Christian Prud'homme est infirmier anesthésiste aux hôpitaux universitaires de Strasbourg. Le 12 avril, dans la tourmente Covid, celui qui est aussi secrétaire général FO, me racontait sa colère. Rouge vif. Face à l'indigence du système hospitalier. Face à la fatigue endémique de ses collègues.
J'avais appelé Christian Prud'homme le 12 avril 2020, enfermée chez moi comme beaucoup et la tête ailleurs comme tous. La tête vers l'hôpital où se jouait une manche décisive non pas contre la pandémie mais pour la vie. Pour sauver ceux qui pouvaient l'être. Et il faut bien le dire, même trivialement, sauver les meubles d'un système de santé purgé par les économies depuis une bonne décade. Exsangue.
Christian Prud'homme, infirmier anesthésiste à l'hôpital de Hautepierre et secrétaire général FO aux HUS (Hôpitaux universitaires de Strasbourg) menait alors ces deux guerres de front. Avec la même passion. Rouge sang.
Au printemps 2020, Christian, de sa voix grave et parfois tremblante d'indignation, me racontait : le lean management qui a déstructuré le système hospitalier, les économies à tout va, les fermetures de lits, le système D et les sacs poubelles noués autour de la taille. Et, au bout des comptes d'apothicaire, la fatigue immense des soignants. La détresse de ceux qui se donnent sans compter. A l'époque, Christian me disait vouloir des pardons. Des pardons pour faire subir ça, tout ça, à ses collègues. Un an après, ces derniers n'auront eu finalement que des mercis. De circonstances. Fugaces. Vite oubliés.
Le sens du collectif
Comme pour Clémence, l'infirmière d'Ehpad ou Patrick Vogt, le lanceur d'alerte, je suis contente de l'entendre à nouveau. D'autant qu'il me semble plus apaisé. Son ton plus ferme, assuré. Sous contrôle. Il a mûri. A 47 ans, habile de ce qu'il a traversé, vu et défendu, Christophe a fait de sa colère une force tranquille. "Oui, écoute ça va, moi ça va. Je suis moins fatigué, plus calme c'est tout."
On se tutoie. D'emblée, sans hésitation. Entre deux fortes têtes, pas de chichis. "J'ai travaillé en chirurgie à Hautepierre jusqu'à fin mai et quand ça s'est calmé j'ai repris mes activités syndicales à temps plein. Il y avait aussi beaucoup de travail. Pour avancer dans le bon sens. Pour changer les choses. Bon en visio, à quarante, le dialogue n'est pas facile mais je tiens le coup." Battre le pavé numérique est un exercice aussi nouveau qu'incommode.
Pendant deux mois, Christian le militant, a donc troqué le mégaphone pour les Crocs. Pendant deux mois "il a remis les doigts dans le cambouis" et prêté main forte à ses collègues submergés par la première vague. "J'avais pas fait ça depuis 2014, du coup j'ai été affecté en chirurgie pas en réanimation mais j'étais quand même un peu stressé. Les gestes sont revenus vite. Les gestes de soignants c'est comme le vélo, on n'oublie pas. Ça m'a pas fait de mal." Une piqûre de rappel.
J'ai revu plein de monde, je me suis rendu compte, non pas que je l'avais oublié mais je ne le vivais plus, que l'altruisme du soignant n'est pas une légende
Là-bas, Christian a retrouvé le travail d'équipe. Il y a aussi retrouvé le sens. Celui du mot collectif. "J'ai revu plein de monde, je me suis rendu compte, non pas que je l'avais oublié mais je ne le vivais simplement plus, que l'altruisme du soignant n'est pas une légende. Qu'être soignant oui c'est une vocation. J'ai vu mes collègues à bout continuer à travailler, sans se plaindre." Christian a remis des noms sur ses revendications. De la chair sur ses mots. Et ses gros mots. Ces "merdes" qui lui débordaient alors du coeur.
Aujourd'hui, aux HUS la situation est "gérable". Sur les 122 lits disponibles en réanimation, 50 sont occupés par des patients Covid. Contre 200 au printemps dernier. Gérable statistiquement. Humainement, c'est une autre histoire. Enfin, non, c'est toujours la même histoire.
Un hôpital exsangue
Au sortir de la première vague qui devait tout changer, les choses se sont calmées à Hautepierre. "Une grosse accalmie cet été, j'ai pu enfin partir en vacances en Corse. Ma secrétaire a dû désactiver mon mail, moi, j'arrivais pas à lâcher prise, à décrocher, j'étais trop dedans, trop tout. Finalement ça m'a fait un bien fou."
