La crise sanitaire va t-elle radicalement changer nos comportements sociaux ? Pour beaucoup d'entre nous, les bises, bisous et poignées de main appartiennent désormais au passé. Mais selon les scientifiques, une fois la crise passée, le naturel pourrait revenir au galop.
A l'origine de la bise et de la poignée de mains
Difficile de remonter l'arbre généalogique de la bise. D'après Pascal Lardellier, de l'Université de Bourgogne, la bise est une pratique qui remonterait à l'Antiquité, voire même à l'ère préhistorique : "on dit que ce serait la mère qui nourrissait son enfant en prémachant la nourriture. Mais depuis toujours, dans quasiment toutes les sociétés, on s'est fait la bise pour des questions amicales, amoureuses, ou rituelles parfois pour marquer l'entrée dans une communauté".Du côté de la poignée de mains en revanche, les origines sont un peu plus précises. Selon le professeur dijonnais, c'est d'abord un geste de paix et de confiance : "on tendait la paume de la main pour montrer à l'autre que l'on n'y cachait pas d'arme blanche, et ensuite on la secouait pour montrer qu'il n'y en avait pas non plus dans la manche". Une théorie à laquelle ne croit pas trop Emmanuel Désveaux. Cet anthropologue pense que la poignée de mains remonte au 19ème siècle, avec les marchés paysans : "les gens se serraient la main pour montrer qu'ils avaient un accord, et que la négociation s'était passée entre deux personnes égales à même niveau"
La crise du COVID-19 : l'ère de la distanciation physique
Dès le 17 mars, les français ont été invités à limiter leurs contacts. Adieu poignées de mains, bisous, et grandes embrassades. Le climat anxiogène aidant, ces nouvelles habitudes sans contact physique avec les autres ont été très rapidement intégrées par les français.Pour Pascal Lardellier, la crise du COVID-19 a "introduit dans les relations ce que le SIDA a introduit dans l'amour et les relations amoureuses au début des années 1980 : on est sorti de l'âge de l'insouciance" avant de préciser sa pensée : "on a perdu cette insouciance, où l'on touchait autrui, on faisait la bise, où l'on était dans la promiscuité. Aujourd'hui, on a tous intégré la notion de distanciation physique. Si quelqu'un se tient trop près de nous, on lui demande de reculer."
Les rapports physiques et sociaux en danger ?
Pour les deux spécialistes, les prémices de la distanciation physique étaient en marche depuis plusieurs années. Pour Emmanuel Desvéaux, directeur d'études à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, il suffit de remonter aux années 1970 pour s'en rendre compte : "A l'époque, dans le milieu professionnel, les gens passaient leur temps à se téléphoner. Maintenant, tout se passe par mail. C'est pas du tout les mêmes relations. Il y a déjà une forme de distanciation qui se met en place".
La numérisation de la société nous éloigne déjà physiquement des autres, mais la "judiciarisation des rapports sociaux" également, selon Pascal Lardellier : "les Metoo, les BalanceTonPorc, ont oeuvré au fait que l'on ne peut plus toucher autrui inconsidérément".
Le spécialiste considère que le coronavirus s'inscrit dans une tendance sociétale de "mise à distance d'autrui et d'une société du sans contact". Selon lui, le coronavirus, la numérisation et la judiciarisation des rapports sociaux, risquent d'instiller "une méfiance et une suspicion envers autrui", ce qui pose la question de l'avenir même de la notion de "société", qui se fonde notamment sur les interactions quotidiennes.
Se fera t-on à nouveau la bise, et des poignées de main, une fois la crise sanitaire passée ?
Comme le rappelle l'anthropologue Emmanuel Desvéaux, beaucoup de civilisations n'ont pas besoin de bises et de poignées de main pour vivre en société : "les amérindiens par exemple sont des gens qui se tiennent toujours à distance". Par ailleurs, la bise amicale telle que nous la connaissons en France, n'est pas du tout une habitude dans la culture germanique, ni en Europe du Nord.
Ces usages, qui ne sont donc pas essentiels pour notre épanouissement, font malgré tout partie de la culture française. Peut-on imaginer ne plus se serrer la main, ne plus embrasser nos proches à l'avenir ? L'anthropologue, bien que prudent dans ses conclusions, n'y croit pas : "Je pense que tout cela va revenir. Je ne vois pas les gens se cogner le coude pendant les dix prochaines années" affirme-t-il en souriant.
Mais le scientifique reste prudent, tout comme son collègue dijonnais : "Il y a deux solutions, soit le virus s'étend, soit le virus s'éteint. Si le virus s'étend, on aura intégré ces nouvelles normes de mise à bonne distance d'autrui. Et si le virus s'éteint, le naturel reviendra tout doucement au galop."
Pour Pascal Lardellier, les français sont encore aujourd'hui dans une forme de paranoïa "on était depuis deux mois dans une espèce de grande peur sociale entretenue par les chaînes d'information en continu, et par des discours très anxiogènes tenus par nos institutions. Si ce discours s'éteint ou s'amenuise, je pense que les anciennes habitudes relationnelles reviendront tout doucement."
Les rapports sociaux après le confinement ressembleront-ils à ceux d'avant ? Ou nous dirigerons-nous vers une culture plus hygiéniste ? Une chose est sûre : cette crise sanitaire nous obligera à reconsidérer nos contacts avec les autres, à limiter les sacro-saintes embrassades du nouvel-an, et les bises aux collègues de travail dès le petit matin...bien souvent données à contre-coeur, et finalement risquées pour notre santé.
Pascal Lardellier est professeur à l'Université de Bourgogne, spécialiste à la question des rites. Il a publié en 2019 Sur les traces du rite. L'institution rituelle de la société, ISTE, Londres.
Emmanuel Désveaux est anthropologue et directeur d'études à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, à Paris. Il est spécialisé dans l'anthropologie des indiens d'Amérique du Nord