REPORTAGE. Avant la présidentielle, la flambée du prix de l’essence et l’ombre des gilets jaunes à Revin

Ma France 2022. Six mois après notre première immersion, nous sommes retournés à Revin (Ardennes) à l’approche de l'élection présidentielle. Depuis, le gazole a passé la barre des 2 euros, réveillant une colère latente chez les petits budgets. Quel en sera l’effet dans les urnes ? Reportage.

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Les revoilà, aux abords du rond-point de la Bouverie, avenue Danton à Revin. Une poignée de gilets jaunes de la première heure. Des irréductibles. Ils distribuent des tracts aux automobilistes en répétant à haute voix la mention écrite dessus : “stop à la hausse des prix de l’énergie et du carburant : réunion publique ce soir à l’ancienne mairie”. La plupart des conducteurs s’arrêtent, certains klaxonnent, avec ce sentiment de retrouver de vieilles connaissances. Car ici, dans les Ardennes, Revin a longtemps été un poste d'avant-garde des gilets jaunes, avec jusqu’à cinq zones giratoires occupées au plus fort du mouvement.

Ce mardi 15 mars 2022, après une vingtaine de minutes sur les lieux - sans bloquer la circulation - un véhicule et trois motards de la gendarmerie débarquent. L’un d’eux demande à voir le tract. Alors qu’il en fait la lecture, Francine tapote sur le réservoir de sa moto avant de lâcher : “c’est pour le prix de l’essence, en plus c’est nous qui payons la vôtre.” Le ton est gentiment provocateur, l’échange qui suit aimable. “On commence à les connaître depuis le temps.”


Ce jour-là, la station essence de l’Intermarché, la seule dans cette ville rurale de 6.000 habitants, affiche un diesel à 2,113€ le litre, contre 2,020€ pour le sans plomb 95 et 1,997€ le sans plomb 98. Des niveaux jamais atteints, sous l’effet combiné de la reprise mondiale de la croissance et de la guerre en Ukraine. “L’aller-retour entre Revin et Reims, ça coûte 22 euros maintenant, calcule Francine, retraitée avec 808 euros de revenus. On allait voir la famille là-bas avant, maintenant ce n’est plus possible.”

À Revin, le prix de l’essence est sur toutes les bouches, occupe toutes les discussions. A moins d’un mois du premier tour de l’élection présidentielle, est-ce que cette inflation spectaculaire influencera les votes ? Réveillera-t-elle la colère des gilets jaunes ? Bénéficiera-t-elle aux candidats des partis extrêmes ? Six mois après notre première immersion dans les Ardennes, nous y sommes retournés pour tenter de répondre à ces questions.

"Si je roule à droite à gauche, je ne nourris plus mon bébé"

Emilie Drion, 23 ans, vient d’être maman d’une petite fille et d’une bouche à nourrir. Depuis, la gestion de son budget ne tient qu’en une phrase : “le bébé d'abord”. Plusieurs fois par jour, cette animatrice en milieu périscolaire fait le trajet entre Charleville-Mézières et Revin pour travailler. Au compteur : 60 km par jour en moyenne. Avec un salaire net de 850 euros par mois, cette jeune mère en couple avec un militaire de la sécurité civile, qui touche lui 1.300 euros net mensuel, se serre la ceinture. “Avant, j’allais voir ma mère à Deville dans la Vallée le mercredi et le samedi, là ça fait trois semaines que je ne l’ai pas vu, raconte-t-elle. Si je commence à rouler à droite à gauche, je ne nourris plus mon bébé.”


Il y a quelques jours, le Premier ministre Jean Castex annonçait une remise de 15 centimes par litre d’essence à la pompe à partir du 1er avril et pendant quatre mois. Emilie Drion en a bien entendu parler, mais reste sceptique : “j’attends de voir.” Comme un sentiment de défiance envers la politique. “Il y a 5 ans, je ne vivais pas comme ça, j’allais voir des concerts, j’allais en vacances, compare-t-elle. Depuis que Macron est là, tout a augmenté.”

En 2017, pourtant, c’est pour ce même Emmanuel Macron que la jeune femme a votée. Cette fois-ci, “pas question”. Son choix se portera plutôt vers le Rassemblement national. “La plupart, on ne les croit plus, mais Marine je suis attirée par son discours, affirme-t-elle. Elle veut réduire l’immigration, parce que les immigrés passent avant les Français, et ça c’est injuste.” L’idée de la “préférence nationale” brandit par le RN lui parle. Et Zemmour ? “Même pas en rêve, lui c’est trop ! Il n'a pas le talent ni le profil d’un président. Puis, rien qu'à la façon de regarder les gens, on sait qu’il va rouler les gens.”

