La journaliste de 34 ans, originaire de Saint-Maur (Jura), est volontaire à bord de l'Aquarius, le bateau ambulance de l'association "SOS Méditerrannée" qui vient au secours des migrants. 826 personnes ont été sauvées depuis le 1er janvier. Les migrants continuent d'affluer, malgré l'hiver.
Mathilde, depuis quand êtes-vous à bord de l’Aquarius ?
J’ai embarqué le 5 janvier dernier pour une nouvelle mission de trois « rotations » de trois semaines, soit neuf semaines, jusqu’à mi-mars environ. C’est ma deuxième mission à bord de l’Aquarius. Les premières trois semaines à bord en octobre m’ont semblé très longues et puis je n’ai plus vu le temps passer… Les sauvetages se sont enchaînés, je n’aurais jamais pensé qu’il y en aurait autant en si peu de temps, et surtout en hiver.
Quelle votre mission à bord du bateau ?
A bord de l’Aquarius je suis chargée de communication pour SOS MEDITERRANEE. Je dois à la fois tenir les responsables de l’association à terre informés de l’activité de l’Aquarius, car en mer nous n’avons pas de réseau téléphonique, les communications sont compliquées… Je suis aussi et surtout chargée de communiquer avec l’extérieur, de témoigner de ce que nous voyons et vivons ici en Méditerranée, aux portes de l’Europe.
Quelle est la situation en ce moment en Méditerranée en plein hiver ?
C’est le premier hiver de SOS MEDITERRANEE en mer, l’Aquarius est le seul bateau humanitaire à avoir poursuivi sa mission sans interruption pendant les mois d’hiver. Et heureusement ! Les traversées ne s’arrêtent pas, même pendant les mois les plus froids.
Depuis le début de l’année 2017, nous avons déjà secouru 826 personnes et effectué 6 sauvetages.
L’Aquarius est un bateau adapté à naviguer en toute saison… en revanche les embarcations sur lesquelles les trafiquants d’êtres humains entassent les migrants sont très fragiles. Au bout de quelques heures de navigation, ces canots se cassent, se dégonflent, commencent à prendre l’eau… ce qui rend les sauvetages plus délicats et plus complexes. Et le temps change très vite en Méditerranée. Des vagues d’un mètre rendent déjà les traversées périlleuses. L’organisation internationale des migrations estime que 200 personnes ont déjà perdu la vie en mer depuis le début de l’année.
D’où arrivent les migrants, dans quel état, pour aller où ?
Les personnes que nous secourons en mer sont pour la plupart originaires d’Afrique subsaharienne : d’Afrique de l’Ouest ou de la corne de l’Afrique. Cet automne nous avons aussi secouru des syriens, des pakistanais, des bangladeshis qui tous fuyaient la recrudescence des violences en Libye. C’est d’ailleurs le cas de tous les migrants et réfugiés que nous secourons, pratiquement sans exception : ils fuient avant tout la Libye, où ils ont subi des violences inimaginables, en particulier les africains.
Ces personnes arrivent épuisées, traumatisées par la traversée – beaucoup n’avaient jamais vu la mer avant et ne savent pas nager.
Ils sont amaigris, pendant leur séjour en Libye ils ont été emprisonnés, n’ont mangé que des pâtes une fois par jour pendant des semaines voire des mois. Les femmes – y compris les mineures - sont particulièrement vulnérables : elles ont pour la plupart été victimes de violences sexuelles et de trafic de prostitution.
Comment vivez-vous humainement ces rencontres d’hommes femmes enfants en difficulté ?
C’est une expérience bouleversante, pour quiconque monte à bord de l’Aquarius et participe à un sauvetage. Nul ne peut rester de marbre face à un enfant de 13 ans qui voyage seul et qui fond en larmes au milieu de la nuit en demandant sa maman. Ou face à un jeune homme qui n’arrive pas à dormir parce que son ami est mort sous ses yeux, englouti par la mer. Ou face à une jeune femme qui vous raconte qu’elle a été violée tous les jours en Libye jusqu’à ce que son bourreau considère qu’elle avait « payé » suffisamment pour la traversée en bateau. Nul ne peut rester de marbre quand il voit la peau d’un homme partir en lambeaux sous l’effet des brulures dues au mélange d’essence et d’eau de mer.
Nul ne peut rester de marbre quand un bébé d’une semaine sans gilet de sauvetage, est hissé à bord du bateau.
Nul ne peut rester de marbre face à ces regards désespérés. Mais il faut aussi accepter que parfois, nous ne pouvons pas faire plus, que nous parons au plus urgent. On leur sauve la vie, mais à bord du bateau on leur offre la sécurité et on leur rend leur dignité…
L'équipe de sauveteurs de @SOSMedFrance équipée pour passer l'hiver en Méditerranée! Merci à tous pour votre soutien #TogetherForRescue pic.twitter.com/3cIGCHfuRY
— SOS MEDITERRANEE FR (@SOSMedFrance) 21 janvier 2017
Qui sont les hommes et femmes présents à bord de l’Aquarius ?
