Tout au long du week-end de violences urbaines à Dijon (Côte-d'Or), dans le quartier des Grésilles, les réseaux sociaux ont joué un rôle clé. Que ce soit pour mobiliser, pour communiquer ou pour défier l'adversaire, messages et vidéos ont circulé en grand nombre dès le vendredi 12 juin.
Comment est-on passé de l'agression d'un jeune homme d'origine tchétchène à quatre jours de tensions à Dijon et Chenôve (Côte-d'Or) ? Sans les réseaux sociaux, ce qui n'était au départ qu'un fait divers n'aurait peut-être pas pris ce tour inédit.
La mobilisation
L'enchaînement des événements débute sur WhatsApp. Sur ce réseau social, des groupes rassemblent plusieurs centaines de membres de la communauté tchétchène, dont la diaspora représente environ 150000 personnes en Europe (dont près de la moitié en France). A l'annonce de l'agression, des appels circulent pour inviter à un rassemblement à Dijon.
Dès le vendredi 12 juin au soir, les premiers Tchétchènes arrivent en Bourgogne. Le lendemain, les images de la soirée sont relayées : sur les comptes Snapchat de certains participants tout d'abord, avant que des comptes Twitter influents dans la communauté tchétchène ne leur donnent de l'ampleur.
"Les réseaux sociaux sont un puissant amplificateur de tout ce qui est mobilisation, décrypte Arnaud Mercier, professeur de Sciences de l'information et de la communication à l'Université Paris 2. C'est un outil très précieux pour s'adresser extrêmement rapidement à un nombre considérable de gens en jouant de ce qu'on appelle la viralité."
Rapidement, les vidéos dépassent la centaine de milliers de vues. Les commentaires de membres de la communauté tchétchène se réjouissent de l'ampleur de la mobilisation.
Escalade
Les violences du vendredi soir et l'attaque d'un bar à narguilé boulevard de la Trémouille semblent avoir suffi aux Tchétchènes, dans le règlement de compte qui les oppose à ceux qu'ils accusent d'être des "dealers" dijonnais. Le samedi, nombre d'entre eux ont déjà quitté la ville.
Mais dans la journée, l'affrontement rebondit sur les réseaux sociaux. "Il y a eu un rôle très fort de messages sur Snapchat d'habitants du quartier des Grésilles, constate Vincent Glad, journaliste spécialiste des réseaux sociaux qui s'est penché sur l'engrenage. Certains annonçaient plus de 300 personnes pour le soir-même en disant 'on vous attend'. C'est cela qui a provoqué le retour des Tchétchènes."
4/ Il semblerait que les Tchétchènes soient vite repartis. Mais le samedi, le camp d'en face va répliquer sur Snapchat.
— Vincent Glad (@vincentglad) June 17, 2020
Ces snaps des Dijonnais vont faire le tour de la communauté tchétchène et provoquer leur retour le dimanche. pic.twitter.com/q58uBmMD20
"Il y avait chez certains jeunes l'idée qu'il fallait laver leur honneur, abonde Arnaud Mercier. Ils ont vécu cette première expédition punitive sur leur territoire comme un affront et ils ont sans doute eu à coeur de montrer à d'autres cités, à d'autres quartiers qu'ils étaient capables de réagir et de ne pas se laisser marcher dessus."
Guerre de communication
Dès lors, sans que les affrontements ne soient directs entre les adversaires, la confrontation dégénère en guerre de communication sur les réseaux sociaux. Le dimanche un cortège de véhicules tchétchènes envahit Dijon et le quartier des Grésilles. Les images de l'impressionnante procession affluent sur Internet.
"Il y avait à la fois de vraies images de propagande, mais aussi beaucoup d'images filmées depuis leur fenêtre par des habitants, constate Vincent Glad. Sur Snapchat, on peut géolocaliser les images en direct. Au moment des événements de dimanche, la carte était remplie dans le quartier des Grésilles. On pouvait tout à fait suivre en temps réel ce qui se passait."
La polémique prend de l'ampleur, les événements commencent à faire parler d'eux sur les médias nationaux. Pas question pour les Dijonnais d'en rester là. "Leur orgueil était touché, précise le journaliste. Ils ont vécu l'épisode comme une humiliation sur les réseaux."
