Les trois avocats de Chokri Chafroud ont demandé l'acquittement du Tunisien de 44 ans, considéré comme un proche du terroriste de l'attentat du 14 juillet. Il est accusé d'association de malfaiteurs terroriste. Le verdict est prévu ce jeudi.
C'est la fin des plaidoiries de la défense au procès en appel de l'attentat de Nice (Alpes-Maritimes), devant la cour d'assises spéciale de Paris. Un attentat qui a fait 86 morts le 14 juillet 2016 sur la Promenade des Anglais et plus de 400 blessés.
Pendant plus de 6 heures, les trois avocats de Chokri Chafroud ont livré leurs plaidoiries ce mercredi 12 juin pour tenter de changer la condamnation prononcée en première instance en décembre 2022 : 18 ans de réclusion criminelle.
Chokri Chafroud, un Tunisien de 44 ans, et Mohamed Ghraieb, un Franco-tunisien de 48 ans, sont accusés d'association de malfaiteurs terroriste.
Alors que les avocats plaident à Paris, à Nice, des femmes, des hommes et des enfants suivent les débats dans la salle de retransmission. Des heures de plaidoirie, des mots parfois difficiles à entendre, mais l'audience niçoise reste attentive, silencieuse. Soudée.
Juger sur le fond et non sur l'émotion
Après la défense de Mohamed Ghraieb mardi, c'est Me Florian François-Jacquemin qui commence cette journée de plaidoiries. Au début, il s'exprime d'une voix douce.
Il s'adresse indirectement aux parties civiles, dit qu'il comprend la peur du djihadisme : "La haine, la colère, la peur assèchent les cœurs, obscurcissent la raison et empêchent qu’on entende tous les arguments".
Face à cette tuerie de masse, il prévient du risque de vengeance et change de ton : "c’est ce qui exige un coupable, il faut bien qu’on répare cette souffrance indicible… Il faut bien que quelqu’un paye." Et il poursuit : "mon confrère avait raison : mettez 20 ans, personne ne vous demandera des comptes."
Il interpelle les sept juges professionnels, en appelle à leur lucidité, à leur courage. Il assène plusieurs fois : "méfiez-vous de cet air du temps !" Il leur demande de rester "accrochés à notre droit libéral".
Me François-Jacquemin les exhorte à juger sur le fond et non sur l'émotion. Rappelons que, pour ce procès en appel, 200 parties civiles ont été entendues à la barre. Chaque témoignage a provoqué de l'émotion, y compris chez les magistrats les plus aguerris. Comme l'a rappelé l'avocate générale dans son réquisitoire. Mais il s'inquiète d'une possible erreur judiciaire : "vous n’avez pas à répondre à l’injustice sociétale par une injustice, par la condamnation d’un innocent".
Qui est Chokri Chafroud ?
Me François-Jacquemin tente de prouver que le dossier est vide, que rien ne relie matériellement son client au terroriste, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel. Un dossier qui reposerait seulement sur des SMS.
L’avocat reprend les éléments du dossier un par un. Son confrère, Me Martin Méchin, fera de même deux heures plus tard.
Il revient sur l'éducation de Chokri Chafroud. Ce tunisien de 44 ans vient d’une famille aimante, pas violente. C'était un enfant calme, timide. L’avocat s’appuie sur les expertises psychologiques pour le décrire. Chafroud est peu cultivé, peu bavard, pas très intelligent : "dans la moyenne basse", "probablement illettré". Un niveau intellectuel qui l'aurait empêché de deviner la radicalisation du terroriste.
Le Tunisien est un musulman "pas radicalisé", il ne fait pas la prière, il boit de l'alcool et fume avec des copains. En Italie, il fait la fête et est attiré par le mode de vie occidental.
Avant l’attentat, fin 2015, il connaît un épisode dépressif et commence à boire de plus en plus. Il tient des propos vulgaires et obscènes, mais ne bascule pas dans la violence physique pour autant. Avant sa détention, Chokri Chafroud n'avait pas non plus de casier judiciaire.
