Agriculteurs en colère. "Industriels et distributeurs sont toujours plus forts". Pourquoi les lois Egalim ne paient pas les agriculteurs

Les lois Egalim devaient donner une meilleure rémunération aux agriculteurs. Objectif : les protéger dans le cadre des négociations avec les industriels et les supermarchés. Pourtant, six ans après la promulgation de la première loi Egalim, il est toujours difficile pour les agriculteurs d'inverser le rapport de force.

Ce lundi 29 janvier, une centaine d'éleveurs laitiers se sont rassemblés devant la laiterie Savencia située à Saint-Brice-en-Coglès, en Ille-et-Vilaine. Tous réclament 10 % d'augmentation sur le prix de vente de leur lait. Ils accusent cette laiterie bretonne de ne pas respecter les lois Egalim. 

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Le "respect absolu des lois Egalim", c'est l'une des principales revendications des agriculteurs mobilisés depuis plusieurs jours partout en France. Des lois censées améliorer leurs revenus en prenant en compte leurs coûts de production autant par les industriels qui transforment leurs produits que par les distributeurs.

Cet acronyme, "Egalim", fait référence aux États généraux de l’alimentation organisés en juillet 2017, une promesse de campagne faite par Emmanuel Macron. Un peu plus d'un an plus tard, le 2 octobre 2018, la loi « pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable » est adoptée. C'est la première loi Egalim.

"On était dans une conjoncture très compliquée à l'époque, en particulier pour les filières d'élevage, avec des prix de vente qui n'étaient pas à la hauteur depuis plusieurs années", se souvient André Sergent, président de la chambre d'agriculture de Bretagne et lui-même éleveur de porcs et de vaches laitières. 

La fin de la guerre des prix ?

Promulguée en 2018, la première loi Egalim promet donc d'instaurer "l'inversion de la construction du prix" en incitant les agriculteurs à se regrouper pour inverser les rapports de force lors des négociations commerciales avec les industriels. Des industriels qui devront reporter ces coûts lors des négociations avec la grande distribution.

Autre objectif de cette première loi Egalim, mettre fin à la guerre des prix à laquelle se livrent les géants de la grande distribution pour attirer les clients… au détriment des exploitants. Pour cela, deux mesures : l'augmentation du seuil de revente à perte de 10 % qui empêche les grandes surfaces de revendre à prix coutant : elles doivent vendre les produits 10 % plus chers qu'elles ne les ont achetés. Les promotions sont aussi limitées à 34 % du prix et 25 % du volume acheté. Plus de promotions "deux pour le prix d'un", seul le quatrième produit peut encore être "gratuit". 

La théorie du ruissellement 

"Tout ce mécanisme était destiné à réinjecter de l’argent dans la grande distribution, relate Rodolphe Bonnasse, expert de la grande distribution. C'est la stratégie dite du ruissellement : si les commerçants vendent plus cher, ils vont acheter plus cher à l'industriel qui va lui-même acheter plus cher au producteur."  

Malheureusement, l'articulation économique du secteur agroalimentaire comporte tellement de couches, que ce ruissellement n'est jamais arrivé dans la poche des agriculteurs.

Rodolphe Bonnasse

Expert de la grande distribution

"6% du prix de vente seulement pour le producteur"

Un an après la promulgation de la première loi Egalim, un rapport du Sénat l'assure : "le compte n'y est pas", certaines mesures, comme le nouveau seuil de vente à perte, étant même contreproductives. Selon ce rapport, cette mesure a parfois conduit les grandes surfaces à imposer "une baisse de 10 % du prix d’achat aux producteurs" pour éviter une hausse de prix consommateurs.

Actuellement, en moyenne, lorsqu’on achète produit alimentaire, seul 6% de la valeur qu’on dépense va au producteur de la matière première. Le reste, c'est pour l'emballage, le transport, l'énergie, le marketting...

