Ils sont 45 policiers à mettre fin à leurs jours chaque année en France. Christophe Girard aurait pu être l'un de ces hommes. En 2016, il a fait une tentative de suicide à cause d'un stress post-traumatique. Ce Dijonnais raconte son expérience dans un livre. Il a aussi répondu à nos questions.
Sa vie aurait pu se terminer là, un dimanche de mai 2016, sur le siège de sa voiture. Mais il a suffi d’un regard, celui de sa chienne, et tout a changé. Christophe Girard, a voulu en finir, rongé par la souffrance, épuisé, après 23 ans à la brigade anticriminalité, à la Police Judiciaire et aux STUPS. Mais ce policier dijonnais a réussi à s’en sortir.
Souffrant de stress post-traumatique après plus de deux décennies d’interventions, de traques, de filatures, il a appris à vivre avec la peur. Ce père de deux enfants, qui a toujours voulu être policier, alerte aujourd’hui sur l’importance du suivi psychologique pour les forces de l’ordre. Alors que chaque année, 45 policiers se suicident en France, il confie son expérience dans un livre "J’ai failli en finir". Il nous a également accordé une interview.
Cheveux coupés court, légèrement grisonnants sur les tempes, lunettes teintées, l’homme de 49 ans raconte sa vie, son métier et ses angoisses avec calme, en faisant attention à bien choisir ses mots. Comme si en parler était aussi un moyen d’exorciser.
Christophe Girard, nous sommes le 22 mai 2016, pouvez-vous nous décrire la scène qui va se dérouler ?
Christophe Girard : Je suis dans ma voiture. Ma femme venait de m’annoncer qu’elle allait me quitter. J’ai d’abord roulé très vite pour fuir ça, les souffrances. J’ai failli avoir un accident donc j’ai ralenti. Et j’ai eu des flash-back. Le plus marquant, ça a été le canon de l’arme ainsi que le barillet et les cartouches du 357 Magnum qui m’a braqué en 1999. Je me suis arrêté près d’un arbre et j’ai revu tous les morts que j’ai pu croiser lors de ma carrière. Puis je me suis dit que, eux, ne devaient plus souffrir et que ça devait être la solution pour moi aussi.
J’ai décidé d’en finir et puis au moment où j’allais passer à l’acte, j’ai eu un léger mouvement de la tête vers l’arrière. J’ai aperçu dans le rétroviseur intérieur le regard de ma chienne. Voir son regard, ça a fait comme un déclic. En une fraction de seconde, je me dis ‘pourquoi tu fais ça ?’. La chienne est venue me rejoindre, elle m’a fait la fête. Je me suis dit que j’étais capable d’aimer ce chien, ma femme et mes enfants. Il fallait juste que je leur montre.
Que se passe-t-il dans votre tête à ce moment ?
Christophe Girard : J’en ai marre des souffrances. C’est beaucoup trop de souffrances et il faut que ça s’arrête. De temps en temps, j’avais des idées suicidaires, des envies d’accident de moto et petit à petit, les choses sont devenues plus précises. Quand ma femme m’a annoncé qu’elle partait, avoir ses flash-back, voir toute cette souffrance que j’ai côtoyée tout au long de ma carrière, ça a explosé, c’était trop. Il fallait que ça s’arrête.
Policier, c’était le rêve de toute une vie, depuis que vous étiez petit. Comment vous imaginiez ce métier ?
Christophe Girard : C’est à peu près ce que j’ai vécu. Je voulais être en civil pour surveiller les individus, les voir faire une infraction et les interpeller après. J’ai passé ma vie à vivre mon rêve de gosse. Il y a des séries qui m’ont marqué comme Starsky et Hutch ou CHIPS. Il y a l’esprit que j’ai découvert en jouant au handball, qui est aussi dans la police.
Votre rêve, c’est ensuite d’intégrer la brigade anticriminalité du 18ème arrondissement de Paris, la plus dure. Vous recherchiez quoi, des sensations fortes ?
