Dégradations en Martinique: Victor Hugo, né à Besançon (Doubs), était-il raciste ? Les professeurs d'histoire réagissent

À Fort-de-France, des activistes ont dégradé plusieurs monuments, au prétexte qu'ils véhiculeraient une idéologie raciste ou colonialiste. Un panneau de rue "Victor Hugo" a ainsi été décroché puis incendié, dimanche 26 juillet 2020.

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Et une figure de plus, une, à subir les foudres des activistes anti-racistes ! 

Après Louis Faidherbe (défenseur de la France face à la Prusse, mais aussi colonisateur du Sénégal), Christophe Colomb (explorateur, mais aussi précurseur selon certains du génocide amérindien) et tant d'autres, voici que Victor Hugo, que l'on croyait exempt de tout reproche, fait les frais d'un déboulonnage en règle.

Au programme, ce dimanche 26 juillet 2020 à Fort-de-France en Martinique : le décrochage, puis la mise à feu d'un panneau de rue portant mention du nom du plus célèbre écrivain français, né à Besançon, "vieille ville espagnole", le 26 février 1802. Un autodafé symbolique.

Pour les militants à l'origine de ces dégradations, aussitôt dénoncées par le préfet de la Martinique, "protester ne suffit plus" : il faut agir, comme semble le souhaiter cette internaute.
 


Vidéo à l'appui, cet autre usager des réseaux sociaux évoque un "acte de bravoure et de patriotisme" :
 
Par ailleurs, une pétition a été lancée à l'initiative d'une lycéenne martiniquaise, comme le révèlent nos confrères de Martinique la première dans ce reportage. Son objectif : faire (re)connaître les "penchants racistes" des grands écrivains français du XIXe siècle.

 


À ces protestations de colère, il n'y a rien d'étonnant, rétorque Benoît Drouot, professeur agrégé d'histoire-géographie en lycée. En tout cas, rien d'inédit. Le mouvement actuel visant à reconsidérer notre histoire, consécutif à la mort de George Floyd, citoyen noir américain tué par un policier blanc, serait un "processus de grande ampleur" dont les premiers signes seraient apparus dans les années 1970 à propos du régime de Vichy : "Alors que la mémoire de la Shoah était en cours d’apaisement à partir des années 1990, celles de l’esclavage et de la colonisation ont pris le relais."

Quant aux dégradations, c'est là aussi du déjà vu. Benoît Drouot identifie deux exemples  : la Révolution française et les débuts de la Troisième République.

"Déjà, des monuments furent abattus, détaille-t-il. La Commune de Paris (1871) fut le théâtre de la destruction de la colonne Vendôme, à laquelle le peintre franc-comtois Gustave Courbet fut étroitement mêlé. Erigée en 1810 à la gloire des armées napoléoniennes sous la supervision du Bourguignon Vivant Denon, alors directeur du musée du Louvre, Courbet, lui-même communard, y voyait un symbole de l’impérialisme et de la tyrannie."
 

"Cultivez, colonisez, multipliez !"


C'est dans ce même élan anti-impérialiste qu'une certaine frange de l'anti-racisme tire à boulets rouges sur le père des Contemplations. Ce qui lui est reproché ? Entre autres, son discours sur l'Afrique, prononcé le 18 mai 1879.

Victor Hugo, alors au crépuscule de sa vie (il décédera six ans plus tard, mais sa santé décline rapidement), commémore la fin de l'esclavage en présence de Victor Schœlcher, le père de l'abolition. 

L'homme de lettres vante les mérites de la colonisation en Afrique ("Allez, faites ! faites des routes, faites des ports, faites des villes ; croissez, cultivez, colonisez, multipliez"...), parle de "race noire", sans rechigner aux longues envolées lyriques qu'on lui connaît.

"L'Afrique n'a pas d'histoire", clame-t-il encore. 128 ans plus tard, dans son célèbre et controversé discours de Dakar, Nicolas Sarkozy ne dira pas autre chose. 
 

De l'importance du contexte


Les propos de Victor Hugo sont-ils condamnables ? En 2020, sans aucun doute. Pas en 1879, à l'heure de la Troisième République, celle des Jules Ferry, celle des pères de la laïcité, celle aussi... des colonisateurs, avec leur prétendue "mission civilisatrice" visant à mieux faire accepter une entreprise en réalité politique et économique.

Honorable sur le papier (tous les hommes, de tout temps et en tout lieu, ont un droit imprescriptible à l'égalité, à la liberté et au bonheur), l'argument universaliste ressassé à l'époque sert aussi de faire-valoir aux intérêts mercantiles et nationalistes de la France.

Pour parler autrement, rien n'est angélique ou démoniaque, tout est nuances de gris. Les grands intellectuels (le terme n'existait pas encore du vivant de Victor Hugo) n'échappent pas à la règle. 

"Même les esprits les plus avancés peuvent être prisonniers de leur époque, de leur contexte, au moment où ils s’expriment", rappelle l'historien de l'anti-racisme Emmanuel Debono, dans une publication de la Ligue contre le racisme et l'antisémitisme (Licra) disponible à cette adresse

Franck Monneur, professeur d'histoire-géographie au lycée Louis Pasteur de Besançon, est du même avis : "L'Histoire est un tout, avec ses zones d'ombre et ses parts de lumière. Le plus important est de ne pas cacher les zones d'ombre. Au contraire, il faut les mettre en évidence, leur apporter une explication."

 

L'Histoire est un tout, avec ses zones d'ombre et ses parts de lumière. Il ne faut rien cacher, mais tout expliquer. 

