L'extension d'une plateforme de recyclage des boues de stations d'épuration sème la discorde dans le petit village de Sorbiers, 37 habitants. Les agriculteurs y voient une opportunité d'engrais accessible, alors que riverains et militants écologistes lancent l'alerte sur un grave risque de pollution. Entre les deux camps, la tension monte.
"Les gens nous accusent d'empoisonner les terres !" s'alarme Céline au téléphone. Depuis la diffusion d'un reportage sur l'extension de la plateforme, le ton monte entre opposants et partisans du projet.
Elle n'est pas du pays. Céline a fait un "retour à la terre" pour élever des brebis dans ce petit coin perdu entre Alpes et Provence. Mais depuis quelques mois, la Suissesse dit sa tristesse de voir la tension qui règne. "Les gens se montent la tête sur les réseaux sociaux, ils croient n'importe quoi !" regrette-t-elle.
Car elle et son compagnon, éleveur également, ont décidé d'être partie prenante au projet de la société Valtera qui a installé sur leurs champs sa plateforme de traitement de boues.
Le principe est simple. Après avoir nettoyé les eaux usées, les stations d'épuration produisent des boues, qu'il faut donc également traiter. La nouvelle technique en vogue, présentée comme vertueuse, s'appelle le compostage. Les boues sont mélangées avec des déchets verts type branches et feuillages, le tout est retourné régulièrement, puis après cinq mois cela devient de l'engrais.
Et sur ces terres arides, les engrais sont les bienvenus. C'est la conviction de Patrick, le conjoint de Céline. "Le compostage c'est l'un des plus vieux procédés au monde... c'est vertueux à l'heure où on veut tout recycler." Avec l'envolée des prix des engrais depuis la guerre en Ukraine, le projet "peut même sauver des zones comme ici, en aidant les jeunes à s'installer." "La matière que l'on récupère est facile à utiliser, comme de la tourbe, et en prix c'est juste incomparable par rapport aux engrais du commerce."
Mais pour certains riverains réunis au sein du comité "Eygues Blaisance Nature et Paysage", ces beaux discours ne seraient que green washing, et l'extension de la plateforme un danger pour toute la vallée.
Car le site est présenté comme étanche, pour éviter que les résidus de boues ne s'écoulent dans la nature. Seulement l'entreprise le reconnait, "il y a eu des fuites suite aux fortes précipitations de l'automne." Mais son représentant l'assure, "nous y travaillons et le problème va se régler."
Lors d'une manifestation contre l'extension le 30 janvier, certains riverains ont fait le tour de la plateforme. Une odeur nauséabonde s'échappe des montagnes de compost fumantes. Rien de surprenant jusque là, mais ce qui les choque, c'est l'eau que l'on voit ruisseler sous les clôtures grillagées.
"Tous ces surplus qu'il risque d'y avoir ça part dans la rivière et nous on fait boire l'eau à nos citoyens, c'est pas bien, on n'est pas là pour les empoisonner", martèle Jean Schüler, le maire d'une commune voisine.
"Un compost toxique."
Thomas Raso, représentant de la Confédération Paysanne
Même son de cloche du côté de la Confédération paysanne, syndicat agricole classé à gauche, qui a aussi appelé à manifester. "C'est un compost toxique, avec des métaux lourds et des résidus de médicaments, il est interdit en agriculture bio", assène son représentant Thomas Raso.
"Je trouve ça choquant que nous soyons le dépotoir de la Côte d'Azur !" souligne-t-il. Car les tonnes de boues traitées proviennent en effet des grandes métropoles de l'arc méditerranéen. Aujourd'hui, la plateforme en gère 7 500 tonnes par an. Une quantité qu'elle ambitionne de multiplier par trois. Car le business est florissant, et la société tente de se développer.
C'est cette demande d'agrandissement qui a mis le village sous tension. Certains habitants ont manifesté leur opposition sur des banderoles, elles ont été arrachées. Les discussions ont souvent été musclées entre villageois. D'ailleurs, la plupart ne souhaitent pas communiquer leur nom, "pour ne pas devenir une cible." Ambiance.
Une consultation publique était ouverte jusqu'au 13 février. Il faudra ensuite plusieurs mois à la préfecture pour trancher. Mais toutes les mairies alentours ont voté contre, jusqu'à la communauté de communes. Au grand désespoir du maire de Sorbiers, Yves Rabasse. Lui souligne que tout est strictement contrôlé.
La Dréal (Direction Régionale de l'Environnement de l'Aménagement et du Logement) et la police de l'eau vérifient les taux de métaux lourds, "le plus présent c'est le cadmium, on est à un tiers des valeurs autorisées" assure l'élu. En revanche les résidus de médicaments ne sont pas mesurés.
L'élu semble lassé des polémiques. "Les Haut-Alpins ont la mémoire courte (...), quand le Sud nous donne du pognon, personne ne dit rien." Traiter les boues des métropoles dans ces espaces moins denses serait donc un juste retour des choses.
Céline l'éleveuse néorurale a le même avis. Les gens qui protestent aujourd'hui représentent pour elle ces "faux écolos" qui n'ont pas compris le territoire. Pire, ils tueraient à petit feu l'agriculture locale.
Quelle que soit la décision de la préfecture sur l'extension, "le site ne fermera pas" assène son exploitant, "on restera quand même". Le comité lui jette toutes ses armes dans la bataille, entre pétitions et contre-analyses. Le combat est loin d'être terminé.