INTERVIEW. Avec son association "Speak !", l'étudiante dijonnaise Emma Etienne entend briser "le tabou des violences sur mineurs"

A 20 ans, la Dijonnaise Emma Etienne est la fondatrice et présidente de l'association "Speak !", créée en 2020. Son objectif : "libérer la parole des mineurs victimes ou témoins de violences physiques et/ou sexuelles". Un engagement pour les autres qui fait également office de reconstruction personnelle, Emma Etienne ayant elle-même été victime de viols intra-familial pendant 11 ans. Interview.

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Jeudi 2 mars, la ville de Dijon accueillait une réunion publique de la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise). L'occasion pour Emma Etienne, 20 ans et étudiante en lettres modernes dans la Cité des Ducs, de faire connaître son association, "Speak !". La structure, fondée par la jeune femme en 2020, entend défendre les mineurs contre toutes les formes de violences qu'ils pourraient subir. Une lutte aux services des autres, qui trouve ses racines dans l'expérience personnelle d'Emma Etienne, elle-même victime de viols durant 11 ans. 

France 3 Bourgogne : Emma, quel a été l'élément déclencheur, en 2020, qui vous a amené à créer "Speak !" ?

Emma Etienne :  Nous étions en plein confinement. Je me suis rendu compte que durant cette période, on avait parlé de tous les sujets possibles, mais beaucoup moins de ceux impliquant les jeunes, notamment les victimes de violence. Les rares fois où j'ai entendu des choses à ce sujet, on ne proposait jamais de solution. Je me suis donc dit "je viens d'avoir 18 ans, c'est le moment de démarrer une nouvelle vie, avec de nouveaux projets". Voilà pourquoi j'ai créé "Speak !".

Et cela a très vite pris...

Plus que je ne l'aurais pensé. Encore aujourd'hui, je suis étonnée de l'ampleur. On a été très vite sollicité. Et plus les mois passaient, plus on recevait des messages. Je me dis qu'on a su répondre à un besoin, que l'on a une certaine utilité.

Ceux qui ont le courage de parler représentent une minorité. Le travail à faire, c'est trouver des moyens moins institutionnels pour que toutes les victimes réussissent à se confier.

Emma Etienne

Etudiante dijonnaise, fondatrice et présidente de l'association "Speak !"

D'autant plus que les paroles commencent à se libérer concernant les violences faites aux enfants, notamment sur l'inceste.

Je serais plus nuancée. C'est vrai que la parole se libère sur certains sujets, notamment l'inceste. Mais ceux qui ont le courage de parler représentent une minorité. Le travail à faire, c'est trouver des moyens moins institutionnels pour que toutes les victimes réussissent à se confier. Et puis même si plus de personnes parlent, il n'y a aujourd'hui pas forcément le même degré d'action derrière. Ce qui fait qu'une victime qui témoigne peut se sentir incomprise et pas protégée par la société.

C'est-à-dire ?

Il faut comprendre qu'on est aujourd'hui dans une société très institutionnalisée, qui ne laisse que peu de place à l'individu. On a beau faire des beaux discours, il est encore difficile de critiquer la sacro-sainte notion de "famille". Le tabou s'effrite, mais il est encore là. La preuve, quand nous, victimes, prenons la parole et parlons de nos traumatismes, il y a toujours cette espèce de chape de plomb qui pèse sur nous. Pour les gens, nous ne devenons plus que des victimes d'inceste. Le jugement est encore bien présent.

D'où l'intérêt d'une structure comme la vôtre.

Oui. Nous essayons de nous adapter aux jeunes en face de nous. Nous croyons au concept de "pair-aidance". Les jeunes parlent aux jeunes. Des personnes comme moi, victime d'inceste également, sommes à même de comprendre les situations de ceux qui ont vécu la même chose.

Aujourd'hui, quelles sont vos actions ?

Nous nous voyons comme une structure de relais. Nous ne sommes pas psychologues, pas professeurs, pas la justice. On expose les solutions, les organismes auxquels les jeunes victimes peuvent demander de l'aide. Mais sans jamais les obliger. On peut penser qu'à la suite d'abus, la suite logique est de porter plainte. Mais c'est faux, cela dépend de la personne et de son parcours de vie. Sans oublier qu'aujourd'hui, porter plainte, c'est une procédure très lourde et qui n'aboutit pas tout le temps.

N'est-ce pas trop dur, à 20 ans, de recevoir continuellement ces récits de souffrance ?

Ce n'est pas facile tous les jours. Aujourd'hui, "Speak !" suit une vingtaine d'enfants, de 4 à 24 ans. Je passe plusieurs dizaines d'heures, chaque semaine, pour l'association. Il faut être bien entourée et j'ai avec moi une équipe d'une vingtaine de bénévoles, formés à l'écoute des victimes. C'est sûr qu'il faut se réserver des petits moments d'évasion. Pour moi par exemple, c'est la littérature. Mais j'ai besoin de m'investir et je trouve qu'on n'en fait pas assez. J'aimerais que tous les enfants puissent vivre dans un cocon de sécurité et grandir paisiblement.

Ce besoin d'aider, comme vous le dites, ne sert-il pas aussi à vous aider vous-même ?

Cela participe à ma reconstruction. Si je n'avais pas "Speak !", c'est sûr que je ne me sentirais pas bien du tout dans ma vie. Les viols que j'ai subis ne s'effacent pas comme ça. C'est encore très récent. Il faut apprendre à vivre avec, mais c'est compliqué. Je fais actuellement des cauchemars toutes les nuits et pas mal de crises d'angoisse. L'association est aussi une sorte de thérapie personnelle.

Comment voyez-vous la suite ?

La Ciivise va bientôt rendre son rapport sur l'inceste. Notre défi, c'est qu'après ce rendu, on continue à parler de ce sujet. Pour l'instant, avec "Speak !", on propose des sorties aux jeunes que l'on suit, pour créer des liens de confiance entre eux et nous, dans le but de les aider à parler. La prochaine étape est de proposer des solutions d'hébergement, ce qui serait un énorme pas en avant. Nous cherchons aussi des locaux, ici à Dijon, mais aussi à Paris, où nous avons ouvert une antenne en septembre dernier.

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