Aucun risque de passage à l’acte violent
Son avocat tient à démontrer que le dossier démontre l'absence de radicalisation. Après son arrestation, Chokri Chafroud passe 17 semaines dans un centre spécial pour évaluer sa potentielle radicalisation. Les experts sont catégoriques, il n'est pas radicalisé. L'accusé ne pratique pas sa religion, n’a pas d’influence sur les autres détenus. Au contraire, il est effrayé par certains profils dans ce centre.
En prison depuis 8 ans, le comportement de son client ne change pas. L'administration pénitentiaire ne note pas de violence, "il est calme, ponctuel, respectueux envers le personnel".
Me François-Jacquemin revient sur les conversations qu’il qualifie "d’utilitaires" entre hommes. Des SMS retranscrivent des propos vulgaires, outranciers, grossiers. L'avocat y voit une ambiance de bar entre hommes : "Bienvenue au café du commerce à Sousse !" Il précise : "ce sont des mots, mais pas des actes".
Contexte politique tunisien
Dans le téléphone de Chokri Chafroud, on trouve aussi des messages liés au contexte politique tunisien, à la bataille de Ben Gardanne, en mars 2016 : "Daesh me casse les c." ou encore "Va niquer Daesh !"
Les psychologues notent plus sobrement qu'il avait du mal avec les islamistes tunisiens au pouvoir.
Me François-Jacquemin reprend le rapport des services pénitentiaires qui expliquent que Chokri Chafroud souhaite rester en France. Un pays qu’il apprécie malgré sa détention. Les enquêteurs ne remarquent pas de trace de djihadisme, pas de prosélytisme, aucun risque de passage à l’acte violent ni de basculement.
L'avocat s'adresse aux juges, il s'emporte et hausse le ton : "regardez le dossier ! Faites cet effort !" À Nice, plusieurs personnes sortent de la salle. Il exprime sa conviction :
Mohamed Lahouaiej-Bouhlel n’avait pas besoin de Chokri Chafroud pour passer à l’acte, c’est ma conviction.
Me Florian François-Jacquemin, avocat de Chokri Chafroud.devant la cour d'assises spéciale d'appel
Me François-Jacquemin regrette en revanche que les enquêteurs n'aient pas fouillé davantage dans la vie de Roger Battesti, l'amant du terroriste (qui n'est pas poursuivi dans cette affaire). Celui-ci a reçu des vidéos de Daesh sur son ordinateur, des scènes de décapitations. Il enchaîne : "lui non plus, il n’a rien vu."Lors du dernier contact entre Battesti et le terroriste le 9 juillet, il affirme : "je l’ai trouvé triste, mais il n’a pas voulu se confier".
Des propos qui offrent des arguments à la défense menée ensuite par Me Martin Méchin. Celui-ci ironise : "je ne sais toujours pas à quoi il a servi dans ce dossier". Pour l'avocat, Chafroud n’a pas eu connaissance de ce projet mortifère. Et c'est tout l'exercice périlleux de ces plaidoiries : démontrer que les accusés n'ont rien fait, s'appuyer sur le dossier... sans pour autant blesser les parties civiles.
Chafroud était-il le mentor ?
"Chafroud avait-il connaissance du projet d'attentat ? A-t-il participé ?", s'interroge-t-il. "Pour le condamner, il faut répondre oui à ces deux questions. La tâche va être aisée : vous allez répondre non à ces deux questions", affirme Maïtre Méchin d'une voix forte et assurée.
Il rappelle ensuite "la propagande de l’État islamique qui est massive à ce moment-là et qui peut emporter n’importe qui". En 2014, des prêches incitaient à commettre des attentats partout en France.
