Ce mardi 26 mars, au procès de l'attentat du marché de Noël de Strasbourg, deux docteurs sont venus témoigner des détresses psychiatrique et psychologique des victimes de l'attaque. Le psychologue Cédric Palacio était présent à Strasbourg le soir des faits.
L'interrogatoire des accusés du procès de l'attentat de Strasbourg, qui dure depuis plusieurs jours, a été interrompu ce mardi 26 mars par l'audition de deux témoins. Le psychiatre Dominique Mastelli et le psychologue Cédric Palacio ont expliqué à la cour d'assises spéciale comment de nombreuses victimes, ont encore aujourd'hui des troubles du stress post-traumatique.
Le soir du 11 décembre, après le périple meurtrier de Chérif Chekatt, les deux docteurs ont porté secours aux personnes qui n'étaient pas blessées physiquement mais en état de choc ou de détresse au sein de la CMUP, la cellule d'urgence médico-psychologique.
Psychologue à Strasbourg, Cédric Palacio suit encore une dizaine de personnes, touchées de près ou de loin par l'attentat du 11 décembre 2018. Il revient sur ce que ressentent plus de cinq ans après ces victimes invisibles, celles que certains ont oubliées derrière les cinq morts et les onze blessés physiquement.
Qu'avez-vous fait le soir du 11 décembre 2018 ?
Ce soir-là, ma compagne a vu sur Facebook qu'il y avait des coups de feu à Strasbourg. J'ai appelé le chef de notre unité, le docteur Mastelli. Même s'il n'y avait pas encore de déclenchement du SAMU, on s'est dit qu'on y allait quand même.
On s'est tous rendu au SAMU avant de s'équiper et on était sur place en moins d'une heure. L'objectif était de faire rapidement un tri des victimes. Il fallait identifier les personnes qui avaient simplement besoin d'être confinées, qui allaient globalement bien et qui ne présentaient pas de difficultés psychologiques. Et dans le même temps, il fallait identifier celles dans un état de détresse.
Le but, c'est de leur faire un premier entretien très rapide, d'une quinzaine de minutes. Cet entretien doit nous permettre de dire si leur état est si sévère qu'il faut les extraire vers l'hôpital ou s'il doit nécessiter une simple stabilisation psychologique. Après, très souvent, on va leur proposer de refaire une consultation à la CMUP ou pour le cas de l'attentat au centre d'accueil des familles à Rivétoile. Ça permet de rediscuter à froid, au calme et en sécurité.
Dans les semaines, les mois et les années qui ont suivi, de nombreuses personnes ont eu des troubles de stress post-traumatique. Comment se traduisent-ils ?
Il y a tout un tas de réactions différentes d'un patient à l'autre. Il y en a chez qui le lien entre ces réactions et l'attentat est évident. Certains vont encore avoir du mal avec l'odeur du vin chaud, des lardons grillés, avec les bruits des gens qui courent sur le sol.
Puis il y a des réactions qui ont commencé à se mélanger avec plein d'autres choses. Si jamais les bruits de pas forts que vous entendez chez vous, ce sont vos enfants, votre système va faire un lien avec leur rire. Il va se dire "s'ils rigolent, ils vont courir et s'ils vont courir, alors je vais à nouveau avoir du stress". Donc soudainement, vous commencez à devenir intolérant au rire de vos enfants. Vous voyez à quel point ça peut vous voler votre vie plus tard ?
C'est-à-dire que le cerveau fait des liens sans qu'on s'en rende compte ?
C'est ce qu'on appelle la généralisation. Le stress post-traumatique est ni plus ni moins le même mécanisme qu'une cuite : vous prenez une cuite à la tequila, alors l'odeur de la tequila le lendemain vous donne la nausée. Imaginez maintenant que cinq jours plus tard, votre ami mange un baba au rhum. À votre soirée, il n'y avait ni baba, ni rhum, ni votre ami. Mais bien que vous n'ayez aucune goutte d'alcool dans l'estomac, votre corps va quand même déclencher la réaction de nausée, rien qu'à l'odeur de méthylène qui ressemble à la tequila.
L'objectif, c'est de mettre en place l'évitement. Alors vous allez dire à votre ami d'éloigner son baba au rhum. Pour une cuite à la tequila, il y a peu de chance que ça se généralise et ça va se résorber naturellement pour la plupart des gens, bien que certaines personnes ne puissent pas supporter l'odeur dix ans plus tard.
Qu'en est-il pour un stress aussi intense que celui provoqué par un attentat ?
L'amygdale est la partie du cerveau en jeu pour cette généralisation. Le problème, c'est que plus vous lui donnez un cocktail d'hormones intense de stress, plus sa capacité de généralisation peut être massive. Si on reprend l'exemple de la tequila et que vous lui donnez la même dose d'hormones de stress que pour l'attentat, vous allez beaucoup plus généraliser. Vous pouvez vous dire "j'ai acheté cette voiture à Leclerc. Devant le Leclerc, il y a un parking. Alors j'ai la nausée quand on passe devant un parking."
Et pour l'attentat de Strasbourg, il y a des patients pour qui ce lien de généralisation n'est même plus évident pour eux ! Du coup, ils ont des symptômes très lourds. Une patiente ne pensait pas qu'il y avait encore un impact de l'attentat chez elle. Puis on a vu qu'elle était extrêmement anxieuse des transports en commun à Strasbourg parce qu'elle était proche de gens dont elle ne pouvait pas savoir les intentions. Elle regarde beaucoup plus souvent les mains, et les personnes barbues, même si elle ne veut pas faire de généralités, peuvent créer chez elle une situation d'angoisse.
Comment se traduit la stratégie d'évitement pour les victimes de l'attentat de Strasbourg ?
Certains vont déménager, d'autres éviter des rues, d'autres vont prévoir un trajet à pied en faisant tout le tour de Strasbourg pour ne pas prendre le tram, quitte à ce que ça leur prenne une heure et demie au lieu de cinq minutes.
Ça a des impacts immenses sur la vie quotidienne. Certains vont jusqu'à démissionner parce qu'ils doivent passer par un endroit où ils étaient le 11 décembre pour aller au travail.
Est-ce que ce n'est pas plus dur pour ces victimes "invisibles" de se sentir moins considérées que les personnes blessées physiquement ?
Des fois, elles ne se considèrent elles-mêmes pas comme victimes. Donc ce n'est pas évident pour elles. Le plus dur là-dedans, c'est l'incompréhension des gens. Les proches disent "Oh mais arrête avec ça, tu n'es même pas blessé". C'est ce qu'on appelle l'invalidation traumatique et ça peut faire des dégâts.