Thomas Hoang est un Marseillais d'origine vietnamienne. C'est sa grand-mère qui a permis l'installation de sa famille en France, après un long et pénible périple. Retour sur ce lourd passé, avec émotion et résilience, dans les cuisines du restaurant de son aïeule. Tous deux se confient.
Quand il regarde la mer, juché sur le rebord des Catalans, son quartier natal, Thomas Hoang voit plus loin que la ligne d’horizon. Ce n’est pas tant la Méditerranée qu’il contemple mais son histoire de famille, par-delà d’autres mers, par-delà d’autres océans. Là-bas, au loin ou dans son imaginaire, le Vietnam et ses fractures passées ont forgé à travers les générations précédentes l’identité de l’adolescent.
Thomas est le fruit d’un exil violent, même s'il ne l'a pas vécu. Ce Marseillais de seize ans qui rêve d’une carrière dans l’aéronautisme, a pu naître en France parce qu’un jour de 1984 sa grand-mère a fui Saïgon et l’horreur de la dictature. Le père de Thomas n'est alors qu'un enfant. Et c'est son fils aujourd’hui qui livre cette histoire à "Souvenirs de Cuisine".
"Ils sont partis avec ma grand-mère en pleine nuit, sur un bâteau de pêche, leur traversée a duré plusieurs jours."
Thomas Hoangà Souvenirs en cuisine
En 1975, la République du Sud-Vietnam tombe entre les mains des communistes du Nord-Vietnam après des années de guerre. Pendant plus de quinze ans, des centaines de milliers de Sud-Vietnamiens, persécutés, quittent leur pays dans des embarcations de fortune. On les nommera les boat people. Anne, jeune Saïgonnaise, professeur de mathématiques, son enfant dans les bras, quittera son pays en proie aux divisions intestines.
" Mon père devait avoir 7 ans, précise Thomas, ils sont partis avec ma grand-mère en pleine nuit, sur un bateau de pêche, leur traversée a duré plusieurs jours. Ils ont débarqué à Singapour, on les a emprisonnés. Tout ce que je sais c’est qu’ensuite, ils ont réussi à prendre un avion pour la France. À Marseille, ma grand-mère a rejoint mon grand-père qui avait déjà réussi à s'enfuir."
Un passé sous silence
Dans sa famille, on raconte peu le récit de cet exil originel. Au point que Thomas se trompe : son père n’avait pas 7 ans, mais seulement 4. Ce flou historique s’explique d’abord parce que ce passé douloureux fait rejaillir des blessures sans doute à jamais ouvertes. Anne Hoang a quitté son pays dans le secret, son départ, elle l’a caché à toute sa famille.
Elle ne reverra ses frères et sœurs que dix ans plus tard. Pendant toute cette décennie, elle ne pourra ni donner ni recevoir de nouvelles. Mais cette absence de narration familiale prend aussi son origine dans la force de résilience d’une “banoï” (grand-mère, en vietnamien) qui a choisi de recommencer sa vie, même loin des siens.
Le restaurant, un foyer familial
À la fin des années 1990, Anne ouvre un restaurant, derrière la mairie de Marseille, au pied du quartier du Panier, et il est, aujourd’hui encore, reconnu, par tous les amateurs de bo bun, comme l’un des meilleurs de la ville. À défaut d’oublier les blessures passées, Anne s’intègre de tout son cœur dans son pays d’accueil.
On a demandé à Thomas de nous accompagner dans les cuisines de sa grand-mère. Il y vient souvent, pour manger, pour l’aider surtout. Ce lieu est plus qu’un restaurant pour amoureux de street food asiatique, c’est un foyer familial, aux fourneaux comme au service, tous les Hoang sont là, autour de la grand-mère que l’on croise et recroise plats à la main.
C'est une petite mamie hyperactive, aux grandes lunettes, en bas de contentions, et pull en mohair rose fuchsia. Son français, il faut tendre l’oreille pour le comprendre, comme si, malgré les années, malgré la volonté d’oublier le passé, ses origines, la souffrance, quelque chose en elle n’a pas pu complètement s’effacer.
Entre deux cuissons de nems, on demande à Thomas de la prendre à part pour tenter d’obtenir d’elle le récit de sa fuite. Il y a de l’amour entre ces deux-là, de ces amours qui se déploient dans le silence, dans les regards, dans le toucher. Dans l’implicite. Mais au milieu aussi, un imaginaire, une histoire construite de bribes, morcelée, qui reste à dire ou à mieux comprendre. Encore faut-il oser. Dépasser la peur de blesser. Thomas saisit la main de sa banoï.
Chaque fois, avec la pluie, je prenais un bouchon, j’attrapais l’eau qui tombait sur mon visage, pour la donner à mon fils pour qu’il reste vivant.
Anne Hoangà Souvenirs en cuisine
Anne accepte de nous raconter cette nuit où sa vie et celle de son fils a basculé, et quand les mots manquent, ou sont peu intelligibles, Thomas vient à son secours, porte pour elle l’indicible. Elle se souvient d’une longue marche en pleine nuit. Elle a été choisie parmi de nombreuses autres femmes candidates au départ. Elle est partie un peu après minuit, pieds nus, habillée de haillons pour ne pas attirer l’attention. Avec les quelques économies qu’elle a, elle soudoie les policiers corrompus. Puis c’est l’heure du départ. Pendant treize jours, entassée dans la soute avec 145 autres personnes, avec comme seule nourriture quelques galettes de riz et un pot de miel, elle tente de survivre avec son enfant.
“Sur le bateau”, nous raconte-t-elle, “on avait ni à manger, ni à boire, certains tombaient dans les pommes, d’autres tombaient dans la mer. Moi, heureusement, j’ai un peu de force pour tenir et pour essayer de chercher de l’eau pour mon fils. Chaque fois, avec la pluie, je prenais un bouchon, j’attrapais l’eau qui tombait sur mon visage, pour la donner à mon fils pour qu’il reste vivant.”
Ma grand-mère c'est un peu comme une idole.
Thomas Hoangà Souvenirs en cuisine
Le récit s’arrêtera là. L’émotion est encore trop vive. Aujourd’hui ce n’est plus l’eau de pluie qui coule sur le visage d’Anne, mais ce sont des larmes. Longtemps, elle culpabilisera d’avoir fait peser sur son fils un si grand risque. Il y a encore des nuits, aujourd’hui, où elle se réveille en sursaut après avoir rêvé qu’elle et son enfant mourraient. Thomas prend sa grand-mère dans ses bras. Elle s’excuse, elle doit poursuivre le service.
Le récit parcellaire du passé de sa famille n’a pas empêché Thomas d’avancer dans la vie. “Ma grand-mère c’est un peu comme une idole. Cette histoire j’en suis fier. Elle est partie de rien, d’une vie de migrant, et elle a réussi à tout reconstruire.” Aujourd’hui, il se sait responsable de cet héritage. Son avenir ? L’école polytechnique. Au lycée, il est un excellent élève. Il ne gâchera pas le sacrifice de sa banoï...
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