Depuis son arrivée à l’Hôtel de Ville, la maire Anne Vignot (EELV) s’attelle à créer à Besançon (Doubs) une Halte « Soins Addiction », autrement dit une salle de shoot pour accueillir les toxicomanes de la capitale comtoise.
Les premières réunions sur le sujet sont restées confidentielles. Une discrétion assumée, jusqu’aux vœux de la maire et présidente du Grand Besançon Métropole, l’écologiste Anne Vignot.
Ce 8 janvier 2024 au soir, devant son auditoire réuni dans les travées du Palais des Sports Ghani Yalouz, l’élue Europe Ecologie-Les Verts formule quelques rêves : davantage de trains, un réseau de fibre optique efficient, une annexe au commissariat et… une structure de lutte contre les addictions.
Une structure de lutte contre les addictions ?
La formule n’a pas fait réagir grand monde. En tout cas sur l’instant. Car ce dont rêve la première magistrate, c’est ce qu’on appelle désormais une Halte « soins addictions » (HSA). Les HSA ont succédé aux salles de consommation à moindre risque (SCMR) dans la loi de financement de la Sécurité sociale de décembre 2021, qui prolonge ce dispositif expérimental jusqu’en 2025. Dans le langage commun, on parle de salles de shoot.
Plus de 130 salles de shoot dans le monde, 2 en France
Depuis 1986 et l’ouverture d’une première salle à Berne, en Suisse, une douzaine de pays a ouvert des espaces de consommation encadrée, de l’Allemagne au Canada en passant par l’Australie et les Pays-Bas. En France, deux structures existent, à Paris et Strasbourg, depuis 2016.
Comme l’explique dans une note l’association Addictions France, « une « halte soins addictions » permet aux consommateurs de substances telles que le crack, les opioïdes (héroïne…) ou les opiacés, d’avoir accès à un espace sécurisé de consommation avec du matériel stérile. »
La toxicomanie est une maladie. Les personnes consomment parce qu'elles ne peuvent pas faire autrement.
Eve PalumboCheffe du service Prévention et Promotion à la Santé - Ville de Besançon
Le cahier des charges des HSA précise que ces espaces de réduction des risques impliquent une supervision de la prise de substances psychoactives ainsi que des « soins médicaux et infirmiers ». Le dispositif « répond à la politique de réduction des risques et des dommages pour les usagers de drogues ».
C’est dans ce cadre que la municipalité bisontine espère obtenir sa HSA. Les services de la Ville poussent pour faire avancer le dossier. Depuis plusieurs mois, se réunissent tous les acteurs concernés : les trois associations spécialisées dans l’addiction à Besançon, qui pourraient porter le projet, mais aussi les services de l’État : préfecture du Doubs, Agence régionale de santé (ARS), ou encore le Procureur de la République. Des représentants du CHU Jean Minjoz sont également associés à la réflexion.
L’idée première, c’est de sécuriser des consommations qui vont de toute façon avoir lieu.
Samia HoggasDirectrice adjointe de Solea, centre de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie
Dans ses locaux dont l’entrée est dissimulée par une haie, place Payot, en face du Parc Micaud, le Centre de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) Soléa, la directrice adjointe, Samia Hoggas, est une fervente partisane du projet : « Honnêtement, si c’était que de notre fait avec l’équipe de Soléa, ce serait ouvert demain ».
Soléa, porté par l’association ADDSEA, a reçu l'an passé près de 800 personnes souffrant d'addictions de toutes sortes. La structure emploie plusieurs médecins, qui peuvent prescrire des produits de substitution, comme par exemple la méthadone.
À quelques centaines de mètres de la discrète Soléa, l'Association Aides a pignon sur rue, Avenue Fontaine Argent. L'association de lutte contre le sida et les hépatites héberge ici un CAARUD, un Centre d’Accueil et d’Accompagnement à la Réduction des risques pour les usagers des drogues. Les toxicomanes (plus de 160 sont passés ici l'année dernière) peuvent notamment y trouver du matériel propre et stérile. Le responsable régional, Jérémy Léonard, nous présente les stocks de cuillères, les seringues, les conteneurs pour les seringues usagées... "tout le matériel pour que les personnes puissent faire une injection à moindre risque".
Lui aussi verrait la création d'une HSA à Besançon d'un bon oeil: "Ce sont des lieux qu'il faut développer. On a deux exemples, à Paris et Strasbourg, des lieux qui ont fait leurs preuves. En termes de tranquillité publique, cela permet aux habitants de trouver moins de seringues par terre. Les riverains se rendent compte que ça n'a pas changé la vie du quartier, au contraire ça l'a plutôt apaisé."
