Le témoignage d’un ancien militaire a été récemment versé au dossier d’instruction du crash de la Caravelle Ajaccio-Nice. Âgé de 20 ans le 11 septembre 1968, Jean-François de Poilloûé de Saint-Périer était à bord du Suffren, la frégate de la Marine nationale ayant effectué le tir de missile qui serait peut-être à l’origine de la catastrophe aérienne survenue il y 54 ans au large du Cap d’Antibes.
Le 11 septembre 1968, jour du crash de la Caravelle Ajaccio-Nice, Jean-François de Poilloûé de Saint-Périer était à bord du Suffren, la frégate lance-missiles de la Marine nationale qui effectuait des exercices en Méditerranée. C’est depuis ce navire militaire que serait parti le tir qui aurait peut-être provoqué accidentellement le crash de la Caravelle.
Après son témoignage au printemps dernier dans l’émission "Affaires Sensibles" sur France 2, l’ancien quartier-maitre de la Marine a été entendu par les gendarmes. Dans la foulée, son procès-verbal d'audition a été versé au dossier judiciaire instruit par une juge niçoise, comme l’ont révélé nos confrères de France 3 Côte-d’Azur. "On se réjouit que ce témoignage ait été versé au dossier", confie Mathieu Paoli, président de l’Association des familles des victimes de la catastrophe de la Caravelle Ajaccio-Nice.
En effet, le témoignage de l'ancien matelot désormais âgé de 74 ans pourrait peut-être accréditer la thèse d’un tir accidentel de l’armée qui aurait été fatal pour la Caravelle d’Air France. Un scénario qu’a toujours privilégié l’association des familles des victimes.
L’enquête technique, elle, avait conclu à un incendie à bord, au niveau des toilettes à l'arrière de l'appareil. Mais les déclarations de l'ancien militaire du Suffren constitueraient une pièce décisive dans ce dossier judiciaire récemment repris par une nouvelle magistrate.
Pour France 3 Corse, l'ancien matelot Jean-François de Poilloûé de Saint-Périer revient sur cette journée du 11 septembre 1968. Alors âgé de 20 ans, celui qui deviendra par la suite ingénieur qualité chez Matra se trouvait ce jour-là à bord de la frégate lance-missiles Suffren. Il y officiait en tant que quartier-maître pour la Marine nationale. Entretien.
France 3 Corse ViaStella : Le 11 septembre 1968, vous étiez à bord de la frégate Suffren quand la Caravelle s'est écrasée au large du Cap d'Antibes. Quel souvenir gardez-vous de ce jour-là ?
Jean-François de Poilloûé de Saint-Périer : Cela reste un jour marquant avec ce crash qui a eu lieu. Ce jour-là, j’étais à bord car nous étions partis en Méditerranée faire un exercice de tir de missile. Nous étions à nos postes de combat. L’exercice s’est déroulé, puis on a rompu le poste de combat et on a repris nos activités habituelles.
Comment avez-vous appris qu’il y avait eu un crash aérien non loin de là où vous vous trouviez ?
On a reçu une information microphonique du commandant disant qu’une Caravelle s’était crashée. Nous avons été dépêchés sur place pour récupérer éventuellement des rescapés, s’il y en avait, des débris ou des preuves quelconques qui auraient pu flotter à la surface. Après, sur le bateau, quand on se croisait, on parlait et on a effectivement fait référence au crash. On a fait une relation de cause à effet avec le fait qu’on avait tiré un missile.
Y avait-il un sentiment de malaise sur le bateau ?
Oui. On ne se sentait pas trop à l’aise… Officiellement, il n’y a pas eu d’autres diffusions si ce n’est qu’il fallait se rendre sur place. Point barre. On n’a pas dit "on a fauté, notre missile s’est égaré". Nous n’avons pas eu d’informations de ce genre-là. En tant qu’équipage, on a eu aucune information du commandement là-dessus.
Les jours d’après, l’enquête démarre, la presse s’empare du sujet. Comment avez-vous vécu ces moments-là ?
C’était une époque un peu troublée. On était quelques mois après les événements de mai 68. On évitait un peu de sortir en ville en uniforme. On s’habillait en civil. Quand on allait au restaurant, on entendait des conversations, puis on se regardait. On se disait, "on parle de nous"... On entendait des trucs. Mais bon, c'étaient des bruits de couloir. C’étaient des civils qui parlaient entre eux ; ils n’avaient pas plus d’éléments que nous. On n’a jamais entendu un civil dire "j’ai vu un missile, ou j’ai vu cela". On n'a jamais entendu ce genre de choses à l’époque. Néanmoins, on savait que les gens faisaient une relation de cause à effet entre le missile qui avait été tiré et le crash de l’avion.
Vous avez quitté l’armée un an et demi après le catastrophe aérienne, puis vous êtes devenu ingénieur quelques années plus tard. Avez-vous continué à suivre l’affaire ?
Je l’ai suivie un peu au départ pour savoir. Ensuite, la vie a repris son cours. Néanmoins, on entendait bien qui se passait des choses et que des gens s’étaient regroupés en association, que ça bougeait un petit peu. Ce qui était bien normal à la suite de la disparation de 95 personnes. En tout cas, il n’y a pas eu haro sur la Marine ou sur qui que ce soit. C’était médiatisé mais cela restait au niveau des hypothèses. Après avoir quitté la Marine en décembre 1970, on m’en parlait parfois. Je disais qu’il s’était peut-être passé quelque-chose, qu’on ne savait pas et qu’on ne saurait certainement jamais. C’étaient des discussions entre amis ou en famille.
