"La Grande baigneuse", le dernier grand nu de Gustave Courbet, mis aux enchères en juin 2023

Découvert par le galeriste et expert Johann Naldi en 2013, le tableau "La Grande baigneuse" de Gustave Courbet sera mis en vente aux enchères le 4 juin 2023 par la maison Rouillac au Château d’Artigny en Touraine. Voici l’histoire du dernier grand nu peint par le maître d’Ornans dans le Doubs.

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Un « face à face inattendu ». Voilà la première émotion qu’a ressentie Johann Naldi devant cet immense nu. Un tableau encombrant, sale et légèrement craquelé, mis en vente aux enchères il y a 10 ans, comme tant d’autres œuvres d’art quand les familles décident de se séparer d’un quotidien devenu pesant. Il fallait l’expérience de ce découvreur d’œuvre d’art pour flairer le tableau de maître.  

C’est en 2013, lors d’une vente courante à Drouot que Johann Naldi repère cette toile large d’1 mètre 60 et haute de 83,3 cm. Une journée qu’il n’est pas prêt d’oublier. 

Plus qu’une émotion, cela a été un choc visuel et une grande curiosité naissante pour ce grand format. J’ai quand même eu le sentiment que le tableau avait un vrai potentiel . 

Johann Naldi

Les enchères ne volent pas haut, juste quelques centaines d'euros. Le voilà en possession d’une toile du XIXe siècle. «On était encore loin de la certitude d’une attribution ». Après le choc de la rencontre, vient le temps de la recherche. Est-ce bien un tableau de Gustave Courbet ? Pour authentifier ce « tableau venu du néant », commence alors un travail long et méticuleux.  

D’abord se convaincre 

« Finalement, c’est assez fréquent qu’un tableau passe entre les mailles du filet » rappelle Johann Naldi. Dans les familles, il suffit qu’une génération n’en parle pas et l’histoire du tableau s’évanouit. 

Le plus compliqué a été de me convaincre moi-même de cette trouvaille. Il s’agit quand même d’un grand tableau. La mariée était trop belle. C’est un combat avec soi-même. Un exercice d’auto-conviction. 

Johann Naldi

Cette première étape a été la plus longue. Une fois convaincu de l’intérêt de sa découverte, Johann Naldi s’est adressé à Laurence Baron-Callegari, restauratrice du patrimoine, pour redonner vie au tableau. Le voilà cette fois-ci devant une femme allongée sur un drap, presque grandeur nature. Une femme au regard rêveur, jouant comme inconsciemment avec l’eau d’une main et ses cheveux de l’autre. 

Il s’agissait ensuite de vérifier l’authenticité du tableau signé Courbet. Un travail réputé périlleux pour l’œuvre de Courbet. Cet artiste est capable du pire comme du meilleur, un tempérament marqué par une bipolarité établie par le psychanalyste Yves Sarfati.  

Les meilleurs spécialistes 

Photographie infrarouge, datation des pigments, analyse de la signature, expertises… le galeriste et expert Johann Naldi n’a rien laissé au hasard sans toutefois solliciter l'expertise du Comité Courbet. Un comité dont les avis sont sollicités par les maisons de ventes aux enchères Christie's et Sotheby's. Dans un communiqué publié le 21 avril dans la Gazette de Drouot, le Comité Courbet estime qu'"il est dommage que la "Grande Baigneuse" n'ait à ce jour pas été soumise au Comité Courbet, qui n'a donc pu l'étudier physiquement".

Pour affiner sa démarche d'authentification, Johann Naldi s’est adressé au spécialiste parisien Pascal Labreuche pour identifier et dater la marque laissée sur la toile par le fournisseur de matériel pour artistes, Henry & Cré. « Cette marque éphémère, précisent l’expert Thomas Morin Williams et le commissaire-priseur Aymeric Rouillac dans leur communiqué de presse, n’a été utilisée qu’en 1869 ».  

Et pour être totalement rassuré, Johann Naldi se tourne vers le grand spécialiste des nus de Courbet et en particulier de L’Origine du monde, l’historien d’art Thierry Savatier 

L’œil averti de Thierry Savatier remarque des détails qui confortent l’authentification. 

 

Ce corps féminin révèle des caractéristiques anatomiques typiques des nus de Courbet : hanches et cuisses solides, attaches fines, seins de taille moyenne, assez fermes en forme de poire et surtout écartés .  

Thierry Savatier

Autre remarque de Thierry Savatier, « la facture de ce nu laisse penser qu’il a été peint rapidement, à la brosse ». L’historien d’art, auteur de plusieurs livres sur les nus de Gustave Courbet, note que « le tissu ne cache pas le sexe du modèle et dévoile l’ombre d’une toison pubienne que l’on ne retrouve guère à l’époque que chez Courbet tant il restait banni des conventions académiques ». 