Si la municipalité bisontine peut encourager un projet de HSA, le dossier doit être porté par un CSAPA ou un CAARUD. Soléa semble être le candidat idéal aujourd'hui.
Le reportage de Jérémy Chevreuil, Florence Petit, Rémy Bolard et Emmanuel Dubuis
Nous considérons que ce dispositif est incontestablement utile et efficace.
Stéphane ViryDéputé Les Républicains des Vosges, rapporteur d'une mission sur le sujet - 14 septembre 2021
Au-delà des professionnels de l'addiction, deux rapports plaident en faveur des structures de type HSA.
Le premier est scientifique et date de mai 2021. L'Institut national de la santé et de la recherche médicale, l'Inserm, constate "des effets positifs en termes de santé individuelle, de santé publique et de tranquillité publique et suggère que cette intervention présente un rapport coût-efficacité acceptable pour la société". Le bilan est positif aussi en termes de finances publiques, le rapport évaluant les coûts médicaux évités à 11 millions d'euros sur 10 ans pour les deux salles.
Quelques mois plus tard, les députés s'emparent à leur tour de la question. Une mission parlementaire est menée, avec deux co-rapporteurs, la députée La République en marche du Loiret Caroline Janvier, et le député Les Républicains des Vosges Stéphane Viry. Dans leur conclusion, les élus "considèrent que le dispositif doit être maintenu, et qu’il est pertinent".
Boucle, Planoise, Battant... l'enjeu de l'implantation
Reste un écueil, de taille. Comment convaincre les riverains de la future salle, souvent peu enclins à accueillir ce type de structure ? À Marseille, l'opposition du voisinage vient de faire avorter un projet annoncé pour début 2024. Dans beaucoup d'autres grandes villes, les services de l'État bloquent les projets.
"Il faut qu’on soit pédagogue en tant qu’expert de l’addictologie", reconnaît Samia Hoggas, de Soléa. "Bien sûr qu' "injection", "drogue", ce sont des mots qui font peur, abonde Jérémy Léonard d'Aides. Mais on peut compter sur les expériences de Paris et Strasbourg, qui nous apprennent que cela se passe bien dans les quartiers où c'est implanté".
D'après un bon connaisseur du dossier, on peut estimer entre 300 et 400 le nombre de toxicomanes qui pourraient recourir aux services d'une HSA à Besançon. En ce qui concerne le lieu d'implantation, plusieurs options sont sur la table, y compris d'ailleurs une structure itinérante.
« L’idéal, c'est un lieu central. On a imaginé avec l’équipe Soléa qu’on pouvait l’installer au niveau de Saint-Jacques, dans les locaux de la Mère et l’Enfant, indique Samia Hoggas. Ça nous semble adapté avec une sortie sur la rue et surtout pas de voisinage."
"Il faut que ce soit un lieu que les usagers connaissent déjà, nuance Jérémy Léonard. L'idée n'est pas d'implanter un lieu de consommation dans un quartier où il n'y a pas de consommation. À Planoise, on voit déjà des scènes de consommation à ciel ouvert".
Indispensable aval de l'État
"Le lieu sera déterminé en fonction du diagnostic, évacue Eve Palumbo, cheffe du service "Prévention et Promotion à la Santé" à la Ville de Besançon. Ce qui est certain, c'est que ce lieu doit correspondre aux besoins, donc un endroit où l'on retrouve un maximum de consommateurs".
La mairie, qui pourrait fournir les locaux, devra de toute façon compter sur le soutien des services de l'État. Les dépenses de fonctionnement de ces structures sont en effet prises en charge par l'assurance maladie,
Ni la préfecture du Doubs, ni le procureur de la République de Besançon, qui ont leur mot à dire, n'ont accepté de répondre à nos questions.
L'Agence régionale de santé, se dit-elle, "attentive" à l'évolution du projet, avant le dépôt officiel d'un dossier.
"J'espère bien qu'ils vont dire oui, réagit Anne Vignot sur le plateau de France 3 Franche-Comté, ce 31 janvier. Je l'ai proposé dans le cadre de la FAR." La FAR, c'est cette Force d'action républicaine, expérimentée dans trois villes de France dont Besançon, pour ramener le calme dans les quartiers suite aux émeutes urbaines qui ont suivi la mort du jeune Nahel en juin 2023. On ne peut pas seulement déployer la police contre les criminels. Il faut aussi s'intéresser aux victimes et aux consommateurs."