Christophe Girard : Je voulais apprendre mon métier le plus vite possible. On dit que le 18, c’est l’arrondissement le plus formateur. C’est le cas. On voit un maximum de choses en un minimum de temps. C’étaient des interpellations, des filatures, des constatations d’infractions toutes les nuits. Le quotidien, c’était ce que je rêvais de faire. On voyait de tout, de la petite mamie qui se faisait voler son sac à main, jusqu’au type qui se prenait un coup de couteau en pleine tempe.
Parmi les épisodes les plus marquants de votre carrière, il y a celui du 9 avril 1999. Vous risquez de perdre la vie au moment d’une opération.
Christophe Girard : On nous appelle à la radio pour nous signaler un homme blessé par balles au square Léon. On arrive sur place en deux minutes. Quand on arrive, l’individu nous braque avec un 357 magnum. On braque à notre tour, on essaye de comprendre ce qu’il veut. Le dialogue est dur à mettre en place. On n’a pas de manœuvre de tir car l’individu est à côté de cinq ou six autres. On ne peut pas faire feu sans risquer d’en blesser un. On rengaine nos armes. S’installe un dialogue surréaliste. On comprend que si on s’approche de lui, il va braquer l’arme sur sa tempe pour mettre fin à ses jours et si on s’en va, c’est nous qu’il braque.
Des renforts sont arrivés très vite. Avec un collègue, on se cache sur l’arrière et à un moment où l’individu braque son arme sur lui, on en profite pour se jeter sur lui pour le désarmer. On va au sol rapidement. Les individus qui l’accompagnent se jettent sur nous. Un coup de feu part. Je me suis arrêté de me battre. Je n’avais rien. Mon collègue non plus. On continue alors de se battre et on arrive à menotter l’individu, à le monter dans notre voiture et aller au commissariat. Arrivé au commissariat, l’individu tombe. On pense à un malaise. On fait les premiers gestes et on se rend compte qu’il n’a pas de pouls. On appelle les pompiers qui arrivent et on se rend compte qu’il a un orifice au niveau du cœur. Une blessure par balle visiblement. L’officier de police judiciaire veut nous mettre en garde à vue car il ne comprend pas ce qu’on venait de lui raconter.
Quand on vit une intervention, qu’on ne va pas bien, qu’on voit les collègues qui ne disent rien, on se dit que, eux, vont bien. Forcément, on se dit qu’on va aller bien aussi et que tout est normal.
Christophe Girard
Un commandant vient et explique qu’il nous connaît. On ne va pas en garde à vue, on souffle à l’éthylomètre, on prend nos armes pour les comparaisons balistiques, on est auditionné maintes et maintes fois. Pendant ce temps, il y a l’autopsie. Les médecins légistes arrivent à déterminer que l’individu a fait feu par-devant et que la balle vient bien de son arme. Cela corrobore nos dires. Ça nous soulage et on peut enfin rentrer chez nous. L’appel a eu lieu à minuit, on peut rentrer à 18h00. On apprend à ce moment-là que comme on était au-dessus de l’individu, la balle qui est venue mourir est passée entre mon collègue et moi. On apprend qu’on a très chaud.
Au fil des opérations, est-ce qu'on devient hermétique à la mort et à la souffrance ?
Christophe Girard : C’est ce qu’on veut se faire croire à nous-mêmes. On se dit qu’on est toujours debout mais je le crois seulement. A posteriori, à chaque intervention amenait son lot de symptômes dans ma vie privée. Le gilet pare-balles protège de la balle mais ne protège pas psychologiquement. Le fait de ne pas parler, c’est la porte ouverte au stress post-traumatique qui mène ensuite la dépression.
En 2004, vous êtes contraint de revenir à Dijon pour des raisons familiales. C’est la descente aux enfers à partir de ce moment-là.
Christophe Girard : La différence est importante en termes d’activité. Le soutien des collègues n’est pas le même. Quand le travail est terminé, chacun rentre chez soi. Mon hypervigilance, mon irritabilité est en décalage. Par rapport à la vie parisienne, ça peut être normal d’être vigilant dans le métro.
Est-ce que tout ce que vous avez vécu a joué sur votre vie personnelle ?