Les fermetures d'usines : une plaie vivace

Sur la place Jean Jaurès, une statue est érigée au nom de l’ancien député socialiste. Avec dessus, l’inscription : “apôtre du travail, ami des ouvriers.” A quoi pense le fondateur de la SFIO, à l’heure de la désindustrialisation de la Vallée de la Meuse ? Ancien bastion socialiste - avec une mairie PS de 1945 à 2012 - Revin ne vote plus à gauche. Ses électeurs  se sont tournés vers les extrêmes. Pour preuve, en 2017, lors du premier tour de la présidentielle, Marine Le Pen (sous l’étiquette FN à l’époque) est arrivée en tête avec 31.79%, contre 21.30% à l’échelle nationale. Talonné par le candidat de la France insoumise Jean-Luc Mélenchon.


Ce plébiscite des extrêmes s'analyse, en partie, au prisme du passé de la commune Ardennaise. Quand Revin, jusque dans les années 1990-2000, vibrait au son de ses usines et du labeur. “On ne va pas refaire l’histoire”, commencent par dire les Revinois que l’on interroge. Et pourtant, à chaque fois ils la refont, leur histoire. Comme Guy du Chêne, un ancien d’Electrolux, qui raconte : “Ça grouillait de monde avenue Danton, à la sortie du train. Les cafés étaient bondés, il y avait des commerces partout, Revin vivait, Revin était joyeux. Il y avait un esprit de camaraderie et la joie d’aller au travail, même si c’était dur l’usine.”

Revin : le nombre d'habitants baisse chaque année

La suite de l’histoire ? “La descente aux enfers”, lâche ce retraité, devenu responsable de la section interprofessionnelle des retraités à l’Union locale de la CGT. Les usines ferment les unes après les autres, dont les plus grosses d’entre elles Arthur Martin (machines à laver) et Porcher (robinetterie, baignoire). Parlez de ces entreprises aux Revinois : elles sonnent comme des noms de défaites dans leur bouche. Les licenciements à la pelle ont fait l’effet d’une bombe à déflagration dans la commune et ses environs. La population se vide rapidement, passant de 12.000 habitants en 1975 à 6.000 résidents de nos jours. Selon les derniers chiffres de l'Insee (2019), 24 personnes sur 100 vivent ici sous le seuil de pauvreté.


Récemment, le fiasco des cycles Mercier est venu raviver les plaies et les ressentiments envers le gouvernement. L’équipementier, connu pour avoir équipé Poulidor sur le Tour de France, devait s’installer dans les Ardennes pour son retour en France, avec une subvention de l’Etat de 5 millions d’euros. À la clé, 270 emplois promis. Une "bouffée d'oxygène" dans une ville qui comptabilise 27% de chômage, dont 17% concerne les jeunes de moins de 20 ans.

Mais le projet capote et cinq mois plus tard, l'Etat annonce qu'il se retire. En septembre dernier, lors de notre premier reportage à Revin, le maire divers droite, Daniel Durbeck, regrettait de ne pas être “au courant des vraies raisons du retrait de l'Etat." Six mois plus tard, mi-mars, il se répète : “On n’a toujours pas d’explication de l’Etat, ni de confirmation que Monsieur Seghezzi était quelqu’un de malhonnête.”

Le vivre-ensemble mis à mal

Ce mercredi après-midi, trois jeunes tuent le temps sur le city stade du quartier populaire d’Orzy. Leur ballon orange détonne dans l’ambiance grisâtre de la vallée. Derrière eux, le long de la Meuse, le centre social dans lequel ils avaient l’habitude de venir s’occuper. “On y allait tout le temps pendant les vacances, lance l’un d’eux. Il y a avait des sorties à l’accrobranche, du VTT, c’était bien. Maintenant on s’ennuie.” Le 13 février dernier, l’établissement a fermé ses portes sous l’effet de la liquidation judiciaire de l’association Orzy Animation, gestionnaire des lieux, prononcée par le tribunal de Charleville-Mézières.


“Ces salauds ont eu la peau de notre centre social.”
Malek Zeghdane n’a toujours pas digéré les événements et en veut à un tas de “responsables”. Cette figure du quartier d’Orzy, âgé de 61 ans, était l’un des 17 salariés de la structure. Pour lui, ce lieu jouait un rôle central dans la vie de ce quartier. “Ça apportait de l’oxygène aux familles, les mamans pouvaient laisser leurs enfants ici et souffler un peu.” Et d’ajouter : “Ça inculquait des valeurs aux gamins. Ils allaient visiter le Parlement européen ou participaient à des maraudes organisées par la structure par exemple.”

