'Albert, et Marcel Jourdan remontent dès que possible, un poste émetteur-récepteur avec des pièces détachées provenant du matériel caché durant l'occupation germanique.
Ce poste prend le nom de "poste Libération".
Le poste est mis "officiellement" en service, le 24 août 1944.
Le 15 août, ce poste émetteur-récepteur permet la liaison avec les forces aériennes alliées débarquées dans le Var et par la suite avec les premiers vols civils.
Ils se sont tous serrés les coudes pour se protéger les uns, les autres. Ils étaient à peu près tous issu de la Marine donc leurs liens étaient déjà très forts. Au lendemain de la guerre, la base c'était une grande famille.
L'après 46 : vers une nouvelle ère
En 1946, la Base d’Antibes est supprimée.
A la fin de la guerre, toutes les bases sont désarmées. L’hydravion n'est plus rentable. Il est remplacé par des avions plus fiables, plus légers, capables de survoler la mer plus longtemps et moins gourmand en carburant. Ça a été un crève-cœur terrible pour mon grand-père de devoir abandonner la base pour aller s'installer sur le terrain d'aviation de Nice. C'est à cette période que son cancer s'est déclaré...
Tout le personnel d'Antibes est muté au petit aéroport de Nice Californie. D’après Marcel Terrusse, il y a eu plusieurs étapes intermédiaires avant l’installation définitive dans le bâtiment technique de l’aéroport de Nice.
Albert Terrusse y est nommé Chef du Centre des Télécommunications Nice le Var et promu ingénieur principal d’exploitation de la navigation aérienne.
Il est fait Chevalier de la Légion d’Honneur le 9 mai 1950 et devient le commandant en second de l’aéroport de Nice à partir de 1951.
Aujourd'hui, 100 ans plus tard, ne subsistent que deux plaques :
L’une, un peu effacée, près de la Porte Marine :
La seconde est près du site de l’aérodrome de la Brague, restent aussi deux noms de rue au quartier de la Fontonne.
De pâles fantômes de cette période florissante de l’Aéronautique Civile à Antibes et le témoignage Elisabeth Basset-Terrusse, sa petite fille, qui avec son époux, Claude Antonini, ont tenu à raconter cette histoire au travers de leur ouvrage.