Christophe Girard : J’évitais tous les rassemblements de personnes, les concerts, les spectacles ou même des fêtes. Je trouvais des excuses pour ne pas y aller. Si on prend l’exemple d’un concert, il était impossible de checker, d’observer tout le monde donc ça me mettait dans un état de stress important. Je ne voulais pas subir ces situations. J’étais toujours en train de me demander ce que chaque individu pouvait faire.
Je n’ai pas l’impression que le monde est dangereux autour de moi, je sais qu’il est dangereux. Je sais que ça peut déraper n’importe quand. Du coup, je suis hypervigilant car je sais.
Quand on intervient, le policier intervient mais aussi l’être humain. On n’est pas prêt à faire face à la mort, et notamment à notre propre mort. Il y a aussi une négation totale de nos émotions dans ce métier.
Christophe Girard
Il y a aussi des répercussions dans votre vie familiale ?
Christophe Girard : J’ai des gros problèmes de sommeil, je passe des nuits sans dormir. Ça provoque une irritabilité très importante. Vous prenez quelqu’un qui ne veut pas sortir, qui veut voir de moins en moins de monde et qui passe son temps à râler à la maison… Au bout d’un moment, ce n’est pas vivable.
J’en ai eu marre le premier. Je voyais bien que je faisais souffrir tout le monde autour de moi. Je cherchais depuis cinq ans pourquoi j’étais dans cet état-là. Ce n’était pas à mes proches de subir ça. C’est là où j’ai annoncé à ma femme que j’allais partir. La seule possibilité à mes yeux, c’était de les épargner en partant de la maison. Et c’est en voyant le mal supplémentaire que je fais à ma femme en lui annonçant ça que je me rends compte que, même là, je fais souffrir les gens. Je me suis dit que ça allait être pareil, même pire pour mes enfants. Ça m’a mis dans un état de souffrance insupportable.
Puis c’est votre femme qui décide de partir.
Christophe Girard : On a beaucoup discuté avec ma femme et j’ai décidé de rester. La dépression allait et venait. Puis elle est revenue encore plus fort, je dormais encore moins, j’étais encore plus irritable, encore plus invivable. Ma femme m’a dit que j’avais raison, qu’on devait vivre séparément. Ses valises et celles des enfants étaient prêtes. Ça a été une tempête intérieure. J’ai voulu fuir tout ça.
Quel diagnostic avez-vous mis sur ce dont vous souffriez ?
Christophe Girard : J’ai pu m’orienter vers un stress post-traumatique. Je me suis rendu compte que je cochais toutes les cases. Je suis allé vers une psychologue en lui demandant des séances. J’ai fait trois séances d’hypnose notamment. La pression est retombée de plusieurs étages.
Je m’en suis sorti en comprenant ce qui m’arrivait, en me rendant compte que j’étais loin d’être seul. Rompre l’isolement, ça dédramatise aussi. On ne guérit pas, on apprend à vivre avec. J’arrive à dompter cette hypervigilance. J’ai beaucoup appris dans certaines formations, notamment la fonction utile des émotions, comme la peur. Maintenant quand je ressens un stress, je me pose, je me dis ‘j’ai peur, quel est le danger face à moi ?’ Si c’est un pot d’échappement, ce n’est rien donc je passe à autre chose.
Que faut-il changer pour améliorer les choses ?
Christophe Girard : Il faudrait expliquer aux policiers le processus qui se passe dans une intervention à haut risque. Pourquoi il y a cette peur et comment faire avec plutôt que la mettre de côté. Il faudrait faire des débriefings précis en donnant la parole à tout le monde. Il faut aussi témoigner, écouter nos pairs. Pour se libérer, il faut voir d’autres personnes en parler. Il me paraît important aujourd’hui de dire que 120 psychologues pour 150 000 policiers, ce n’est pas assez. Les policiers vivent des choses impactantes, ils doivent être suivis. Les 120 psychologues ne peuvent pas le faire. Et les frais de consultation devraient être pris en charge par le ministère.
Aujourd’hui, êtes-vous guéri ?
Christophe Girard : Je ne suis pas guéri, on n’en guérit pas, on apprend à vivre avec. C’est une cicatrice. La pression est vraiment redescendue, tout est parfaitement gérable maintenant. J’ai des flash-back quand j’en parle, mais ça ne vient plus à moi de manière aléatoire comme avant.