Ils ont quitté Kiev, Kharkiv, des villes bombardées en Ukraine, ont traversé l'Europe non sans mal et se sont réfugiés chez Oléna et Yevgen, un couple d'origine ukrainienne installé en France depuis 28 ans. Leur maison située à Avallon, dans l'Yonne, s'est transformée en base arrière d'un conflit armé. RÉCIT.
Il y a une semaine, jamais, ils n'auraient imaginé se réfugier en Bourgogne-Franche-Comté. Ils habitaient en Ukraine, à Kiev pour certains, à Kharkiv pour d'autres. Ils allaient au travail, à l'école, faisaient leur plein de courses et sortaient avec leurs amis.
En quelques jours, leur ville s'est retrouvée bombardée par l'armée russe. Leur vie s'est arrêtée pour se retrouvée plongée dans un tunnel sans fin, celui de la guerre, de l'incertitude et de l'exode.
Quitter Kiev et atterrir dans la campagne bourguignonne
Ils ont tout quitté en quelques heures, pris un sac, trouvé une voiture et tenté de passer les checks points et les frontières, la boule au ventre, en se retenant de regarder en arrière. Ils arrivent au compte-goutte, cette semaine, chez leurs amis Oléna et Yevgen, installés en France depuis 28 ans.
Ce jeudi 3 mars 2022, des plaques immatriculées en Ukraine se garent les unes après les autres dans le jardin du couple, dans un domaine hors du temps de la commune d'Avallon, dans l'Yonne. Leur maison aux allures de château de princesse s'apprête à accueillir 17 réfugiés ukrainiens. Amis d'enfance, famille, Oléna et Yevgen invitent tous leurs proches victimes des bombardements à venir se réfugier chez eux, en France, à l'abri.
Un bout d'Ukraine entre les murs de cette maison avalonnaise
Dans la cuisine, Tamara, la mère d'Oléna, déjà installée, épluche des pommes de terre et prépare des côtelettes ukrainiennes. Un plat réconfortant, costaud comme il faut, car "après trois, quatre jours de voyage, ils doivent avoir faim".
Dans le salon, une chaîne de télévision ukrainienne -diffusée via internet- tourne en boucle. Le président et figure de la résistance Volodymyr Zelensky y fait quelques apparitions. De violentes images des combats défilent devant un feu de cheminée censé réchauffer les corps et les cœurs.
Dans le jardin, alors que la nuit s'apprête à tomber, une famille de 4 Ukrainiens - deux parents et leurs deux filles jumelles de 8 ans - claque les portières de leur petite voiture. Ils arrivent ce jeudi de Kharkiv, deuxième ville d’Ukraine, située à 30km de la frontière avec la Russie et soumise à d'intenses bombardements depuis une semaine. Le même jour, au moins 21 habitants viennent d'y perdre la vie. Hôpitaux, université, bâtiments administratifs, quartiers résidentiels, personne n'est épargné.
3 jours de trajet depuis Kharkiv
Alexander, le père, "business consultant", a été autorisé à passer la frontière, malgré l'interdiction pour les hommes âgés entre 18 et 60 ans de quitter l'Ukraine pour se mobiliser contre les Russes. Rien n'était encore joué dans la longue file de voitures qui attendaient pendant près de 24 heures, de pouvoir sortir du territoire.
S'ils sont évidemment soulagés d'être enfin arrivés en sécurité, chez leurs amis d'enfance, l'angoisse se lit toujours sur leurs visages. Le cauchemar est loin d'être terminé. L'une des deux jumelles comprend ce qu'il se joue autour d'elle. Elle s'isole dans le jardin. Les larmes ruissellent sur ses joues. Pas des larmes de crocodile. Des vraies, plus que justifiées. Sa mère tente de la consoler, sans avoir pour autant quelconque visibilité sur l'avenir.
"Qu'est-ce qu'on va devenir ?"
Ici, à Avallon, la famille n'a rien. Pas de travail, pas d'école pour les petites, pas même leur ordinateur. Ils ne parlent pas français ni anglais. Ils ne s'attendaient pas à devoir vivre en France, du jour au lendemain.
Heureusement, ils ont un toit et de l'amour, ceux d'Oléna et Yevgen. Le couple se sent mal de ne pas être sur place, alors il accueille autant de personnes que possible. Au moins 17 Ukrainiens doivent arriver chez eux cette semaine. 9 sont déjà là, d'autres sont encore bloqués en Roumanie.
"Venez en France, venez chez nous"
"La famille, les amis, c’est le plus important dans la vie", constate aujourd'hui Oléna, témoin éloigné et aujourd'hui actrice, à son échelle, dans cette guerre entre la Russie et l'Ukraine. "Quand on a su combien ça dégénérait, on a appelé tout le monde pour leur dire de venir en France, que notre porte était ouverte". Les convaincre n'a pas été facile. Quitter son pays n'est pas une décision évidente. Certains sont restés. "On est au téléphone 24h/24 avec eux, on échange des photos".
Regarder la télévision ukrainienne mais aussi russe "pour estimer le niveau de risque"
S'informer, se tenir au courant, se réveiller dans la nuit pour vérifier ses notifications, être sans cesse connecté sur son ordinateur, ses deux portables, la télévision ukrainienne et russe aussi, "pour essayer de comprendre leur vision des choses". Voilà le quotidien de Yevgen depuis que la guerre a éclaté la semaine dernière : "écouter le discours russe nous permet aussi d'estimer le niveau de risque. Malheureusement, quand on les a entendus parler de 'nazis en Ukraine', de 'génocide', quand on les a vus montrer des images de cadavres russes qui seraient le fait d'Ukrainiens, on a compris que ça allait être grave".
