Le 16 août 2005, la communauté de Taizé (Saône-et-Loire) est plongée dans l’horreur. Frère Roger est assassiné pendant la prière du soir. 15 ans plus tard, l'émotion est encore vive, le souvenir intact. Pourtant les frères ont décidé de ne pas commémorer cet anniversaire.
« A l’approche de la date, je suis partagé. Ce n’est pas le moment le plus facile, parce qu’on a des images pas très belles en tête. Mais en même temps, c’est une vie qui a porté ses fruits et c’est important qu’on célèbre sa mémoire » confie Frère Luc.
Le lundi 16 août 2005, alors que la communauté accueille plus de 3 000 participants, tout le monde se retrouve dans la grande église pour la prière du soir. Il est environ 20h30 quand les cris des jeunes assis au fond de l’église, alertent tous les frères. « Personne n’a rien vu ni entendu avant ça. Frère Roger était le dernier assis dans la colonne. Nous étions tous dos à lui. », continue Frère Luc.
Une jeune roumaine, Luminita Solcan, vient de poignarder Frère Roger. « On s’est retournés, mais on ne savait pas pourquoi il y avait eu ces cris » reprend Frère Emile, qui a vécu près de 30 ans au côté du fondateur de Taizé. « Je suis le premier à être allé vers lui. Il était toujours assis. On a vu le sang jaillir. On a compris que c’était très grave. » Un médecin, présent dans l’église, rejoint les frères et les aide à emmener Frère Roger dans la maison. Les secours arrivent, mais malgré plusieurs massages cardiaques, le fondateur de la communauté de Taizé meurt. Il est 21 heures. « Nous n’avons pas vu d’atroces souffrances. La vie l’a quitté très vite… » raconte Frère Emile.
"De loin, on entendait seulement parler de la violence"
Après le drame et la douleur, il y a eu la communion. Frère Emile s'en souvient. « Il y a eu beaucoup d’émotions dans les premiers jours. On sentait que beaucoup de gens étaient heureux de venir. De loin, on entendait parler seulement du crime, de la violence. Une fois sur place, tous ces gens étaient heureux de se rendre compte que le lieu était resté le même. La paix est revenue très vite. » C’est cette paix, cette sérénité collective qui reste dans la mémoire de Frère Emile. Pourtant, il redoutait le lendemain de l’assassinat. Frère Roger était connu dans le monde entier, alors forcément, personnalités et journalistes de tous horizons se sont rendus à Taizé. « Mais ce n’était finalement pas la journée à laquelle je m’attendais. » Il se rappelle de beaucoup « de respect, de bienveillance et de compassion. »Frère Roger était connu au-delà des frontières, « il avait une façon de dépasser les murs entre croyants et non-croyants » se souvient Frère Emile, « la rencontre des cultures, c’est ce qui permettrait la paix selon lui. » Cet état d’esprit flotte toujours sur la colline. « Taizé est resté la même. Peut-être parce que Frère Roger avait déjà tout organisé » s’interroge Frère Charles-Eugène. Le fondateur de la communauté œcuménique avait choisi qui prendrait sa succession. C'était Frère Alois. Il était en Allemagne pour une rencontre avec le Pape le soir du drame. « Il est venu dans la nuit et il a présidé la prière du lendemain matin. La succession s’est faite paisiblement. »
"Frère Roger ne voulait pas de culte autour de lui"
Quand on interroge les frères de la communauté, le souvenir de l'attaque est intact. Les quinze années suivantes, beaucoup moins. A Taizé, il n’y a pas de lieu qui exprime la mémoire de Frère Roger. « Ce n’est pas nécessaire » pour son ancien secrétaire, « parce qu’il reste avec nous par son esprit, sa vision des choses. Et nous avons déjà sa tombe, très sobre, sur laquelle nous nous recueillons régulièrement. »En 2015, Taizé a décidé de commémorer les 10 ans de sa mort, le centenaire de sa naissance et les 75 ans de la communauté. Mais, ce 16 août 2020, 15 ans après la disparition de Frère Roger, aucune manifestation n’est organisée. « On s’en souvient bien-sûr. Et il y aura une prière, comme tous les 16 août. Mais pas de manifestation en grand. » Les frères expliquent ne pas vouloir être tournés vers le passé. « Frère Roger avait cette vision pour nous, celle de l’avenir. Alors nous voulons garder son souvenir vivant. »
Ce samedi, beaucoup se rappelleront de Frère Roger. « En dehors de la communauté, des gens nous en parlent encore et se souviennent exactement de ce qu’ils faisaient le jour où ils ont appris sa mort. Pour beaucoup, il reste une référence. » Pourtant, au moment de sa mort, les frères de Taizé ont craint que les jeunes ne viennent plus. « On se demandait si les jeunes venaient à Taizé à cause de lui… » Mais ils n’ont pas déserté. « Et même si les jeunes d’aujourd’hui ne l’ont pas connu, ils savent qui il est, ce qu’il représente. Ils peuvent nous demander, ou consulter ses livres » précise Frère Charles-Eugène. « Mais jamais Frère Roger n’aurait voulu créer un culte autour de lui » ajoute Frère Luc.
La paix pour tous
Quinze ans plus tard, chaque frère de la communauté garde son propre souvenir de Frère Roger. La « foi qu’il a présentée dans une terminologie accessible pour tous, la communion et la paix » pour l'un, ou « son intuition, celle de mettre au premier plan une vie fraternelle, partagée entre la prière et le travail", pour un autre. Pour son secrétaire pendant 45 ans, Frère Charles-Eugène, c’est la « réconciliation » qui définissait Frère Roger.Une autre personne est venue chercher la paix à Taizé après le drame. La mère de Luminita Solcan. Cette dernière, déclarée pénalement irresponsable, a été hospitalisée à l’hôpital La Chartreuse, à Dijon. En 2016, elle est victime, à son tour, d’une attaque au couteau, au sein de l’établissement. Elle s’en sort mais est renvoyée en Roumanie et hospitalisée là-bas, sur demande de sa mère. « Sa maman est venue à Taizé un jour où elle rendait visite à sa fille à Dijon, et elle était dévastée » se souvient Frère Charles-Eugène. « Nous avons partagé un repas et une prière avec elle. Nous avons visité la tombe de Frère Roger, sur laquelle elle s’est penchée pour ramasser une feuille d’une fleur. Elle la mise dans son sac et elle est repartie... »