« Le nu, la tradition transgressée » 

On peut estimer les tableaux peints par Courbet à plus d’un millier. Parmi eux, Thierry Savatier estime qu’il y a une soixantaine d’œuvres érotiques dont des nus. Cette "Grande baigneuse" serait ainsi le dernier nu peint par Courbet, il est alors au faîte de sa carrière. « Le thème du nu disparait de son univers pictural après l’année 1870 au profit de la nature morte, de portraits, de motifs animaliers et surtout, du paysage » note Thierry Savatier.  

Le critique d’art Jules Castagnary (1830-1888), proche de Courbet faisait remarquer que « le nu l’avait toujours préoccupé. Il avait toujours su que la chair est l’écueil du peintre, c’est là que l’on prouve que l’on est maître.(…) C’est l’attraction fatale et le contrôle décisif . »  

On ne sera jamais pourquoi ou pour qui Gustave Courbet a peint cette "Grande baigneuse". Pas un mot sur ce tableau dans son ample correspondance. Le peintre nous laisse avec ce mystère, ce qui n’était pas pour lui déplaire.  

Courbet, le bravache 

Thierry Savatier souligne l’intérêt de ce tableau en le replaçant dans le contexte des années 60 du XIXe siècle.  

L’historien de l’art rapproche la Grande baigneuse de Courbet à l’une des icônes des nus des années Napoléon III visible aujourd’hui au musée d’Orsay : La Naissance de Vénus d’Alexandre Cabanel. Ce tableau est l'un des grands succès du Salon de 1863, Napoléon III l’achète pour sa collection. 

« Du ventre aux pieds, la pose des deux femmes est vraiment similaire » observe Thierry Savatier. Mais ces deux œuvres sont en fait opposées : « Dans le Courbet, le corps s'intègre parfaitement dans le paysage. L'un et l'autre ne font qu'un, comme toujours dans les nus de Courbet représentés dans la nature. En revanche, la Vénus de Cabanel donne l'impression d'un "copier/coller", comme si le peintre avait peint sa Vénus, puis l'avais découpée et collée sur une marine. Les jambes et les pieds ne s'intègrent nullement dans le paysage » analyse l’historien. 

Dans son livre « Une enquête sur le paysage », l’historien d’art Niklaus Mathias Güdel exprime une remarque du même registre que celle de Thierry Savatier à propos de cette Grande baigneuse. 

La grande nouveauté que Gustave Courbet apporte dans son rapport au paysage, en dehors des considérations esthétiques, c’est la manière de faire corps avec lui.

Niklaus Mathias Güdel 

Dans une lettre adressée à son ami franc-comtois Urbain Cuenot en avril 1866, Courbet affiche très clairement son ambition. Trois ans après le succès de Cabanel au Salon de 1863, Courbet évoque deux de ses tableaux présentés au Salon de 1866, La Remise de  chevreuils au ruisseau de Plaisir Fontaine et le grand nu La Femme au perroquet .  

Ils sont enfin tués. Tous les peintres, toute la peinture est sens dessus dessous.(…) J’ai le grand succès de l’exposition sans conteste. (…) Les paysagistes sont étendus morts. Cabanel a fait des compliments de la femme ainsi que Pils, que Baudry.

Gustave Courbet 

Ces tableaux sont particulièrement bien  « finis ». Pour l’historien d’art Thierry Savatier , « Courbet voulait ainsi montrer à ses détracteurs, qui lui reprochaient de mal peindre, qu'il pouvait en technique rivaliser avec les meilleurs peintres académiques. Mais, derrière la technique irréprochable, ces tableaux restaient transgressifs. » Et les détails ne manquent pas. « Visage d'extase orgasmique et symbole phallique du perroquet, pilosité marquée pour le nu d'Orsay, fessier imposant et cellulite de la cuisse gauche pour La Source » souligne Thierry Savatier. 

Peindre vite pour provoquer 

Autre piste pour tenter de mieux comprendre ce nu « venu du néant ». 1869, est l’année où Courbet a peint un autre nu, aujourd’hui disparu. La Dame de Münich, un tableau que l’on peut voir dans le catalogue raisonné de Robert Fernier.  

 

Un des biographes du peintre relate une anecdote qui pourrait donner un sens à la rapidité d’exécution de la Grande baigneuse. Georges Riat (1869-1905) raconte que Courbet lors de son voyage en Allemagne voulait prouver aux artistes et critiques bavarois sa dextérité et sa rapidité d’exécution.   

« -Procurez-moi un modèle vivant, fit Courbet ; vous allez voir comment je m’y prends !   (…) Il suffit de quelques heures au maître pour la peindre étendue sur son lit, dont on aperçoit le matelas rayé. 

Georges Riat

Gustave Courbet peintre

L’histoire ne parle pas de "la Grande baigneuse" mais permet de supposer ce qui aurait pu pousser Courbet à peindre ce tableau découvert par Johann Naldi. La performance, le jeu, la recherche picturale, la transgression.  

