Nicolas Ziani, responsable scientifique du Groupe Phocéen d'Etude des Requins, a étudié de près les derniers jours de la femelle requin baptisée Sharkinette il y a un an à Hyères. Frappé par les similitudes avec le spécimen qui vient de semer la panique en Espagne, il nous explique.
La vidéo fait le tour des réseaux sociaux depuis jeudi. Il faut dire que les images ont de quoi effrayer : à quelques mètres de la plage Aguamarina, à Orihuela Costa, dans la région d'Alicante en Espagne, un requin bleu de deux mètres de long semble comme fou parmi les baigneurs pris de panique. L'animal a été retrouvé mort, échoué, quelques heures plus tard.
Nicolas Ziani, fondateur et responsable scientifique du Groupe Phocéen d'Etude des Requins, a été alerté par un des ses étudiants dont les travaux, codirigés par l'Institut OSU-Pythéas à l'Université d'Aix-Marseille, portent justement sur les causes de mortalité des requins bleus en Méditerranée.
Les similitudes du cas espagnol avec le sort de "Sharkinette", la femelle requin qui avait semé la pagaille l'été dernier sur la célèbre plage de l'Almanarre à Hyères (Var), sont troublantes. Nicolas Ziani a étudié de près ce cas varois, qui l'aide aujourd'hui à comprendre ce nouvel épisode.
- Comment analysez-vous les images du requin d'Alicante ?
Nicolas Ziani : On voit un requin qui nage près du bord, mais de manière complètement dysfonctionnelle. Sa nage est anarchique, elle n'a aucun sens. Le requin nage en zigzags et fait des tours en rond. Il ne s'intéresse pas aux baigneurs qu'il ne voit même pas. Moi ce que je vois, c'est que l'organe directionnel du requin, le cerveau, est déconnecté. C'est ce que j'appelle un requin "mort-vivant".
- Quels points communs y a-t-il avec la femelle observée pendant l'été 2022 à Hyères ?
Nicolas Ziani : Sharkinette, c'était en juillet, donc à la même période, période de reproduction de l'espèce du requin bleu. Les animaux viennent en bord de côte pour s'alimenter, et -pour les femelles-, pour donner naisance.
Dans ces deux cas, il y a eu un épisode de nage désordonnée et une mort qui n'a pas été subite.
- Ces similitudes vous permettent-elles de formuler des hypothèses ?
Nicolas Ziani : Plusieurs explications sont possibles. D'abord, le requin d'Alicante peut avoir été victime d'un agent pathogène. Il y a chez les requins des cas de méningite, par des bactéries du type Vibrio qui liquéfient le cerveau. Les fonctions sensorielles et cérébrales du requin sont affectées, l'animal va mourir, mais pas tout-de-suite. C'est arrivé l'an dernier à un requin du Groënland échoué en Angleterre.
Mais je pencherais plutôt vers le comportement d'un animal qui a subi un traumatisme. Il peut y avoir des interractions avec d'autres poissons territoriaux, comme les tassergals, qui peuvent mesurer jusqu'à deux mètres et être plus agressifs que les requins. Ou encore les raies pastenagues. Elles ont des aiguillons venimeux dont elles se servent uniquement pour se défendre des requins -pas sur l'homme ! Ce peut aussi être une collision avec un jet-ski ou une embarcation.
Ce que je pense voir en tout cas, c'est que l'organe directionnel du requin, son GPS, le cerveau, a disjoncté suite à une collision dont on ne connait pas la nature puisqu'il n'y a pas eu d'autopsie. Le choc a probablement provoqué une hémorragie cérébrale. C'est que qui a causé la mort de l'animal après un épisode de nage au cours duquel il ne voyait rien ni personne, puisque l'organe sensoriel était déconnecté.
C'est aussi l'hypothèse que je privilégie pour Sharkinette. On pense que sa mort a été causée par une interraction avec d'autres poissons. Nos conclusions devraient être prochainement publiées.
- Méningite, ou collision, est-ce que ce sont des causes de mort fréquentes ?
Nicolas Ziani : Ce ne sont pas des cas fréquents mais ils sont mal connus. Ils sont très minoritaires par rapport aux captures accidentelles. Ces dernières causent 90% des décès des requins bleus. L'espèce des requins peau bleue est en danger critique en Méditerranée pour cette raison. Dans la plupart des cas les requins capturés accidentellement par des palangriers sont relâchés en mer, mais ils sont déjà asphyxiés, et on les retrouve directement échoués. De plus en plus de pêcheurs sont sensibilisés à cette question, mais le matériel utilisé n'est pas adapté à la capture ciblée.
- Que faut-il faire quand on se retrouve à proximité d'un requin au comportement anormal en bord de mer ?
Nicolas Ziani : Il vaut mieux ne pas rester près de l'animal. Il faut sortir tranquillement de l'eau, sans panique. Le requin d'Alicante n'aurait pas mordu, on voit clairement que les fonctions motrices étaient déconnectées, il n'aurait pas eu l'usage de sa machoire. On peut aussi prévenir le Groupement Phocéen d'Etude des Requins, cela nous sera très utile pour nos travaux.
Nicolas Ziani : Je veux aussi rappeler qu'un aileron ne veut pas dire qu'il s'agit d'un requin. Ce peut-être un marlin, un lancier de Méditerranée comme il y a quelques jours seulement à Antibes. Ce peut aussi être un espadon, un poisson-lune, ou un dauphin si on ne s'y connait pas. Dans tous les cas, mieux vaut s'éloigner !