SOS MEDITERRANEE est incarnée à bord par une équipe de 12 sauveteurs, supervisés par un « SARco », un coordinateur des opérations de « Search and Rescue », de recherche et sauvetage. Ce sont tous des marins professionnels qui ont mis leur carrière entre parenthèses pour cette mission, pour sauver des vies en mer. Il n’y a pas de routine à bord. Chaque journée commence par l’analyse des conditions météo marines qui déterminent en général les départs d’embarcations depuis les cotes libyennes et des tours de « watch » aux jumelles sur la passerelle. Ensuite un sauvetage peut intervenir à tout moment. Alors il faut dormir avec le talkie walkie sur l’oreiller et se tenir prêt à enfiler son gilet de sauvetage et son casque, même en pleine nuit, pour intervenir sur un sauvetage.
La prise en charge médicale et l’accueil des réfugiés à bord de l’Aquarius sont assurés par Médecins Sans Frontières partenaire de SOS MEDITERRANEE à bord de l’Aquarius. Il y a un médecin, deux infirmières et une sage femme, préparés à intervenir en toute situation, pour soigner des patients ou former les équipages aux premiers secours. Ces entrainements sont essentiels à bord, car nous pouvons vite nous retrouver avec un afflux de personnes blessées ou en hypothermie, et tout le monde doit alors assister le personnel médical. Il m’est arrivé de devoir assister le personnel médical pour réanimer deux personnes en arrêt cardiaque. Malgré tous nos efforts nous n’avons pas réussi à les ramener à la vie.
Pour quelles raisons avez-vous souhaité repartir ?
Une fois qu’on a regardé ces personnes dans les yeux, qu’on les a vus frôler la mort, qu’on les a écoutés raconter le cauchemar qu’ils ont vécu en Libye, il devient très difficile, voire impossible, de détourner le regard, de revenir à une vie « normale » en Europe et de prétendre que tout cela n’existe pas.
Ce n’est pas un mauvais rêve, c’est la réalité.
En Libye, les migrants sont victimes de violences quotidiennes, les femmes sont presque systématiquement violées, les hommes torturés, pour de l’argent, pour les pousser ensuite à la mort en Méditerranée à bord de canots pneumatiques qui n’ont aucune chance d’arriver jusqu’en Europe. Il faut se réveiller et regarder la réalité en face. Il faut que l’Europe se réveille. Il faut que tout le monde sache ce qu’il se passe ici. Il faut informer, raconter, témoigner. C’est pour ça que je suis revenue à bord, parce qu’au fond c’est l’essence de mon métier de journaliste. Raconter, mettre la plume dans la plaie. Pour que les indifférents se réveillent.
Vous êtes jeune… on se dit quoi face à ce flux migratoire qui n’est pas prêt de s’arrêter vers l’Europe ?
On se dit que 180.000 personnes qui risquent leur vie en Libye puis en Méditerranée pour venir chercher refuge en Europe, c’est trop.
C’est trop de souffrances et d’humiliations, trop d’inhumanité. On se dit que toute cette situation est inacceptable.
Que l’Europe, qui se prétend patrie des droits de l’homme, ne peut pas se permettre de détourner le regard et de faire comme si ce problème n’existait pas. On se demande aussi comment quiconque en Europe peut imaginer sceller un pacte avec un pays où les migrants sont torturés pour de l’argent, puis poussés à la mort en mer sur des embarcations qui n’ont aucune chance d’arriver sur les côtes européennes. On ressent de la colère parce qu’on comprend que les migrants et réfugiés sont les premières victimes innocentes d’une crise globale… On comprend que l’Europe a une part de responsabilité dans cette crise et que sur un continent de 4,5 millions de km2 où vivent 510 millions d’habitants il y a bien la place pour accueillir décemment, avec humanité, 180.000 personnes qui ont besoin d’aide.
Comment nous citoyens pouvons-nous aider les migrants qui arrivent, et le bateau Aquarius ?
Si vous voulez nous aider, vous pouvez d’abord le faire par un don à don.sosmediterranee.org. 50€ permettent par exemple d’acheter 5 gilets de sauvetage, élément primordial de tous les sauvetages, car les trafiquants d’êtres humains poussent toutes ces personnes à la mort en mer, sans même leur donner de gilet de sauvetage. Vous pouvez aussi nous aider en parlant de SOS MEDITERRANEE autour de vous, en vous informant pour comprendre ce qu’il se passe et comment agir pour tenter de mettre fin à ce drame humain.SOS MEDITERRANEE, qui affrète l’Aquarius est une organisation civile européenne, financée à 99% par des dons privés.
UPDATE Aujourd'hui l'#Aquarius a secouru 123 des 800 personnes qui ont tenté la traversée en 1 seule journée. Nous ne sommes qu'en janvier.. pic.twitter.com/DmbOAz5RSS
— SOS MEDITERRANEE FR (@SOSMedFrance) 12 janvier 2017
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