Conséquence, lundi, certains jeunes des Grésilles contre-attaquent : ils sortent, occupent à leur tour le terrain, posent avec des armes, filment et diffusent le tout en direct. "Les images étaient aussi puissantes car c'était le but, pointe Vincent Glad. Il fallait impressionner, que les images soient fortes."
8/ Le clou de la journée sera cette fameuse vidéo où les jeunes s'adressent directement à la caméra d'un smartphone. Les armes ne sont là que pour impressionner à distance les Tchétchènes.pic.twitter.com/horT1ONI9y
— Vincent Glad (@vincentglad) June 17, 2020
"On peut rapprocher ça d'un usage où les gens sont contents de se vanter de ce qu'ils font, y compris d'actes plus ou moins délictueux, analyse Arnaud Mercier. A partir du moment où ils en tirent une forme de satisfaction, de fierté, ils veulent le faire savoir. Aux membres de leur communauté ou à l'extérieur. On a bien vu qu'un certain nombre des habitants de Dijon mettaient en avant leurs muscles, leurs armes, pour intimider l'adversaire en quelque sorte."
Une source d'informations
Pour beaucoup, impliqués directement ou non dans les événements, les réseaux sociaux ont également rempli un rôle d'information. Tout au long du week-end, les images des médias traditionnels sont rares. L'agression d'une équipe de France 3 Bourgogne complique encore la tâche des journalistes. Les vidéos qui circulent, filmées par des protagonistes ou des témoins, sont reprises en boucle.
Sur internet, les recherches concernant Dijon explosent, en particulier le dimanche 15 juin. Et les réseaux sociaux sont alors l'une des principales sources.
"J'ai été informé par les stories de mes amis sur WhatsApp et Snapchat, raconte un jeune Dijonnais. Après je suis allé vérifier sur Twitter. Il suffit que quelqu'un filme, il balance sur les réseaux sociaux et les autres vont relayer. Et en à peine trois minutes, le monde entier est informé." "Il y avait tout en vrai sur Twitter, confirme une autre Dijonnaise. Les gens expliquaient un peu ce qui se passait. Donc même si on était pas informé, on pouvait directement savoir."
Récupération politique et judiciaire
Dernier maillon de la chaîne, la récupération des événements et des images, notamment par la "fachosphère". Très vite, des comptes Twitter d'extrême-droite relayent les vidéos dijonnaises à leurs abonnés. "Cela a été un régal pour eux, détaille Vincent Glad. Ils font une sorte de veille sur les comptes dans les banlieues pour en ressortir les images qui les arrangent. Là ils ont donné de l'audience aux images, tout en se gargarisant du fait que les médias n'en parlaient pas."
Sur les réseaux sociaux, le débat devient politique, alimenté par les prises de parole des élus, le déplacement du secrétaire d'Etat Laurent Nunez à Dijon mardi 16 juin, ainsi que celui de Marine Le Pen.
"Aujourd'hui les principaux acteurs ont tout intérêt à calmer le jeu, veut croire Vincent Glad. Les Tchétchènes ont été d'une grande naïveté quelque part, ils ne veulent pas d'embrouilles avec la police mais ils n'ont pas pensé que ce qu'ils faisaient étaient illégal à ce point, aujourd'hui dans le débat politique on parle d'expulsions. Quelque part la communication leur a échappé."
Pour tous les participants, les suites pourraient également être judiciaires. Avec de nombreuses preuves laissées derrière aux sur les réseaux sociaux. Pour Arnaud Mercier, "ce n'est pas la première fois qu'on constate que des gens n'ont peut-être pas parfaitement conscience des risques qu'ils prennent à diffuser ainsi certaines images sur leurs réseaux. Soit parce qu'ils pensent que ça ne tourne qu'entre eux, ou que ce sont des images effaçables, qui ne vont pas laisser de traces. Ou ils acceptent le risque pour des intérêts supérieurs."
Avec un paradoxe : le lundi alors que certaines jeunes des Grésilles s'en prenaient aux caméras de vidéosurveillance, ils le faisaient en direct sur Internet.