Stéphane est un ancien alcoolique. Il a bu la dernière fois il y a 10 ans. "Si je reprends un seul verre, je suis persuadé qu’il y en aura plus", résume-t-il. Toute sa carrière, il sert de l’alcool, dans l’armée d’abord et encore aujourd’hui dans un bar. Il doit constamment affirmer son abstinence.
"Tu prends même pas un demi ? - Je te rassure, j’ai bu pour le restant de mes jours mais là ça fait 10 ans que je ne bois plus." Stéphane a 50 ans. Il est né et vit dans le Morbihan et est responsable de salle dans un bar, un lieu qui pourrait le tenter au quotidien. Mais comme il dit : "J’en ai fini avec ce produit". Derrière son comptoir, il s’agace de la banalisation de l’alcool.
"J’ai commencé à boire comme le font tous les mômes, se souvient-il, avec une première cuite à l’âge de 15 ans". Dans sa famille, l’alcool est banalisé, "l’apéro, les bouteilles à tous les repas, le dijo". Il se rappelle que cet alcool c’est aussi des souvenirs déjà tristes, lorsque ses parents traversent des turbulences et que son père rentre tard le soir. "A l’époque, ça me dégoûtait, cette odeur de pastis sur lui."
Stéphane fait un bac pro en hôtellerie restauration. A 23 ans, il s’engage dans l’armée. Pendant huit ans, il voyage beaucoup à l'étranger, endosse des fonctions de majordome, d’instructeur.
Au début, l’alcool reste festif. Mais au fil du temps, un mal être s’installe, Stéphane se met à "picoler" tout seul en fin de journée, pour se soulager, s’extirper des pressions liées au travail. "C’était mon moment à moi, pour m’échapper, me retrouver et être peinard". De retour en France, à Paris, il décroche un nouveau poste mais vit des relations difficiles, avec des collègues qui le harcèlent. "Je sortais beaucoup pour évacuer, une dépression s’est installée", dit-il. A cette époque, il boit beaucoup : des bières la journée, du whisky le soir, un "petit" verre le lendemain matin, toujours de whisky, pour se "relancer". Après Paris le sud, où l’alcool coule à flot, aussi bien dans le monde professionnel qu’en dehors.
Une première période d'abstinence, une rechute
En 2001, il décide d’un retour à la vie civile. "C’était prévu, j’avais décidé de refermer ce livre, il était temps même si je ne regrette pas cette période", précise-t-il. Il entame alors une cure, pour se désintoxiquer. Il en ressort galvanisé. "Je me suis dit je repars de zéro, je reprends les rênes de ma vie. J’étais parti pour tout arrêter. C’est ce que je me disais, pour ma sécurité".
Il revient en Bretagne, trouve du travail en bar, confiant. Il part en saison à la montagne. "Je m’étais sorti le produit de la tête, je m’étais retrouvé physiquement. Je disais aux gens que je ne buvais pas". Le dernier jour, une collègue lui sort une bouteille de vin, insiste pour la partager avec lui. "J’ai rebu un verre et le soir je m’en suis collée une au whisky." Il rompt alors avec deux ans d’abstinence.
La rechute fait partie du processus, il faut le vivre pour que le corps et l’esprit comprennent
Retour dans le Morbihan. L’alcool reprend toute sa place, au grand étonnement de ses proches. "Mes amis connaissaient mon passif, ils craignaient un effet en chaîne, que l’alcool me repousse dans mes zones sombres". Son corps prend cher. "Je commençais à fatiguer, à prendre du poids, à être boursoufflé". Dix bières par jour, deux litres de vin le soir. "C’était eux qui me finissaient, c’était mon biberon."
Au bar où il est employé, il fait une rencontre déterminante. Une psychiatre vient y boire le café régulièrement, un café qu’il n’arrive même pas à lui apporter correctement tant ses mains tremblent. Elle le prend en consultation. Avec elle, il entame un suivi, sans réduire sa consommation.
Les excès en entraînent d’autres. L’alcool lui coûte cher, le pousse à être moins rationnel, plus impulsif. Des problèmes financiers surgissent. Les services sociaux l’épaulent, une autre main tendue. Il change de logement, d’emploi, dans un restaurant cette fois. "J’ai entamé une rupture matérielle, avant celle avec l’alcool".
Il s’entend très bien avec sa nouvelle patronne. En 2010, cette dernière l’aborde frontalement. "Quand je te fais la bise le matin, tu sens." Elle lui apprend en même temps qu’elle est atteinte d’une maladie incurable. D’autres événements dans la famille de Stéphane déclenchent une décision sans appel. Cette fois, il arrête vraiment l’alcool. "Je tiens depuis ce temps-là".
Ma vie à moi c’est de vivre "sobrement", je ne suis pas capable de boire de l’alcool
Aujourd’hui, Stéphane affiche une lucidité sans failles. Il a perdu des amis à cause de l’alcool. "Je regrette beaucoup. J’étais ingérable, excessif dans les émotions, je tenais des propos trop francs".
Il en a fallu du temps, avant que je m’amuse sans alcool, même retrouver l’envie de rire. Je buvais pour sortir de mon corps.
Arrêter c’est sans cesse se justifier, répéter "non". Dans sa famille et même si ses parents ont compris, l'entourage continue d'insister. "Prends un verre". Pour Stéphane, ses proches se voilent la face. De cette manière, ils se déculpabilisent. "Pour eux, la gravité de la consommation d'alcool n'est pas un problème même si certains membres de la famille ont des soucis de santé à cause de ça".
Ni frustré, ni blessé, je poursuis ma carrière tout en observant les clients et amis s'amuser mais aussi tout en observant les dangers
Son boulot au bar ? Il gère, sans frustration ni tentation. Il s'interroge pour les autres. "Plutôt pour les jeunes que je rencontre. Je les vois qui prennent plus de risques, qui prennent la voiture. Quand je vois les quantités qu’ils prennent. La pinte pour ma génération c’était exceptionnel…Là ils les enchaînent". Il voit les bagarres parties de rien, les larmes. Il sait qu'il se trouve dans une drôle de position, celle de celui qui vend l’alcool mais en même temps, il explique prendre du recul. "Peut-être que moi ça me conforte dans ma décision, d’observer tout ça", note-t-il.
Même s'il n'a pas spécialement envie d'être un modèle, parler de son histoire, c’est une étape supplémentaire dans son cheminement. Il espère que cela puisse servir un peu. "Ce qui m’emmerde dans le paysage de l’alcool c’est sa banalisation, ça déresponsabilise certains comportements. C’est un produit qui donne du courage pour faire des conneries".
"J’ai eu de la chance de prendre cette décision", souffle-t-il. Depuis qu’il n’est plus dans le brouillard, Stéphane s’est mis à peindre. Cela lui sert d’exutoire. Plus tard, il sait qu'il quittera définitivement le comptoir.