« Courbet avait deux écritures picturales » précise Thierry Savatier. L’une pour prouver son talent, l’autre était une « transgression voulue contre les règles académiques ».  Pour cette seconde écriture picturale moins « léchée », L’historien d’art fait référence à la Femme endormie  exposée au musée Courbet lors de l’exposition « Courbet-Picasso » ou Les Baigneuses dans la forêt  récemment vendu aux enchères. « Là, les traits de pinceaux sont visibles , remarque Thierry Savatier. Bien entendu, cette écriture rapide était une transgression voulue contre les règles académiques ». 

 

Un tableau déjà exposé à Ornans 

C’est pour toutes ces raisons que l’ancienne conservatrice du musée Courbet d’Ornans Frédérique Thomas-Maurin et l’historien d’art Niklaus Manuel Güdel ont choisi de montrer au musée Courbet d’Ornans "la Grande baigneuse". 

Ce tableau aux dimensions aussi généreuses que les formes de la modèle, n’a été prêté par Johann Naldi qu’une seule fois. A l’occasion du bicentenaire de la naissance du peintre, le musée avait proposé plusieurs expositions dont celle intitulée « Courbet/Hodler Une rencontre » du 15 novembre 2019 au 30 janvier 2020. Juste deux mois et demi d’accrochage sans tapage.  

Une riche confrontation  

Le visiteur était inévitablement happé par l’un des chefs d’œuvre du maitre d’Ornans. La Source, un tableau peint en 1868 et exposé aujourd’hui au musée d’Orsay. Comme une poignée d’autres nus de cette année-là, il était jusqu’à présent acquis qu’il s’agissait des derniers nus visibles de Courbet.  

Mais s’intéresser à la peinture de Gustave Courbet, c’est l’assurance de remettre en cause ses certitudes. Frédérique Thomas-Maurin et Niklaus Manuel Güdel décident d’accrocher trois nus côte à côte. Celui du peintre suisse Ferdinand Hodler et les deux tableaux si différents de Gustave Courbet. 

Comment le même homme a-t-il pu peindre deux tableaux de facture si éloignées ? Pour Frédérique Thomas-Maurin, cette confrontation a tout son sens. 

Cet accrochage est intéressant pour essayer de réveiller les esprits et donner à voir Courbet dans sa globalité. L’idée est de montrer la complexité de Courbet. Accepter de le voir autrement .

Frédérique Thomas-Maurin

La conservatrice de l’époque estime qu’il est important de sortir des sentiers battus, de ne pas montrer que des grands classiques estampillés, « sinon on risque de passer à côté d’œuvres intéressantes ».  

Cela reste un peintre difficile et mal-aimé, pas toujours agréable à regarder. Il n’a jamais peint pour faire beau et cela se voit. Il ne s’appliquait pas à faire de la belle peinture et c’est justement cela son génie. Il avait envie de tout essayer. Il a ouvert la voie de l’art moderne et c’est cela qui est important. 

Frédérique Thomas-Maurin

Cette vision est partagée par le commissaire scientifique de l’exposition de 2019-2020. 

Loin de l’idéalisme des nus ingresques, Courbet cherche dans l’imperfection l’expression la plus pure – la plus « sincère » pour reprendre un mot qui lui est cher – de la beauté naturelle .

Niklaus Manuel Güdel 

 Pas de provenance mais une matière 

Johann Naldi attache lui aussi une importance toute particulière à l’expérience de l’œil. Le galeriste et expert a pris tout son temps pour observer "la Grande baigneuse" .  

C’est une cuisine picturale insensée, d’une immense sophistication. C’est un tableau d’une audace folle. On voit que ce n’est pas un tableau « pour bien faire ». Cela ne peut pas avoir été fait « à la manière de ». Démontrer que ce tableau est d’une autre main, cela serait impossible .

Johann Naldi

 

Le dernier nu de Gustave Courbet mis en vente lors d’enchères à New-York chez Christie’s en 2015 est parti au marteau à plus de 12 millions d’euros. Pendant plus de 40 ans, personne ne savait où était ce tableau Femme nue couchée aux bas blancs.  L’œuvre appartenait au baron Ferenc Hatvany, également propriétaire de L’origine du monde . Ce grand nu lui a été spolié pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce tableau redécouvert est exposé en 2007-2008 lors de la grande rétrospective Courbet à Paris, New-York et Montpellier. Le propriétaire l’a actuellement confié au musée d’Orsay.  

La vente aux enchères de "la Grande baigneuse" a été confiée aux commissaires-priseurs Philipe et Aymeric Rouillac. Elle doit avoir lieu le 4 juin au château d’Artigny près de Tours. 

Contrairement à la toile  la Grande baigneuse, le tableau Femme nue couchée aux bas blancs a une histoire.  La Grande baigneuse n’a ni lettres de noblesse, ni anecdote tirée de sa provenance. Il n’y qu’à la regarder et rêver.  

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