Il y a six mois, lors de notre venue, Malek Zeghdane était toujours l’animateur principal de Radio Panach’, la fréquence locale rattachée au centre social. Avec la liquidation judiciaire, l’antenne a été coupée, et le matériel du studio saisi et vendu aux enchères pour éponger les dettes de l’association. “J’ai les boules, dit-il aujourd’hui. Je ne suis même pas retourné voir depuis. Cette radio, c’était une institution à Revin. Ça permettait de créer du lien entre les communautés kabyles, turques, italiennes, portugaises… Elles avaient toutes un créneau sur l’antenne.”


Pour lui, le centre social était aussi un moyen de “désenclaver” un quartier “stigmatisé”. “Des gens découvraient Orzy grâce aux activités de la structure, dit-il. Ils pensaient qu’ici c’était un coupe gorge, et finalement, après leur venue ils nous demandaient de nous inscrire dès qu’on organisait des nouvelles choses.” Orzy a accueilli ses premiers travailleurs immigrés dans les années 1960. Le quartier s’est agrandi au fil des années avant de se vider progressivement, au rythme des délocalisations d’usines.

La fin du centre social signifie également la disparition de nombreux services administratifs, tels que la CAF, les impôts ou encore l’Assurance maladie. “Nos vieux sont pour beaucoup illettrés, rappelle Malek Zeghdane. Pour eux, cet endroit était primordial.” Sur le parvis de son immeuble, Laasiba, ce Français d’origine algérienne, âgé de 72 ans, confirme : "Ça nous rendait bien service, moi j’y allais pour remplir mes papiers de la CAF ou pour la retraite.” Quand on le questionne sur la politique, il lève les yeux au ciel. “Personne ne fait plus rien pour nous. Pour qui je voterai ? On verra bien.” Il rentre chez lui, dans le bloc numéro 10 à la façade décatie.


A l’annonce de la fermeture du centre social, la colère a éclaté dans le quartier. Deux minibus de la structure ont été “incendiés”. Le foyer des jeunes a été “braqué”, “saccagé”. “C’est logique, concède le maire de Revin, Daniel Durbecq. Même si ça n’était pas la solution." Les “jeunes” d’Orzy sont mis en cause dans ces dégradations. “Ils ont eu de la chance, on les a calmés les gamins, tempère Malek Zeghdane. Sinon…”

Malgré l’amertume, tout le monde n’a pas baissé les bras ici. Il y a un mois, une nouvelle association - association culturelle Orzy Revin - s’est montée avec à sa tête Patrick Menut. Accompagné d’une équipe de bénévoles, ce dernier “veut faire revivre tout cela”. Mais cela prendra du temps, “au moins un an”, avant de trouver des financements et d’obtenir les agréments administratifs. De son côté, le maire de la commune est dubitatif sur l’avenir de la structure : “pour l’instant, on n’a pas la solution.”

"Si on tenait les rênes" : les gilets jaunes en politique

Quand les gilets jaunes se sont rassemblés ce mardi après-midi, les embrassades étaient chaleureuses. Les bises appuyées. “On est une famille”, témoigne Mélanie Henryon. Les épreuves soudent un groupe, et cette Revinoise en sait quelque chose. Lors des dernières élections municipales, elle s’est retrouvée bombardée comme numéro 2 de la liste citoyenne Vivre autrement Revin portée par Chabane Sehel, figure du mouvement des GJ. “Jamais je n’aurais cru un jour faire partie d’une liste à une élection”, s’étonne encore Mélanie Henryon, aide à la personne de métier. 

Résultat, la liste obtient 6,11% au premier tour (124 voix). “Qui l'eut cru ?” La “moitié” des 30 noms était constituée de gilets jaunes. “On voulait faire quelque chose pour notre ville, à notre niveau, assure Patricia Depaix, retraitée. On avait l’impression que si on tenait les rênes et qu’on avait les enveloppes budgétaires, on ferait plus pour les pauvres.” Des ronds-points aux municipales, cette aventure a renforcé l’engagement de ces derniers. “Avant je n’allais pas voter, je ne m’intéressais pas plus que cela à la politique, indique Mélanie Henryon, fille d’un père ouvrier. Aujourd’hui, je regarde les meetings à la télévision, je m’y intéresse.” Sans aller jusqu’à dire pour qui elle votera prochainement.