Mais l'histoire bute. Elle se répète. Et Christian a bien fait de profiter du Figatellu. "Un plateau en novembre 2020 avec 200 patients Covid hospitalisés en moyenne. Une pause. Et là depuis deux semaines, les hospitalisations repartent à la hausse." Et avec elles, les problèmes, les mêmes problèmes. "Après la pénurie de masques l'année dernière qu'on a quand même attendus jusqu'au 23 mars, maintenant ce sont les masques sans certification, made in China. Des masques logotés à usage non médical qu'on utilise en réanimation. Les discours sont beaux mais les faits ... c'est toujours les mêmes travers, on recommence. C'est incompréhensible. Il a fallu porter plainte pour mise en danger de la vie d'autrui, 80 plaintes en tout, pour faire bouger les choses."
Des masques logotés à usage non médical qu'on utilise en réanimation. Les discours sont beaux mais c'est toujours les mêmes travers, on recommence.
Les masques, les blouses et désormais les vaccins. Là encore, l'hôpital est en retard. Là encore, Christian s'émeut. "Même pour les soignants, on a eu du mal à les avoir. Incompréhensions, ordres, contre-ordres, arrivages au compte-gouttes ; alors oui j'ai gueulé que veux-tu ? Depuis quelques jours ça va mieux, il faut le reconnaître. Aux HUS, 50% du personnel soignant est désormais vacciné. Le vaccin Pfizer : tous les professionnels des HUS y ont droit. Ca va dans le bon sens. Enfin."
Un système dépassé ? Christian va plus loin. Un système défaillant au point d'imploser. "Notre avenir est sombre, très sombre aux HUS. Notre ancien directeur, Christophe Gautier, le bon comptable tu sais, il est parti à la Cour des comptes justement, une récompense pour bons et loyaux services j'imagine, nous disant qu'alleluia nous étions enfin en juin à l'équilibre. Quand son successeur est arrivé et que l'IGAS (Inspection générale des affaires sociales) a rendu son T0, son rapport des comptes à l'instant T, pour préparer la succession, cette dernière s'est aperçue que le déficit structurel s'élevait à 69 millions d'euros. Chiffres confirmés par le cabinet d'audit externe Ernst Young. Là ça a été la douche froide. Incompétence ? Maquillage des chiffres ? On ne sait pas encore. En tous cas, on nous a bananés. Moi, je ne peux pas faire n'importe quoi avec l'argent du syndicat, j'ai des comptes à rendre. Ici, t'imagines, c'est l'argent du contribuable. On demande de la transparence, oui, on demande des comptes."
2021 01 07- M. Castex by France3Alsace on Scribd
Christian Prud'homme malgré sa langue bien pendue et sa longue expérience en absurdie, en reste coi. "Là franchement, j'ai été sonné." Il alerte le premier ministre qui a transmis le dossier au ministre de la santé "j'ai eu confirmation il y a quelques jours" . Force ouvrière envisage une action en justice. Une autre. "Contre qui ? l'ARS ? La Direction des Finances ? Contre X ? On y réfléchit mais on ne peut pas ne rien faire. Il y aurait dû avoir des alertes."
Les comptes de Ségur
En attendant, l'hôpital n'a plus d'argent pour investir, plus d'argent pour rembourser les emprunts. Le CHU de Strasbourg est désormais l'un des plus déficitaires de France. "On risque ni plus ni moins une mise sous tutelle de l'Etat. En attendant, on va retourner à un énième EPRD, plan de retour à l'équilibre. Et tout ce qui va avec : réorganisation des services, économies. On sort déjà de cinq années d'économies et on va devoir encore redoubler d'efforts parce que finalement on a doublé le déficit? On va gratter partout, encore, et ça va retomber sur les salariés. Sur les salariés et les patients." L'argent est un bon serviteur mais un mauvais maître.
Car dans ce naufrage, toujours debout sur le pont, les soignants sont déjà engloutis. Par le vague à l'âme. "Nous avons mandaté un audit l'année dernière sur les services urgence/réa des HUS. Les résultats, rendus publics il y a deux semaines sont effarants. Manque de reconnaissance, augmentation de la charge de travail et épuisement professionnel pour 33% des infirmiers. C'est catastrophique."