Rodolphe Bonnasse

Expert de la grande distribution

En 2021, la loi Egalim II est donc votée. Elle interdit entre autres les négociations sur le coût des matières premières agricoles : ce sont les groupements de producteurs et les organisations professionnelles qui doivent fixer les coûts de production. Et pour plus de transparence, des contrats écrits doivent être signés par les deux parties à chaque vente agricole. La hausse des coûts de production, comme la flambée des prix de l'énergie, peut aussi être répercutée à tout moment par les groupements de producteurs. 

Un rapport de force toujours défavorable 

"Mais il faut bien imaginer que face à ces groupements de producteurs, il y a peu d'interlocuteurs, quatre ou cinq géants de la grande distribution, bardés de juristes et d'avocats pour défendre leurs intérêts, souligne Yolande Piris, professeur des universités à l'Université de Bretagne sud et spécialiste de la grande distribution.

Les regroupements d’industriels et de distributeurs sont toujours beaucoup plus fort que les regroupements de producteurs.

Yolande Piris

Professeur des universités à l'Université de Bretagne sud et spécialiste de la grande distribution

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L'année dernière, en 2023, une troisième loi Egalim est votée. Elle renforce certains dispositifs et s’attaque aussi aux centrales d’achats à l’étranger qui doivent, elles aussi, respecter la réglementation Egalim. 

"Lactalis ne joue pas le jeu"

Trois lois, mais pas de vrais résultats. C'est ce que dénoncent les agriculteurs depuis plusieurs mois. 

Si Gabriel Attal a annoncé ce vendredi 26 janvier "trois sanctions très lourdes" contre des entreprises qui ne respectent la loi Egalim, les éleveurs dénoncent le manque de contrôles.

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"En ce moment, par exemple, Lactalis ne joue pas le jeu, dénonce André Sergent, le Président de la chambre d'agriculture de Bretagne. Alors que la coopérative Soodial paie 440 € les mille litres de lait [ce qui correspond au coût de production estimé par la filière lait], Lactalis nous propose seulement un peu plus de 400 € les mille litres.

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Dans un communiqué, l'entreprise assure attendre une médiation et appliquer en attendant, faute d'accord avec le groupement, les prix pratiqués l'an passé. Elle rappelle qu'elle a "accepté également de surévaluer le prix payé par rapport aux cours mondiaux qui font référence". "Je pense qu’il y a aussi des pressions fortes de la part des industriels de l’autre côté pour une baisse des prix", concède André Sergent.

"Egalim, ça n’a jamais fonctionné malheureusement, se désole Christian Hascouët, ex-producteur de lait bio. Ce qui fait le prix, c’est le rapport de force qui est lui-même lié au marché."

Une loi du marché contre laquelle les lois Egalim semblent impuissantes. "Jadis, on était dans une économie de production, explique Yolande Piris, professeur des universités à l'Université de Bretagne sud et spécialiste de la grande distribution. On fixait un prix en fonction de ce que ça nous coutait. Aujourd'hui, nous sommes dans une économie de marché : l'industriel part du prix sur le marché et fixe le sien en fonction de son client et de ses marges et non des coûts de production. Ça ne peut pas fonctionner."

Des organisations de filières "kafkaïennes"

Autre difficulté, les filières sont agricoles sont "très complexes" assure Rodolphe Bonnasse. "Filière par filière, les dispositifs de fonctionnement sont très différents et la répartition des prix entre les différents acteurs très peu lisible. C'est kafkaïen ! " Difficile de faire appliquer les réglementations Egalim selon lui. 

"Chahuté par les récentes réglementations [Egalim], certains distributeurs ont essayé de mettre en place des dispositifs plus vertueux en travaillant avec les filières de producteurs. Cela a été très compliqué parce qu'il y a énormément d'intermédiaire."

En bout de course, "c'est la souveraineté alimentaire de la France qui est menacée", prévient Christian Hascouët. D'ici 10 ans, la moitié des agriculteurs partira à la retraite, des départs peu compensés par les nouvelles installations. 

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