Sur ce rond-point, la couleur du bulletin n’a d’ailleurs que peu d’importance. De l'extrême gauche à l'extrême droite, en passant par les écologistes, il y en a de toutes les franges. “Moi j’hésite entre Zemmour et Marine, dévoile sans fard Francine. J’ai envoyé un courrier aux deux, j’attends leur réponse.” “C’est un vote anti-système, assume cette retraitée gilet jaune. Pour qui d’autres je pourrais voter ? Les écolos ? Avec eux, il faudrait supprimer nos voitures et faire ses courses à cheval… Nous, on en a besoin de nos voitures !”

Aujourd’hui, si mes parents savaient que je votais Le Pen, ils se retourneraient dans leur tombe je pense

Francine

habitante de Revin

Elle poursuit sur le volet immigration : “celui qui n’a jamais travaillé gagne des aides, quand nous on n’a jamais rien.” Cette fille d’un père ouvrier communiste à la Sefac (fabricant de colonnes de levage mobile) avait pourtant voté Mitterrand en 1981. “On s’imaginait que le monde allait changer, souffle-t-elle dans un sourire vite avalé. Aujourd’hui, si mes parents savaient que je votais Le Pen, ils se retourneraient dans leur tombe je pense.”


Pour Chabane Sehel, le meneur de la troupe, son vote ira à l’Insoumis Jean-Luc Mélenchon. “Ma réussite personnelle avec ma liste, c’est d’avoir fait baisser le Front national”, se targue ce fils d’ouvrier, ancien animateur de quartier, aujourd’hui conseiller en insertion professionnelle. Son score de 6% n’a pas permis à ce “fort en gueule” d’intégrer l’opposition au conseil municipal. Pour autant, il n’a pas abandonné la bataille. “L’avenir d’une ville se joue dans les mouvements citoyens.”

Ce dernier anime la page Facebook Je suis de Revin, avec 2.100 abonnés. Il “aime sa ville” et veut la faire “revivre”. Cette semaine, la chaîne de télévision ARD est venue passer 48 heures à Revin, en vue de l’échéance présidentielle. Chabane Sehel leur a fait la visite. “Bien sûr, l’idée c’est de pourquoi pas faire venir des entreprises allemandes ici.” Il a amené les trois journalistes dans le quartier d’Orzy, pour évoquer le sort du centre social. A un moment, une voiture s’arrête à son niveau, ouvre la fenêtre, une tête sort et lance : “eh monsieur le maire !”. De cette boutade, Chabane Sehel rêverait d’en faire une réalité.

À Revin, "l’État veut redorer son blason"

Quel avenir pour Revin ? Ville martyrisée, ville abandonnée, ville en quête d’un futur. En juin dernier, le magasin Leader Price baissait le rideau, laissant le centre-ville orphelin de supermarché. Un coup dur pour les commerçants du bourg. “Il n’y a plus de badauds qui passent devant les vitrines”, regrette Céline Kus, gérante d’une mercerie, qui quittera ses locaux le 25 mars prochain. “En partie à cause de cela.” Alors comment stopper l’hémorragie ?

Une lueur d’espoir demeure sur le front de l’emploi. Un fabricant de lunettes pourrait bien s’installer prochainement dans les anciens locaux d’Electrolux, avec une “cinquantaine” de postes prévue à l’horizon 2025. C’est le ministère de l’Industrie qui aurait proposé à Paul Morlet, fondateur de la société de montures à bas coûts, financée par Xavier Niel, le PDG de Free, de venir s’installer à Revin. “L’État cherche par tous les moyens à sauver les meubles, éclaire Daniel Durbeck. Il veut redorer son blason après l’affaire Mercier.”


L’entreprise VIO, spécialisée dans le verre industriel de haute performance, aimerait “voir des petites boîtes se lancer” dans la vallée de la Meuse. “Pour créer une dynamique”, avance Caroline Bossant, patronne de VIO, un des plus gros employeurs de la ville, avec 32 salariés. Sauf que pour le moment, le projet d’usine de lunettes se conjugue au conditionnel. Et personne, à Revin, ne souhaite s’avancer. Trop de “rumeurs”, trop de “promesses" non tenues, ont déjà ruiné la confiance des habitants.

Sur le rond-point de la Bouverie, Patricia Depaix tire la sonnette d’alarme : “on voit que tout coule, les gens ont la tête dans l’eau, on a envie de les secouer, de les sortir de là !” L’ambition affichée semble démesurée comparée à leur force en présence : ils sont à peine dix à tracter ce mardi après-midi. Mais qu’importe. “Si ce n’est pas les gilets jaunes, ce sera autre chose qui se mettra en place”, veut croire Mélanie Henryon. 

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