Les deux confinements successifs ont redonné aux Français le goût des jeux de société, fabriqués en France de surcroît. Mais c'est bien la série "Le jeu de la Dame" diffusée depuis l'automne sur Netflix, qui a fait monter en flèche les ventes de jeux d'échecs en bois à la tournerie Roz de Conliège.
Voilà un scénario que le fondateur en 1959 de la tournerie de Conliège, Michel Roz, n'aurait jamais pu imaginer. Dirigée depuis 1990 par sa fille, Brigitte Roz, l'entreprise vient de réaliser au mois de décembre trois mois de chiffre d'affaires, chose qui ne lui était pas arrivée depuis bien longtemps.
"Avec le premier confinement, les gens ont voulu s'équiper en jeux de société, et ils ont cherché du "made in France", explique Brigitte Roz, présidente de la SAS Tournerie Roz. Notre entreprise est donc remontée dans les référencements Google, d'autant qu'à l'heure actuelle nous sommes les derniers fabricants en activité de jeux d'échecs en bois en France." Avec le deuxième confinement, le phénomène s'est encore accentué.
Mais c'est bien la sortie le 23 octobre sur la platefome Netflix de la mini-série américaine "Le Jeu de la dame" (The Queen's Gambit) adaptée du roman éponyme de Walter Tevis publié en 1983, qui a remis ce jeu ancestral au premier plan. Certes le phénomène n'est pas récent. Depuis quelques années, de nombreux clubs se forment autour de cette pratique dont les origines se perdent en Orient avant le Xème siècle. Certains mixant même les pratiques pour des matchs de "chessboxing", mélange de boxe anglaise et d'échecs.
La série mettant en scène une orpheline prodige, de 8 à 22 ans, a été vue par 62 millions de personnes dans le monde. En France, elle a dopé l'envie des consommateurs de posséder un beau plateau en bois artisanal.
Un jeu en buis tourné et finalisé à la main
Chez les Roz, tout est fabriqué à la main. Les pièces sont sculptées dans le buis, un bois lisse et lourd, idéal pour la tournerie. C'est le rôle de Patrick Bruchon, le mari de Brigitte Roz. Il teinte les pièces foncées en "antique", les claires étant polies.
La patronne réalise ensuite le plombage et le feutrage. Chaque pièce est percée pour y insérer une pastille d'acier et ainsi la "lester", puis collée au milieu de centaines d'autres sur une grande plaque de feutrine. Le feutre est ensuite découpé à la main. "Je découpe chaque pièce aux ciseaux car je n'aime pas quand le feutre ne recouvre pas parfaitement le socle de la pièce", précise Brigitte Roz.
La tournerie réalise ainsi des jeux d'échecs aux normes internationales Staunton des tailles 00 à 5. La numéro 5 étant de loin la plus vendue, puisque c'est celle des compétitions officielles. L'ensemble, pièces plus plateau en marquetterie (réalisé en Espagne, il n'y a plus de fabricant en France), présentée dans une jolie boîte en bois made in Jura est vendu environ 150 euros. "Cela nous place sur notre site, comme dans les boutiques que nous fournissons, à peu près au même prix que les produits fabriqués en Chine passés par de multiples intermédiaires", constate la gérante.
La tournerie Roz a honoré les centaines de commandes passées pour Noël, jusqu'aux derniers jours. Actuellement en vacances, elle n'avait plus de pièces à fournir ! La fabrication reprendra le 7 janvier. "Ce succès était totalement inattendu ! reconnaît Brigitte Roz. Et il est difficile de mesurer ses effets dans le temps." Mais l'artisane se veut confiante dans ce retour aux beaux jeux artisanaux et français.
Une entreprise qui a beaucoup souffert
Opitimiste, elle l'a toujours été. Même quand en 1994 son plus gros client s'est fait racheter par Hasbro et Mattel et que toutes les commandes sont parties à Taïwan. L'entreprise a dû licencier et s'est alors tournée vers d'autres productions : cuillères à moutarde, boules...Elle retrouve ensuite un très bon client dans le Nord, où l'on pratique beaucoup les jeux traditionnels "d'estaminet", mais lui aussi se détourne du jour au lendemain du Jura en 2005 pour la Chine. Nouveau coup dur et licenciement du dernier salarié.
Seul reste Patrick Bruchon aux machines. Brigitte Roz part travailler pendant 6 ans en dehors de l'entreprise, mais elle continue de trouver de nouveaux clients, comme Opinel à qui sont fournis des manches en bois. Si elle a officiellement pris sa retraite en 2019, la présidente aide toujours son mari "avec moins de pression tout de même".
"J'ai toujours su tirer mon épingle du jeu, poursuit-elle. J'ai monté mon site Internet "vitrine" en 2000 et mon site de vente en ligne en 2017. Aussi, j'étais prête pour le confinement. J'ai aussi acheté des "mots clefs" pour être mieux référencé sur Google et apparaître plus vite dans les recherches. Aujourd'hui, chaque clic nous fait progresser."
Le fabricant de jeux d'échecs, mais aussi de boules, pastilles en buis, jeux de dames, petits chevaux, etc. devrait être cédé en 2022. Une personne issue du milieu du jeu d'échecs, justement, est intéressée. Gageons que la bonne situation actuelle de l'entreprise l'encouragera à perpétuer ce savoir-faire jurassien.