"J'ai fait le tri dans mes amis qui soutenaient Poutine"
Yevgen a fait le tri dans ses amis en 2014, après la révolution de Maïdan, en s'éloignant de tous ceux qui soutenaient Vladimir Poutine. "J'en ai gardé un. Il habite à Moscou. Nous discutons en ce moment. Il me dit qu'on aurait dû se rendre..." Difficile à entendre. Difficile de ne pas poursuivre le tri.
Suivre l'avancée du conflit sur Telegram
Car cette guerre se joue aussi et surtout sur le terrain de l'information. Et les deux camps usent de toute leur imagination pour occuper l'imaginaire collectif. Côté Ukraine, c'est sur les réseaux sociaux que ça se passe.
"En ce moment, tout le monde consomme les infos sur l'application Telegram", où des milliers de personnes suivent des comptes transformés en canaux d'informations du gouvernement. Oléna et Yevgen suivent régulièrement le compte de Pravda Gerashchenko, conseiller du ministre de l'Intérieur ukrainien.
"Les images que l'on voit sur les réseaux ne sont pas filtrées, c'est traumatisant"
Il y a les médias officiels et puis les milliers de vidéos et de photos prises par les civils. On y voit les chars russes débarquer dans les rues ukrainiennes, les explosions et leurs dégâts. Des bâtiments détruits, des blessés, des morts aussi. "On consomme ces images de guerre sans filtre sur les réseaux sociaux, c’est traumatisant. Ça brûle, ça déchire de l'intérieur", confie Yevgen qui est né et a vécu 25 ans à Kharkiv. Sur chaque vidéo, il reconnaît les rues, les places et les immeubles rasés. Sa jeunesse tombe aux mains des Russes.
Ses parents, sa sœur et son bébé, qui y vivaient il y a encore quelques jours se sont résolus à fuir. Ils ont dû traverser des zones de combats "dans une vieille voiture qui pouvait tomber en panne d'un instant à l'autre". Impossible, ces jours durant, pour Yevgen de penser, de travailler. Le souffle coupé pendant presque une semaine, jusqu'à ce qu'ils parviennent, finalement, à atteindre la Roumanie.
Quand votre ville prend le visage de la guerre
Kharkiv n'est pas la seule grande ville d'Ukraine touchée par les attaques de son voisin. Il y a aussi Kiev, la capitale située au centre-nord du pays, sous les bombes depuis le début de l'offensive. Kiev, hier ville de la culture, où aujourd'hui des milliers d'habitants sont réfugiés dans les abris en sous-sol, dans les stations de métro, où le retentissement des sirènes a remplacé celui de la circulation, où tout le monde respecte le couvre-feu et où personne ne se risque à allumer la moindre lumière pour ne pas attirer l'attention des Russes.
"10 minutes après qu'elles ont quitté l'appartement, les bombardements ont éclaté"
Sergueï*, sa femme et ses filles ont à peine eu le temps de voir de leurs propres yeux le nouveau visage de leur ville. Juste avant que le conflit n'éclate, elle était en Turquie pour le travail et lui qui travaille pour une grande entreprise française, n'était pas sur place, mais à Vilnius, en Lituanie, pour affaires. Sentant le vent tourner, il a très rapidement demandé à ses filles âgées de 13 et 18 ans de quitter le pays. Des amis à lui pouvaient les accompagner jusqu'à la frontière.
Les adolescentes ont alors plongé quelques habits dans un sac à dos, ont pris leur chien sous le bras, laissé tout le reste : ordinateur, photos, souvenirs, papiers. "A peine 10 minutes après qu'elles ont fui notre appartement du centre-ville, les premiers bombardements ont éclaté sur Kiev", raconte Sergueï, revivant presque l'action.
Deux jours leur ont été nécessaires pour rejoindre la frontière polonaise, enchaînant les check-points. Sergueï a pris une voiture à Vilnius et a traversé la Lituanie et la Pologne pour aller les récupérer. Les retrouvailles passées, "tout allait déjà mieux". De quoi lui redonner de la force pour attaquer les 2 jours et 2 000 kilomètres de route séparant l'Ukraine d'Avallon, en Bourgogne. Sa femme est toujours bloquée en Turquie, "mais en sécurité".
"La France, c'est un superbe pays, mais ce n'est pas le nôtre"
Tout est bien qui finit bien ? Non, pas vraiment. Sergueï, comme Alexander, est incapable de savoir ce que l'avenir leur réserve : "on ne sais pas dans quel état est notre appartement, on ne sait pas ce que l'on va faire, quand notre fille de 18 ans va pouvoir reprendre ses études, quand celle de 13 ans va pouvoir reprendre l'école, ni ce que l'on va devenir. On espère que l'on va pouvoir rentrer chez nous. La France, c'est un superbe pays... mais ce n'est pas le nôtre", regrette-t-il.
"Depuis une semaine, chaque matin, je me lève et je n'arrive toujours pas à y croire". Et demain, que ce soit pour quelques jours ou quelques années, c'est à Avallon que Sergueï se réveillera.
*Sergueï est un nom d'emprunt