La gestion mécanique, déshumanisée de l'hôpital, est aveugle. Implacable. "On doit encore se battre pour tout. A ce stade, c'est de la mesquinerie. Ici, le Covid n'a pas été reconnu comme maladie professionnelle. Nous avons déposé un recours au Conseil d'Etat, on verra. Ici quand on tombe malade du Covid, on vous retient un jour de carence. Voilà."
On doit encore se battre pour tout. A ce stade, c'est de la mesquinerie.
Aux HUS, 1500 des 12 000 salariés des HUS ont contracté la maladie. Certains en gardent des symptômes plusieurs mois après. "Devant cette attitude, les gens sont écoeurés, on a connu pas mal de démissions. Avoir tant donné pour être traités comme ça .... d'autant qu'avec le plan blanc, ça fait oui un an qu'on donne tout, qu'on n'est jamais sereins, qu'on peut pas prendre nos congés quand on veut, qu'on a pas d'équipe complète."
Le Ségur n'y aura pas changé grand-chose. L'hôpital fuit de tous bords et les soignants n'ont plus envie de ramer. Même mieux payés. "Grâce au Ségur il y a eu une amélioration salariale. 183 euros net pour toute la fonction hospitalière via le CTI (Complément de traitement indiciaire), on n'avait jamais vu ça. Pour une aide-soignante en début de carrière, cela peut représenter une hausse de 20% de son salaire. C'est bien mais il faut relativiser. Ce CTI compense simplement le gel du point d'indice depuis 12 ans."
Une refonte des grilles salariales devrait voir le jour cet été "ça irait jusqu'à 30 points d'indice soit entre 100 et 150 euros par soignants en France." La France qui se situe toujours au 22e rang des pays de l’OCDE concernant la rémunération des infirmières.
Prendre soin du soin
"Le Ségur a fait du bien on ne va pas le nier mais il ne règle rien au problème de fond de notre système hospitalier, sa gestion libérale. On manque de lits, on ferme des services : le Covid n'y a rien changé. Nos conditions de travail sont déplorables. Aux HUS, on arrive même plus à remplacer les 150 postes vacants d'infirmiers. Les jeunes s'en vont car les conditions de travail sont trop difficiles. Par exemple, au NHC (Nouvel hôpital civil) ce sont les bénévoles de la Croix Rouge qui font l'accueil des patients. Ca ne peut pas changer du jour au lendemain certes mais ça ne peut pas non plus continuer comme ça."
Nos conditions de travail sont déplorables. Ca ne peut pas changer du jour au lendemain certes mais ça ne peut pas non plus continuer comme ça.
Le Covid a mis en exergue la situation difficile, pour ne pas dire précaire, de notre système de soin mis à mal par l'économie libérale depuis dix ans. Par les économies délibérées. Il aurait à ce titre pu servir de révélateur. Hélas. "On espérait que la crise sanitaire allait donner un coup de frein à la libéralisation de l'hôpital mais non, pas du tout, elle continue. Chez nous, la blanchisserie est un mix privé/public. La tarification à l'acte (T2A) se poursuit. Les GHT, groupements hospitaliers de territoire complexifient tout, les soins en déambulatoire explosent, 40% aux HUS, quand les durées d'hospitalisation elles sont toujours en baisse. Rentabilité. Rentabilité."
On espérait que la crise sanitaire allait donner un coup de frein à la libéralisation de l'hôpital mais non, pas du tout, elle continue
Alors, comme il y a un an exactement, et tout comme l'histoire, Christian se répète. "Il faut que le soin ne soit plus monétisable mais devienne un vrai attribut régalien, que l'Etat s'engage pour sauver l'hôpital. On ne peut plus accepter d'être tributaire de la finance. Tant qu'il y aura des injustices, je serai en colère et oui hélas il y a encore du boulot. C'est simple. C'est tout." C'est tout et c'est trop pour moi.
Nous raccrochons. Cette série d'entretiens "un an après" me paraît une absurde redite. Une étrange défaite. Une Anomalie. Alors, oui, là tout de suite, j'ai envie de gueuler, moi qui n'ai pas mûri. Gueuler fort. Pour Christian, pour Patrick et pour tous les autres. Pour tous ceux qui ont tant donné depuis un an, qui donnent encore, que j'ai entendus et portés sur mes humbles épaules. Et que, pourtant, on n'écoute pas.
"Nous savions tout cela et pourtant paresseusement, lâchement, nous avons laissé faire. Nous n'avons pas osé être sur la place publique, la voix qui crie, d'abord dans le désert, mais du moins quel que soit le succès final, peut toujours se rendre la justice d'avoir crié sa foi", Marc Bloch, L'étrange défaite.