L'exposition, qui a déjà fait le tour de plusieurs pays, est destinée aux élèves. Mais le public peut aussi la découvrir jusqu'au 8 février, dans les anciennes cuisines de l'hôpital Saint-Jacques.
Ce lundi après-midi, une vingtaine de collégiens déambule en silence devant les panneaux explicatifs de l'exposition Anne Frank, une histoire d'aujourd'hui. On y voit, pêle-mêle, le sourire de la jeune fille, immortalisé par son père, photographe amateur ; ou le regard glacé d'un officier SS, vite tombé dans les poubelles de l'histoire. On y décèle aussi la tristesse du père, justement, le chagrin du vieil Otto Frank, le seul parmi les siens à n'avoir pas laissé sa vie derrière lui, dans les camps, et qui s'est éteint sans qu'on l'y pousse, à 91 ans.
L'exposition, issue de la Maison Anne Frank d'Amsterdam, a déjà été accueillie dans plusieurs pays. A Besançon, on pourra la découvrir jusqu'au 8 février dans l'enceinte majestueuse de l'ancien hôpital Saint-Jacques. Et qu'importe si c'est dans de vieilles cuisines un peu décrépites qu'on nous la présente : l'essentiel est ailleurs. Le but est de faire réfléchir les visiteurs, et de ce point de vue, c'est réussi. De jeunes élèves vont se succéder trois semaines durant (une cinquantaine de classes est prévue), avant que l'événement ne poursuive son itinérance ailleurs dans la région.
« L'exposition nourrit trois ambitions, précise Philippe Claus, président de la fédération du Doubs de la ligue de l'enseignement, partenaire de l'exposition : raconter la vie très brève d'Anne Frank, présenter l'histoire de l'Europe sous le joug nazi, et sensibiliser les élèves aux liens entre passé et actualité. »
Anne Frank, les élèves connaissent : le programme d'histoire mentionne son destin hors du commun, dès le collège. Son Journal, qui lui vaudra la postérité, est celui d'une jeune allemande juive immigrée à Amsterdam, où elle vécut cachée durant deux ans avant sa déportation en Allemagne nazie. Anne Frank mourra avec sa soeur à Bergen-Belsen, épuisée par le typhus, en février 1945. Tragédie de l'histoire : les soldats britanniques allaient libérer le camp deux mois plus tard.
Cette vie brisée a marqué Maron, 14 ans, du collège privé Sainte-Ursule de Besançon. Plus encore, c'est l'histoire du père qui l'a bouleversé, lui qui apprendra la mort de ses filles en déportation. Mais heureusement, veut croire Maron, « il n'y a plus d'extermination. Cela a été aboli. Impossible qu'on revive de telles choses de nos jours ».
En bon historien, Philippe Claus réplique rapidement : « Les camps de concentration ont fait leur retour au Cambodge, au Rwanda, en partie en Syrie actuelle. Rien n'est jamais définitivement terminé. C'est à vous de renouveler vos efforts, chaque jour, pour que le pire ne revienne pas. Souvenez-vous que les plus grands dictateurs de l'histoire sont arrivés au pouvoir par des voies tout à fait légales. »
De nouveau, silence dans la salle. C'est bien pour aboutir à des échanges comme celui-là que l'exposition a été pensée. De quoi donner du grain à moudre avant la "journée de la mémoire de l'Holocauste et de la prévention des crimes contre l'humanité", ce dimanche 27 janvier, 74 ans jour pour jour après la libération du camp d'Auscwhitz-Birkenau.
3 questions à... Benoît Drouot
Professeur agrégé d'histoire-géographie, vice-président d'ALARMER (Association de lutte contre l’antisémitisme et les racismes par la mobilisation de l’enseignement et de la recherche)
Pourquoi est-il essentiel que les élèves connaissent Anne Frank ?
L'oeuvre d'Anne Frank a une portée qui dépasse de loin l'événement historique auquel elle se rattache. A l’heure où les derniers témoins directs de l'extermination des Juifs disparaissent, le Journal rappelle l’importance capitale, pour la connaissance de l’Histoire, de la conservation et de la diffusion de documents de cette nature.
Le Journal présente aussi un intérêt pédagogique : déplacer le regard hors des frontières hexagonales, pour souligner la dimension européenne de la Shoah, encore trop ignorée du grand public et des élèves. L’entreprise exterminatrice des nazis ne fut rendue possible que du fait des complicités nombreuses dont elle profita à travers tout le continent, de la France à la Pologne, des Pays-Bas à la Roumanie.
Enfin, à rebours de ce que l'historien Henry Rousso qualifie de « mémoire négative », le récit d’Anne Frank permet d’évoquer aussi ces Européens qui s’opposèrent à la barbarie antisémite des nazis et de leurs complices. Si la famille d’Anne Frank put se cacher durant deux années à Amsterdam, elle le dut à l’aide et au soutien de Néerlandais qui n’hésitèrent pas à mettre leur propre vie en danger.
Y a-t-il un retour de l’antisémitisme dans le secondaire ?
Les témoignages se sont multipliés, ces dernières années, qui font état d’une montée préoccupante de l’antisémitisme dans certains établissements scolaires. La « déscolarisation des élèves juifs de l’enseignement public français » en est la conséquence, selon Jean-Pierre Obin, Inspecteur honoraire de l’Éducation nationale.
Plus généralement, ce phénomène s’inscrit dans un contexte de tension et de recrudescence des actes antisémites violents sur fond de permanence des préjugés judéophobes à un niveau élevé. Ainsi le rapport 2016 de la CNCDH, la Commission nationale consultative des droits de l’homme, établissait qu’entre 1988 et 2016 la part des personnes sondées qui estime que les juifs ont trop de pouvoir oscille toujours entre 20 et 30%.
La connaissance de la Shoah ne suffit pas. Des témoignages comme le Journal d'Anne Frank ne sont efficaces qu'à condition d'être mis au service d'un projet pédagogique plus vaste de déconstruction des préjugés.
Comment combattre l'antisémitisme ?
L’école est au cœur de la bataille contre l’antisémitisme. Mais la connaissance de la Shoah ne suffit pas. Des témoignages comme le Journal d’Anne Frank ne sont efficaces qu’à condition d’être mis au service d’un projet pédagogique plus vaste de déconstruction des préjugés et des mécanismes de leur perpétuation à travers le temps.
L’antisémitisme raciste, dont s’est nourri le nazisme, puise à des sources nombreuses et anciennes. Une de ses matrices est l’antijudaïsme chrétien médiéval, profondément enraciné au sein des populations du continent. Les préjugés et légendes judéophobes élaborés au Moyen Âge sont réactivés et reformulés au XIXe siècle et au début du XXe siècle, dans un contexte de montée des nationalismes xénophobes, de dénonciation des effets pervers du capitalisme et d’élaboration de théories racistes. À une échelle de temps plus brève, le contexte de l’entre-deux-guerres, tissé de montée du fascisme, de volonté de revanche des vaincus de la Première Guerre mondiale et de crise économique violente des années 1930, alimente la xénophobie dont les juifs sont une cible privilégiée.
Aussi précieux soit-il, le témoignage qu’Anne Frank a légué ne peut se suffire à lui-même. Il ne peut être qu’un point d’ancrage à une réflexion plus large qui interroge les racines et les ressorts profonds et lointains de l’antisémitisme en particulier, des racismes en général.