Me Méchin résume l'attentat du 14 juillet à Nice ainsi : "c'est un attentat de type inspiré" car le terroriste n’est jamais allé en Syrie par exemple. Un type d'attentat particulièrement difficile à détecter pour les services de renseignements, car "les individus minimisent leurs actes préparatoires". Difficile donc aussi à détecter pour l'entourage... y compris Chokri Chafroud.
Même raisonnement pour les 15 repérages à Nice. Personne ne pouvait s’étonner de voir Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, chauffeur livreur de métier, conduire un camion de livraison à Nice.
L'avocat minimise la complicité et les liens possibles entre les deux hommes : "avec trois messages de Chokri Chafroud, on nous dit qu’il est le mentor de Mohamed Lahouaiej-Bouhlel. Est-ce que vous pensez vraiment qu’il peut être le mentor influent de Mohamed Lahouaiej-Bouhlel ? Il n’a pas suffisamment d’influence et d’intelligence pour ça."
Exercice de magie
Me Méchin tente un dernier coup d'éclat, "un tour de magie". Il propose aux magistrats de supprimer le nom de Chokri Chafroud des 10.000 cotes du dossier, de faire "reset" comme en informatique.
Je fais disparaître Chokri Chafroud de l’équation. Si vous l’annulez, la recherche et la location du camion restent, les repérages se passent de la même manière. Si vous supprimez Chokri Chafroud de l’équation, l’attentat fait le même nombre de victimes.
Me Martin Méchin, avocat de Chokri Chafroud.devant la cour d’assises spéciale d’appel
En ce qui concerne l'achat de l'arme, les vendeurs ont déjà été condamnés en première instance.
Même chose pour le financement, Chokri Chafroud n'a pas d'argent. C’est un "gratteur" : il gratte des logements, il gratte de l’argent. Il se tourne vers son client : "Chokri Chafroud, vous êtes le terroriste le plus inutile, vous n’avez servi à rien !" L'accusé ne bronche pas.
Les trois avocats demandent l'acquittement
Pour Me Méchin, l’accusation n’a pas été capable d’apporter des preuves, tout le monde en est resté au stade des hypothèses. Il résume les funestes opérations : Mohamed Lahouaiej-Bouhlel achète l’arme tout seul, loue le camion seul, fait ses repérages seul et se rend seul, à vélo, pour conduire le camion encore une fois, seul. Et il ironise : "c’est une drôle d’association de malfaiteurs !"
Il insiste : "Si vous condamnez Chokri Chafroud, les victimes resteront tout de même brisées à vie".
Il demande, comme les deux autres avocats, l'acquittement. "Cet homme, vous l’acquitterez, car c’est la seule chose que vous commande la sincérité… Dans un coin de votre esprit, il y aura votre raison."
La troisième personne qui prend la parole pour la défense de Chokri Chafroud est Me Chloé Arnoux. Elle interpelle les juges, sans illusion sur la suite du procès car l'avocate générale a demandé la peine maximale : 20 ans de réclusion. Elle affirme :
Si la justice est aveugle, la justice antiterroriste est aveuglée par des considérations politiques, la pression médiatique, l'opinion publique et la souffrance des victimes.
Me Chloé Arnoux, l'une des avocates de Chokri Chafrouddevant la cour d’assises spéciale d’appel.
Verdict et zones d'ombre
Le casque du traducteur sur la tête, Chokri Chafroud écoute, impassible, les propos de ses avocats. Lui et Mohamed Ghraieb n'ont jamais cessé de clamer leur innocence, malgré leur proximité avec Mohamed Lahouaiej-Bouhlel. Malgré aussi une enquête hors norme et un dossier tentaculaire, il reste encore de nombreuses zones d'ombre. Il manque notamment les conversations entre les trois hommes. Personne ne saura ce qu'ils se sont dit dans le camion de location avec l'auteur de l'attentat.
Ce jeudi matin, les accusés pourront prendre la parole une dernière fois. Ensuite, les juges se retireront pour délibérer. Le verdict est attendu jeudi 14 juin, en fin de journée.