Frank Monneur, professeur d'histoire-géographie au lycée Louis Pasteur de Besançon




Poursuivant sur la même ligne, Benoît Drouot en appelle à "privilégier l'explication à l'effacement". Un principe cardinal, qui l'a poussé à devenir vice-président d'Alarmer, l'association de lutte contre l'antisémitisme et les racismes par la mobilisation de l'enseignement et de la recherche, dont la revue en ligne se trouve à cette adresse

"La réalité, conclut Emmanuel Debono, est sans doute qu’il faut se garder des idéologies et des anachronismes, que Hugo était un homme inscrit dans les réalités de son temps."

L'historien n'en tacle pas moins le poète, avec le souci de la nuance : "Hugo, sur la question coloniale, s’est planté, naïf et victime, sans nul doute, de certitudes qui, contrairement à d’autres, ne le mèneront pas aussi loin dans la justification du racisme et de la colonisation que certains de ses contemporains qui, aujourd’hui encore, inspirent de nombreux épigones."


Ambivalance toujours


Pour éclairer le "cas Hugo", le vice-président de l'association Alarmer Benoît Drouot convoque une autre figure tout aussi ambivalante : l'écrivain bourguignon Alphonse de Lamartine.

Côté pile, Benoît Drouot souligne qu'il était un "opposant farouche à l’esclavage". Il développe : 

"Lamartine signe, comme membre du gouvernement provisoire de la Deuxième République, le décret de son abolition en 1848. Deux ans plus tard est jouée pour la première fois Toussaint Louverture, tragédie consacrée au héros de l’indépendance haïtienne, ancien esclave, mort en 1803 emprisonné au fort de Joux (Doubs). Lamartine y fait tenir à un moine un propos aux accents de l’anti-racisme universaliste : "Je suis de la couleur de ceux qu’on persécute.""

 

Je suis de la couleur de ceux qu'on persécute.

Alphonse de Lamartine



Mais côté face, Lamartine est perméable aux thèses racialistes qui commencent alors à émerger. Ainsi peut-il écrire sans trembler que "la constitution primitive, le sang de la race, agit toujours et se manifeste après des milliers d’années dans les formes physiques et dans les habitudes morales de la famille ou de la tribu" (Voyage en Orient, 1835).

 

L'anti-racisme aux visages multiples


C'est entendu, les "héros" nationaux qui peuplent les manuels de français empruntent aussi chez Janus, le dieu aux deux visages. Quelle attitude adopter en réaction ? Pour Frank Monneur, c'est clair : la tendance actuelle consistant à déboulonner statues et monuments (en Martinique, à Londres, au Sénégal, aux Etats-Unis...), ou à mettre à l'index les œuvres d'art jugées racistes (Tintin au Congo, plus récemment Autant en emporte le vent) n'est ni souhaitable, ni tolérable. 

D'après lui, elle est le fait d'une minorité agissante dans la lutte anti-raciste, qualifiée par ses opposants (parfois eux-mêmes anti-racistes, mais selon d'autres modalités) du vocable "indigéniste".

"Nous ne pouvons que nous inquiéter de voir progresser l'idéologie de ceux qui s'appellent eux-mêmes "les indigènes de la République", s'alarme-t-il. Cette idéologie est un poison pour notre démocratie. Ils ignorent totalement la contextualisation indispensable de l'Histoire, lui préférant un propos victimaire mortifère pour notre République."

Moins véhément, Benoît Drouot explique la radicalité des anti-racistes les plus virulents par une transformation qui serait à l'œuvre dans le monde occidental : nous serions passés d'une mémoire héroïque à une "mémoire négative" (Henry Rousso), celle qui fait son lit des tragédies passées (Shoah, Collaboration, esclavage, colonisation). 

"De ce basculement, observe Benoît Drouot, il résulte une relecture du passé esclavagiste et colonial à la lumière des inégalités sociales et territoriales" d'aujourd'hui. Et le professeur d'histoire d'ajouter : "La radicalité des postures de certains militants de la mémoire est à la hauteur de l’indignation et du ressentiment que leur inspirent des symboles qu’ils perçoivent comme humiliants. Si ces actions ne résolvent rien des problèmes qu’elles dénoncent, elles alertent sur l’urgence à faire reculer le racisme et à réaliser les promesses d’égalité, pas toujours tenues. Elles offrent aussi l’occasion d’interroger la mise en récit de l’Histoire dont nous héritons."
 

Quelles solutions ?

C'est bien là le mérite des anti-racistes, y compris lorsqu'ils ont recours à l'action illégale : celui de remettre au premier plan un débat essentiel au vivre-ensemble. Emboîtant le pas, les politiques y contribuent eux aussi.

La députée LREM du Doubs Fannette Charvier a réagi sur Twitter, après avoir eu vent des dégradations commises en Martinique : 
 
Au-delà des postures, plusieurs démarches concrètes ont été entreprises. Dernier exemple en date, très médiatisé : la décision de la municipalité de Bordeaux d'ajouter des plaques explicatives dans les rues portant le nom d'individus impliqués dans la traite négrière. 

Sur ce point, Benoît Drouot applaudit : "Il faut privilégier les solutions aux vertus pédagogiques. On pourrait aussi s’inspirer de ce qui se pratique déjà dans l’art, quand certains tableaux sont rebaptisés, tandis que l’ancien titre aux relents racistes est conservé afin d’informer sur l’évolution des représentations."

Il conclut : "Aux yeux des plus extrémistes ces solutions apparaîtront toujours comme un compromis inacceptable qui profite d’abord à une République qui cherche à sauver les apparences. Mais la "guerre des mémoires" ne doit pas déboucher sur une guerre des identités. Elle doit être l’occasion d’une introspection collective réalisée sur la base d’un dialogue démocratique. Il faut écouter et débattre en se gardant de postures autoritaires et radicales qui creusent l’incompréhension et attisent les tensions."
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