À la suite de votre témoignage dans le documentaire "Affaires Sensibles" réalisé par la journaliste Alexandra Colineau, vous avez été interrogé par les gendarmes. Dans la foulée, le procès-verbal de votre audition a été versé au dossier judiciaire par la juge d’instruction niçoise en charge de l’affaire. L’avez-vous rencontrée ?
À ce jour, je n’ai pas été entendu par la juge. L'an dernier, la journaliste Alexandra Colineau m’a appelé et m’a demandé si je voulais bien témoigner pour son émission. Elle m’a demandé si j’avais déjà été interrogé à ce sujet. "Jamais", lui avais-je répondu. C’est elle, la première personne qui m’a contacté pour évoquer cette journée-là. J’étais d’ailleurs un peu étonné car je pensais que cette affaire était un peu tombée aux oubliettes.
Ensuite, après la diffusion de l’émission sur le crash, les gendarmes de Nice m’ont appelé. Par la suite, je les ai rencontrés et ils m'ont auditionné. Ils ont enregistré mon témoignage. J’ai signé le procès-verbal et, récemment, j’ai appris qu’il avait été versé au dossier par la juge d’instruction (Maryline Nicolas). On m'a d’ailleurs dit que c’était une nouvelle magistrate et qu’elle avait relancé l’enquête.
Seriez-vous prêt à témoigner devant la justice ?
Je me suis un peu posé la question... Après, pour moi, ce qui s’est passé le 11 septembre 1968 ne constitue pas une preuve flagrante. Simplement, ce jour-là, je dis que nous étions en mer et que nous avons tiré un missile. Est-ce que le missile a touché l'avion ? Je n’en sais rien. Est-ce qu'il s'est perdu en mer ? Je n’en sais rien. Je trouve cependant étrange que la Caravelle soit apparue sur les écrans radar et que le missile ne soit jamais apparu ou qu’on n’en ait jamais parlé. Un missile sur un écran radar, ça se voit.
Il s’agit d’un missile "MASURCA", à tête chercheuse...
Oui. De mémoire, c’était un missile qui cherchait une source de chaleur. Est-ce que l’incendie à bord a pu provoquer l’attirance du missile ? Ou est-ce que c’est le missile qui a directement créé l’incendie en étant attiré par l’avion ? D’après ce que j'ai entendu, dans l'épave de la Caravelle, on a retrouvé un réacteur avec un trou énorme. Pour moi, c’est une source de chaleur qui devait attirer le missile.
"Ce jour-là, on a tiré un missile et on était en mer. C’est la seule chose que je puisse affirmer."
Jean-François de Poilloûé de Saint-Périer
Pendant plus de 50 ans, la Marine s'est entêtée à dire qu'aucun exercice n'avait eu lieu à cette époque. Vous soutenez le contraire ?
Je dis simplement que le jour où la Caravelle s’est écrasée, nous étions en mer Méditerranée. Des documents ont été retrouvés par l’association des victimes pour prouver que le Suffren était bien en mer le 11 septembre 1968. Le seul souvenir précis que j’ai, c’est que ce jour-là, on a tiré un missile et on était en mer. C’est la seule chose que je puisse affirmer.
Si c’est un accident et qu’on a fauté, il faut le dire. Point barre. Je comprends que les parents des victimes veuillent savoir.
Au fond de vous, pensez-vous que ce missile tiré par le Suffren soit à l'origine du crash ?
Je ne le dirai pas à 100%. Je fais une relation de cause à effet. On a tiré un missile, on n’a jamais eu de message officiel nous disant "opération réussie", ce qui était le cas d’habitude. Ça, on ne nous l’a pas dit. D’ailleurs, dans le local où je me trouvais à ce moment-là, on se regardait et on se disait que c’était bizarre. On ne nous a pas dit si ça avait marché ou pas.
Après, quand nous sommes allés sur les lieux du crash, on s’est tous regardé en se disant "tiens, il y a quelque chose". Maintenant, je n’ai aucune preuve. Je n’ai pas vu le missile. Une personne sur le rivage aurait vu une lueur bleue au niveau du réacteur. Ça vaut ce que ça vaut.
J’avais 20 ans à l’époque, j’en ai 74 aujourd’hui. Beaucoup de participants de l’époque sont décédés. Je ne vois pas pourquoi on ne lève pas le secret défense. Les familles des victimes ont envie de savoir. Je conçois que ce soit insupportable de rester dans le doute pour tous ces gens-là. Je ne comprends pas que le ministère des Armées soit incapable de rouvrir tous les dossiers. Cela libèrerait beaucoup de gens...
Le reportage de nos confrères de France 3 Côte d'Azur :
Intervenants : Jean-François de Poilloûé de Saint-Périer (Ancien militaire sur le Suffren) - Louis Paoli (Association des familles de victimes)
Équipe journalistes : J.-B. Vitiello - D. Mouaki - F. Velten - A. Vejux